lundi 17 novembre 2008

Jodie

L'été.
Sous le soleil au règne sans partage, la ferme somnolait, les volets clos, comme privée de vie. La canicule happait tout, de chaque ombre ténue au moindre halètement des airs. Même les maigres heures de répit nocturne payaient leur tribut, en offrant aux hommes et aux bêtes seulement quelques malheureux degrés de moins que les quarante atteints en journée. Ce climat perpétuait apathie, violence et corruption : il avait fait s'éteindre des civilisations entières, aux premières heures de l'humanité.
Bravant le feu du ciel, à l'abri derrière la grange sous un saule pleureur presque centenaire, retentit une voix claire.
- Jodie, fais-moi... la neige !
L'ordre émanait d'une fillette blonde et était sans appel, comme seuls peuvent en lancer les enfants, prêts à dévorer le monde sans conscience d'aucune règle ou d'une quelconque limite, purs dans la candeur autant que dans la cruauté.
Aucun souffle d'air. Partout le silence. Pourtant, les branches du saule bougèrent doucement pendant quelques secondes, puis s'immobilisèrent.
Dans l'ombre bienfaisante de l'arbre, bouclier végétal contre le tyran solaire, la petite fille répéta :
- Jodie, j'ai chaud ! Fais-moi la neige !
Pas un son, pas un mouvement. L'enfant comprit le message : faire avec la susceptibilité de son amie, l'amadouer.
- S'il te plaît... Jodie ? murmura-t-elle.
Rien ne se passa pendant quelques secondes, mais la petite fille savait son amie taquine : elle faisait sembler de bouder. D'ailleurs, les branches du saule pleureur s'agitèrent de nouveau, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Sur le toit de la grange, à quelques mètres de là pourtant, la vieille girouette en forme de coq demeurait quant à elle totalement immobile, sentinelle dérisoire brûlée par le soleil.
Et le souhait de l'enfant s'exauça : de l'arbre revenu à la vie tombèrent des milliers de minuscules pétales blancs tourbillonnant. Dans l'air sec, ils enveloppèrent la fillette. Les longues branches ondulaient autour d'elle, caressant les cheveux blonds et le dos en nage sous la petite robe rose, rafraîchissant les douces joues rougies.
- Il neige ! cria-t-elle.
Dans la ferme isolée écrasée par le soleil corrupteur, l'été devenait enfin une fête, illuminant l'esprit enfiévré d'une enfant.
- Merci, Jodie ! cria-t-elle de nouveau.
Elle tendit une main vers le ciel : les branches l'enveloppèrent. Les agrippant, la petite fille décolla et, hilare, entama un balancier à deux mètres du sol.
- Jodie ! Jodie !
Depuis la maison, derrière les persiennes entr'ouvertes au premier étage, deux yeux injectés de sang luisaient.

De la chambre, l'homme observait Anna, la fillette, qui tourbillonnait sous le saule au fond de la cour vitrifiée par la chaleur. Nom de Dieu, comment faisait-elle pour osciller de la sorte alors qu'il n'y avait pas de vent ? Les branches d'un arbre pouvaient-elles remuer autant ? Oh, et puis il s'en foutait.
Pascal, l'homme, était irrité. A cause des cris de la gamine qui l'avaient tiré de sa faible somnolence, bien sûr, mais pas seulement. Allongé sur le lit qu'il avait inondé de sueur au bout de seulement cinq minutes de sieste, il avait repassé dans son esprit, avant de s'endormir, les évènements marquants de ces derniers mois. Pas folichon.
Il avait rencontré Christine, la mère de la petite, il y a un an et demi, alors que la chance était en baisse et que l'excès de vin lui mettait les nerfs en pelote. Trop crevé, trop déprimé pour trouver un boulot de magasinier ou de livreur, il avait traîné ses guêtres jusqu'à Crussy, la ville à côté, où un pote l'avait hébergé quelques jours. Lors d'une soirée chez ce même mec, il avait fait la connaissance de Chris : pas trop mal, le cheveu défait, châtain clair, l'oeil humide de la mère célibataire qui se donne l'air courageuse bien que commençant à tirer ses dernières cartouches. Pourtant, elle n'avait que trente-six ans. Sa fille, sept.
Un mot marrant, un sourire en coin, une attitude légèrement distante et hop ! Ni une ni deux, la dame s'était retrouvée dans son lit (en fait le clic-clac du salon). Pascal lui-même s'était étonné de la promptitude avec laquelle elle avait couché avec lui (ou avec laquelle lui avait couché avec elle, mais là n'était pas la question). Sans être beau, il émanait de lui une onde de puissance, apte à rassurer certaines femmes en demande. Son défaut le plus visible était ce flottement dans le regard, accentué par une consommation d'alcool de plus en plus chronique.
Pascal avait chaud, Pascal avait la migraine (hier soir, avec un voisin, ils avaient trinqué à la venue prochaine de la pluie, au grand dam de Christine : une bouteille entière de pastis vidée en deux heures), et par dessus tout il ne supportait plus cette sueur qui rendaient les vêtements spongieux et faisait coller son caleçon à ses... Bref.
Emménager chez Christine, c'était le bon plan. Une vieille ferme à dix bornes de la ville qu'elle avait retapé du temps de son ex, pas trop d'entretien, au calme... Un bon délire. En plus Chris était cool, cuisinait bien et baisait mieux encore, sans se faire prier. De vraies vacances ! Avec la petite, par contre, ça se passait mal. La gamine semblait acquise à l'idée que son paternel allait revenir et voyait Pascal comme un intrus. Ce qui n'était pas faux, après tout.
Mais les choses s'étaient gâtées assez vite. Primo, l'autre tombe enceinte et refuse de se faire avorter... Résultat : naissance du petit Quentin. Un gentil gosse, mais les cris à trois heures du matin, ce n'était pas son truc, à Pascal. C'était son premier enfant.
Ensuite, la gamine le surprend (non, a cru le surprendre) en train de la mater dans la douche. Cris, reproches, larmes, explication avec Christine... Bon, il avait un peu bu avant, mais c'était parce qu'il avait le cafard, après son renvoi de l'usine.
En effet, juste après la naissance de Quentin, il s'était fait lourder de SKF Roulements, une fabrique de roulements à billes et unique usine de Crussy. Cadences, horaires, contre-maîtres : dans cette boîte, ils disposaient de tout un tas de moyens pour rendre un type complètement cinglé. Et c'est ce qui s'était produit : alors qu'il était resté cinq minutes de trop dans les chiottes (parti gerber suite à cuite de la veille) le responsable de la chaîne lui était tombé dessus et Pascal lui avait cassé la gueule illico. Deux dents de cassées pour le mec, et pour lui une procédure de licenciement immédiat suite à faute lourde, sans préavis ni indémnité. Ce soir-là, Christine lui avait fait la gueule. Quant à la petite, elle ne lui parlait plus depuis belle lurette de toute façon. Et le bébé qui pleurait, pleurait... Il avait bien failli disjoncter.
En tout cas, cette histoire de douche, Pascal l'avait toujours en travers. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de se taper une gamine. Bon, c'est vrai, la petite allait devenir une très jolie adolescente au rythme où ça allait, mais quand même... Pas question de baisser la garde.
L'homme jeta un oeil par la fenêtre. La fillette revenait en courant vers la maison. Il passa une main tremblante sur son front : il était en sueur, et haletait, halluciné par sa propre gueule de bois.
Anna, la petite fille, poussa en force la porte de la cuisine et disparut dans la pénombre tranquille de la ferme. Derrière la grange, le saule pleureur était redevenu immobile.

En s'ouvrant brutalement, la porte de la cuisine heurta l'évier. Le fracas réveilla aussitôt le bébé dans la chambre du premier. Lui aussi souffrait de la canicule, à sa mesure de nourrisson, c'est à dire plus encore que les grands. Pascal devait d'ailleurs veiller à le ré-hydrater toutes les deux heures. Christine prenait son job tôt le matin, il était alors tout désigné pour s'occuper des petits, n'ayant pas encore retrouvé de boulot.
- Et ce n'est pas demain la veille, pensa-t-il avec aigreur.
Quentin, le bébé, se mit à hurler. La chaleur, la faim, le bruit... Pascal savait qu'il aurait à endurer les cris stridents durant plusieurs dizaines de minutes avant de parvenir à le calmer. Son irritation se mua rapidement en colère, puis en rage.
- Nom de Dieu, Anna, ! cria-t-il.
Pas de réponse. Les hurlements provenant de la chambre au bout du couloir lui rongeaient le cerveau, lui cassaient les nerfs.
- Putain, je deviens dingue ici, cracha-t-il tout haut. ANNA !
Il avait absolument besoin d'un verre. D'un verre et de dérouiller cette merdeuse qui l'avait accusé, lui, d'atteinte aux bonnes moeurs, à tel point que Christine s'était refusée à tout rapport sexuel pendant presque un mois. Trente-huit ans, une bonne femme dans le pieu et obligé de se masturber, tu parles d'une blague ! Tout ça à cause de cette petite saleté qui l'avait dénoncé pour mieux le virer de la baraque...
- Anna, je descends !
En quelques secondes, l'homme enfila ses chaussures de chantier, lourdes et renforcées. Il dévala l'escalier, traversa le hall et se retrouva dans la cuisine. La bonne odeur du chili de la veille y flottait encore, apaisante. A côté du vaste placard abritant les ustensiles de sa mère, Anna se tenait debout contre le mur, pétrifiée.
Bon, une claque, une tape sur le cul, au lit sans manger, ensuite un verre... et tout ira mieux, pensa Pascal.
Il se jeta sur la fillette qui, promptement, l'esquiva et s'enfonça sous la dernière étagère du placard, en rampant sur le sol poussiéreux. D'un geste vif, elle replia la porte de bois contre la chambranle, actionnant le petit loquet, dérisoire protection contre l'homme déchaîné à l'extérieur.
- Anna, ouvre, bordel ! cria-t-il.
Blottie au fond du placard, dans la poussière et les toiles d'araignée, la fillette tremblante attendait. Dans la pénombre, ses yeux brillaient.
- Putain, tu vas ouvrir, oui ?
La porte reçut un premier coup de poing puis un second, encore plus fort. Les pannonceaux de bois que Christine et sa fille avaient repeint, un dimanche de pluie, en vert, jaune et rouge volèrent en éclat.
- Putain de porte à la con, je vais tous vous tuer, LA FERME ! hurla l'homme.
Malgré l'injonction, les cris du nourrisson continuèrent à l'étage, d'un cran au dessus dans les aigus.
Un nouveau choc ébranla la porte. S'en serait bientôt fini de cette faible barrière de survie. Une fois démolie, qu'allait-il faire ?
- J... Jodie, aide-moi, murmura l'enfant.
Le poing noueux de Pascal traversa le bois martyrisé, brisant une des étagères. Condiments et épices atterrirent quelques secondes après, inondant le sol devant le placard. L'homme recula et shoota de toutes ses forces dans la porte, qui s'enfonça de cinquante centimètres. La curée approchait, il le sentait.
Dans la foulée, il s'acharna sur les petits auto-collants qu'Anna et sa mère avaient religieusement agencé sur la porte, les réduisant en bouillie. Déchiré, Homer Simpson. Broyé, Harry Potter. Anéantie, Lara Croft. Sur le plancher de la cuisine, les vestiges des petits personnages souriants formaient un maigre tas blanc, comme des flocons.
- Tu vas voir, espèce de petite salope, je vais te crever ! hurla de nouveau l'homme.
Les cris du bébé redoublèrent.
- Et toi aussi, là haut ! cracha-t-il, écumant.
Un second coup de pied fit sortir la porte de ses gonds.
Les choses sérieuses vont enfin commencer, pensa Pascal.
- JODIE ! AU SECOURS !
Anna avait crié à pleins poumons.
Debout devant ce qui restait de la porte, l'homme n'eut pas le temps de réagir : c'était derrière lui que les choses se déroulaient. Au dessus de l'évier, la fenêtre explosa. En quelques secondes, il fut happé, disparut à l'extérieur et tout fut fini. Le calme, enfin. A l'étage, même le petit Quentin s'était tu.
Anna s'extirpa du placard et, encore tremblante, contempla tristement le carnage : les bocaux brisés, ses chères vignettes des Simpson massacrées, la porte en charpie. Au milieu de la pièce, une des chaussures de chantier de l'homme, trophée sinistre et grotesque, gisait sur le côté, vaincue.
Des éclats de vitre avait envahi l'évier. Entre les morceaux tranchants et translucides, elle aperçut de minuscules pétales blancs, ainsi que quelques fibres vertes. De petits morceaux d'écorce, également. Pour nettoyer, il fallait attendre le retour de Maman : elle ne voulait pas qu'Anna manipule du verre brisé. Quant à l'adulte dément, la fillette ne s'en souciait plus, désormais. Elle devinait où il était : avec Jodie. Aucun danger de ce côté-là.
Ce qui était urgent, par contre, c'était le petit Quentin : il fallait lui donner à boire, et sans doute le changer. Elle grimpa à l'étage direction la salle de bain, et avec toute l'application d'une grande soeur, remplit un biberon d'eau fraîche, qu'elle laissa légèrement tiédir deux minutes au soleil. Trop froide, l'eau déclencherait chez Quentin des coliques. Après tout, il n'avait que dix mois.

Plus tard.
Dans la nuit, au loin, des éclairs sporadiques déchiraient l'obscurité, arcs blancs démesurés, promesse d'un orage salvateur, d'une pluie qui nettoierait tout. La tiendraient-ils ?
Il était tard, mais Anna ne dormait toujours pas, à la différence de Christine, sa maman, abrutie par la piqûre de somnifère administrée par le médecin trois heures plus tôt. Dans le salon, Madame Delmas, leur voisine, devait regarder la télévision. Les gendarmes l'avaient appelée en renfort pour veiller sur la fillette et son petit frère : impossible de les laisser sans surveillance vu l'état de leur mère, trop bouleversée pour prononcer trois mots.
Et il y avait de quoi. Son concubin s'était suicidé par pendaison. Dans un saule pleureur. Avec les branches. L'adjudant chargé de l'enquête avait déjà vu des trucs bizarres, mais là... Deux heures n'avaient pas suffi pour dégager des ramifications végétales le cadavre étranglé. Ce n'était pas une mince affaire : le corps avait des feuilles et des tiges enfoncées partout, notamment dans les yeux, le nez, la bouche. Une branche épaisse avait même obstrué le rectum. Un vrai bordel.
A priori, l'homme était dépressif, buvait de plus en plus et d'après la fillette, avait fini par tout casser avant d'essayer de se pendre. Mais pourquoi avait-il utilisé les branches du saule et pas une corde ? Mystère. Un retour à la Nature, une dernière fois avant le grand saut, peut-être. L'investigation était en cours, l'autopsie aurait lieu demain matin.

Les gendarmes étaient partis, maintenant. Tout ceci ne serait bientôt plus qu'un mauvais souvenir, Anna en était sûre. Elle quitta son lit et s'approcha de la fenêtre. Les éclairs devenaient très fréquents, persistants. La colère salvatrice du ciel s'annonçait, bien plus terrible que celle du fou, cet après-midi.
La température baisserait, soulageant les esprits enfin apaisés. Une pluie généreuse aspergerait le sol brûlé, désaltérant du même coup le saule immense au fond de la cour. Anna pencha doucement la tête en le regardant. Malgré l'air immobile, une branche se mit lentement à onduler. La fillette sourit et dans son coeur se fit une grande joie.
Au coeur de cet interminable et futile été, il se trouvait une enfant heureuse pour espérer que non loin d'elle, son amie serait toujours présente pour la veiller et la protéger.

mardi 28 octobre 2008

Dernier soir sur la Terre

Eh ben ! J'en avais déjà bien chié pour creuser la tombe de mon père et le placer dedans, mais là, pour tout reboucher c'était l'enfer : j'avais mal aux mains, au dos, au cou, et je n'en étais qu'à la moitié. J'avais creusé le trou au fond de notre jardin : j'ai pensé que c'était là qu'il aurait aimé reposer, près de la cabane à jardin. Il y passait des heures.
On était fin septembre, par une de ces fins d'après-midi grises qui vous fout le cafard. Moi, j'aime bien quand il fait beau, même si la température est froide : au moins il y a du soleil. Tout sauf ce plafond bas uniforme. On se croirait dans le Nord.
Oh et puis merde, j'arrête à la moitié, pour ce que ça changera... Au fond du trou, on voit encore quelques plis de la couverture bleu que j'ai utilisée pour l'enterrer, genre linceul. La terre n'a pas tout recouvert.
Je me suis redressé - mon cou a fait "crac" - et j'ai regardé autour de moi : la veranda déserte, la baie vitrée que j'ai laissée ouverte, le salon silencieux. De l'autre côté du jardin, il y a le sapin dont les branches pendent en partie chez le voisin, qui est mort il y a deux semaines, lui. Ce sont les services sanitaires de l'Armée qui ont évacué le corps. Mon père et moi, on s'était planqués à la cave pour pas être embarqués par les militaires, parce qu'ils continuaient à parquer les gens dans des camps de rétention ("Unités de survie", ça s'appelle, mais moi j'appelle ça un camp, désolé).
Mon père et moi, on a regardé par le soupirail les soldats et leurs drôles de combinaisons noires, les masques, les gants et tout, prendre d'infinies précautions pour charger dans leur camion blindé un sac vert qui devait contenir le voisin. L'évacuation a duré dix minutes et ensuite, ils sont partis. En s'éloignant, le camion a expulsé un énorme nuage de fumée grise. Pollueurs !
Alors, mon père s'est tourné vers moi et m'a dit hyper-sérieusement :
- Brendan, tu as treize ans, tu es un grand garçon, il y a des choses que tu peux entendre.
J'ai rien dit.
- Brendan, toi et moi, nous savons que tu es un... un Absous.
Les Absous, ce sont les gens qui n'ont pas choppé le SRAS-4, la maladie à la mode en ce moment. "Absous" pour "absolution", du style : la maladie nous a pardonnés, vous voyez le tableau. Il y avait polémique, avant que la télé ne cesse d'émettre, pour savoir si les Absous étaient vraiment immunisés contre S-4 ou au contraire, si la maladie finirait pas les avoir, eux aussi. La grande théorie, c'était que les gens qui avaient eu SRAS-3 -et s'en étaient sortis- étaient protégés contre SRAS-4. Une maladie qui immunise d'une autre ? Arrêtez de délirer, les mecs !
Mais j'en reviens à mon paternel... Il était lancé :
- Brendan, si je meurs, je ne veux pas que tu te laisses embarquer par les militaires pour qu'ils t'enferment en camp de retention. Je veux que tu cherches l'antenne Better Tomorrow la plus proche. Ils... ils te protègeront.
Pour les retardataires, Better Tomorrow c'est une espèce de groupe genre religieux qui recueille les Absous isolés, leur donne à manger, des fringues, des trucs comme ça. Pour les autres, les non-immunisés, c'est même pas la peine : S-4 les lessive en moins d'une semaine.
- Promets-moi, mon fils, promets-moi... gémissait mon père dans la cave.
Il n'avait jamais prononcé mon prénom autant de fois.
- Oui, p'pa. Je le ferai. Mais ne parle pas comme ça.
Il s'est mis à pleurer. Je n'ai pas trop su quoi dire.
Quatre jours après, il a commencé à tousser comme un malade, sans pouvoir s'arrêter. De petites ecchymoses brunes sont apparues sur son cou et ses avant-bras... C'était râpé.
Une semaine plus tard, il était mort.
Sur le coup j'ai chialé mais je me suis ressaisi assez vite : mon père m'avait élevé seul, ma mère avait foutu le camp quand j'étais très jeune, et je n'avais pas de frère et soeur alors bon... je savais me débrouiller. Mais quand même, ça m'en foutait un coup.
Alors voilà, je l'ai enterré. Ou plutôt... à moitié enterré.
Ce soir, il faut que je me repose parce que demain, on taille la route ! La mission Better Tomorrow la plus proche est à deux semaines de marche, à environ 80 bornes au sud de la ville, au bord de la mer. C'est ça leur truc, à Better Tomorrow : rassembler les Absous pour construire un bateau et partir sur les océans, émigrer vers une île où il n'y a pas de SRAS-4, et re-peupler la Terre. Mortel ! En tout cas, ça risque d'être sympa.
Je vais vérifier de nouveau mon sac que j'ai gavé de boîtes de conserves et de bouteilles d'eau minérales. Je suis allé me servir dans le supermarché désert qui se trouve de l'autre côté du lotissement : il y a une réserve qui a échappé au pillage d'une bande d'Absous il y a un mois. L'Armée les a mis en fuite, mais les voyous ont incendié la station-service, et quand les réservoirs ont explosé, les murs de la maison ont tremblé et les flammes montaient à cent mètres dans le ciel ! Wow, ça déchirait ! Le feu a même détruit une partie des grandes lettres sur le toit du supermarché : maintenant, on peut juste lire "E. LEC", tout le reste a cramé.
Bon, allez, vérification du sac !
J'ai fait un bref signe de croix en direction de la tombe de mon père, et je suis retourné dans le salon allumer les bougies. La nuit était déjà tombée, je ne l'avais même pas remarqué.

*
* *

Deux jours de perdus ! J'y crois pas !
J'avais traversé la ville du Nord au Sud et ça s'était plutôt bien passé : j'avais failli me faire repérer par une patrouille de soldats et tomber nez à nez avec une bande de maraudeurs Absous qui zonaient près de l'ancienne FNAC transformée en mausolée, mais in extremis, je les avais évitées toutes les deux. Ma bonne étoile, qu'est-ce que vous croyez ?
Et là, patatras : le seul pont encore en état pour traverser les deux bras du fleuve est bloqué par une sorte de gang de zonards, punks à chiens et tout. Ils sont une vingtaine, que des mecs et pas mal de clébards.
Que faire ? Mon père m'avait dit que le prochain pont praticable était à trente kilomètres à l'Ouest, vers la mer. Quant aux autres, l'Armée les a tous fait sauter.
Je suis resté presque deux jours planqué là, dans un ancien atelier abandonné en face du fleuve. Des combles, je les apercevais. Dès que j'entendais du bruit, je rampais fébrilement vers le trou dans le toit, espérant les voir déguerpir. Ils n'ont vraiment pas l'air commode. L'autre jour, ils ont fait sa fête à un type atteint de SRAS-3 qui s'est approché d'eux en titubant. De loin, dans mon poste d'observation, j'arrivais à distinguer le teint cireux de sa peau et le flot de bave qui s'écoulait sans discontinuer de sa bouche. C'est comme ça que ça marchait : flot de bave, fièvre, peau jaune voulaient dire SRAS-3. Hématomes bruns sur le corps et respiration caverneuse : SRAS-4. Moi, quitte à choisir, je préfèrerais mourir de SRAS-4 plutôt que SRAS-3. Toute cette bave, c'est dégueulasse.
Enfin bref, quant ce pauvre type est arrivé sur le pont, les zonards l'ont aussitôt repoussé avec de grandes perches et des barres-à-mine et ensuite, ils l'ont poussé par dessus le parapet, dans le fleuve, les enfoirés. Le mec hurlait. Atroce. Pas pu trouver le sommeil ce soir-là. Vous comprenez que je ne tiens pas trop à m'approcher d'eux.
Alors bon, le reste du temps, je grignote dans mes conserves, je dors et joue avec mon Rubik's Cube. C'est con : mon Blackberry 70M n'a plus de batterie et il n'y a plus de courant pour le recharger. Alors, j'ai emporté ce cube multicolore dans mon sac. Vous rigolez, mais ça aide à passer le temps : maintenant, j'arrive à le finir en deux minutes.
Soudain, en début d'après-midi, miracle ! Un véhicule avant blindé de l'Armée a fait irruption depuis l'Avenue Clamozy et a immédiatement commencé à allumer les punks au fusil-mitrailleur. Délire ! Quatre maraudeurs sont tombés, d'autres ont sauté dans le fleuve, et le reste s'est barré vers le Sud, hors de la ville. Le camion s'est arrête, un soldat en combinaison noire est descendu et a bombé les quatre corps avec un truc fluo, puis il a regagné le véhicule et ils ont foncé droit dans la direction où les punks venaient de fuir.
C'était le moment ! J'ai saisi mon sac, descendu hyper-vite le vieil escalier jonché de détritus de l'atelier et ai couru sur le pont. On sentait encore bien l'odeur de poudre, j'hallucinais ! Quand je suis passé près des corps au sol, j'ai détourné les yeux. Il me semble qu'il y en a un qui bougeait encore mais je ne me suis pas attardé, vous comprenez bien. En dix minutes, j'étais de l'autre côté. Gagné !
Je n'ai pas traîné pour ne pas tomber sur les punks Absous ou sur les militaires, et j'ai pris en oblique par la voie ferrée désaffectée qui passe par la grande banlieue Sud-Ouest, pile poil ma direction. Quasiment toutes les baraques et immeubles y ont brûlé, mais la semaine entière de pluie de septembre dernier a tout éteint. C'est juste l'odeur qui est dure à supporter. Mais j'aperçois déjà au loin les étendues vertes des premiers paturages communautaires. Demain, j'aurai quitté la ville.
Ce soir, après ces émotions, je vais m'offrir un petit somme dans une cabane abandonnée près de la voie ferrée. J'avais imaginé dormir sur l'une des banquettes d'un resto Quick aperçu non loin des rails mais j'ai dû laisser tomber. Dans les frigos privés d'électricité depuis trois mois, la bouffe avait pourri. La puanteur qui s'en dégageait était une véritable infection.
En plus, ça grouillait de rats.

*
* *

Putain, ce que je suis crevé... Vu que ça fait cinq jours que je marche et que je n'ai pas trop le moral pour écrire, je vais me contenter de relater quelques scènes de mon voyage. J'ai carrément l'impression que tout fout le camp.
Il règne une sale ambiance, c'est le moins que l'on puisse dire. Par exemple, le premier jour. J'ai eu une envie pressante et je me suis arrêté devant un corps de ferme abandonné. J'ai appelé "Il y a quelqu'un ?" en sachant bien qu'il y avait peu de chances pour qu'on me réponde et pas loupé, je n'ai eu que le silence en retour. Alors j'ai contourné le bâtiment principal pour être au calme et faire mes besoins tranquilles... et paf ! Je suis tombé sur eux, les habitants de la ferme. Enfin, ce qu'il en restait. Ils étaient quatre, recroquevillés sur le sol noirci. Je ne sais pas comment ils s'y sont pris, mais je pense qu'ils ont dû s'immoler, parce que j'ai vu, à côté des cadavres, un bidon de trente litres d'essence complètement calciné. Les flammes avaient léché le mur de la ferme, le lierre en avait pris un coup mais l'ensemble avait assez bien resisté. J'avais plus trop envie de traîner par là, vous comprenez bien, alors j'ai reculé. A côté des silhouettes difformes, il y en avait une plus petite. Quand j'ai compris ce que c'était, je me suis mis à courir, pour mettre le plus de distance entre moi et ce trou d'Enfer. Dans leur désespoir et leur volonté d'en finir, ces gens avait également immolé leur propre chien.
N'empêche que ça m'avait secoué, cette vision. Comment peut-on en arriver là ? Enfin bon, moi j'irai jusqu'au bout. J'ai une mission : atteindre Better Tomorrow, et j'y arriverai !
Le lendemain, après avoir dormi sous un arbre plusieurs fois centenaire (tiens, les plantes peuvent-elles choper la maladie ? Et les animaux ?) donc après m'être remis en route, je suis entré dans un petit village médiéval au bord d'une rivière et là, j'ai commencé à chercher un peu de flotte et de bouffe, histoire de recharger. J'ai aperçu une petite place avec un vieux marché couvert et une enseigne ECO-U délavée de l'autre côté. Super, j'ai pensé, elle a peut-être échappé au pillage ! Deux-trois boîtes de raviolis et je recommencerai à croire en Dieu.
J'ai pu entrer par la vitrine défoncée et en passant sous un amoncellement de cadis, j'ai atteint les rayons. Il ne restait rien d'intéressant mais, derrière un distributeur de Coca, j'ai mis la main sur une boîte familiale de miettes de thon. Expire à fin 2012. Bien joué, Brend' !
J'ai pensé me poser ici une journée, trouver une maison où je pourrais pioncer un bon coup... et soudain quelque chose a attiré mon regard. Sous le toit en bois du vieux marché, il y avait un truc qui pendait. Je me doutais bien de ce que c'était mais je me suis approché quand même. Pas pu m'en empêcher. Je dois commencer à développer un penchant pour ce genre de choses, c'est inquiétant.
Attaché par les pieds à l'une des robustes poutres supportant l'armature du toit, le corps d'un homme balançait doucement au gré du halètement des airs, le silence tranquille de la scène uniquement troublé par le grincement de la corde brune frottant contre le bois rugueux. Il était entèrement nu, mais ce qui m'a choqué, ce n'est pas la vilaine teinte cireuse de la peau, les pauvres organes génitaux rabougris, mais la figure du pauvre type : dans sa bouche et ses yeux, on avait enfoncé de la paille. Sur son ventre, un panneau de carton avec écrit dessus : "PILLAR". Plus facile de lyncher un pauvre gars que d'apprendre l'orthographe, pas vrai les mecs ? Putain d'enfoirés.
Et si les gens qui vivent encore ici, s'il y en a, me tombaient dessus ? Pas question de traîner. Direction la sortie du village et ensuite droit vers le Sud, moi, mon sac et mes miettes de thon.
Et puis avant-hier, mon premier contact depuis des jours avec un être humain vivant. Devant la place centrale de Crussy, la préfecture du département. Sur les marches de l'église, il y avait un homme assis. Je traversais les rues de nuit, la lueur de la pleine lune constituant alors un précieux atout. Bizarre, quand même : plus aucune patrouille de militaires depuis que j'ai quitté la ville, il y a cinq jours.
Sur la place éclairée par la lune ronde qui la faisait resplendir comme en plein midi, j'ai aperçu ce petit homme déjà âgé, au crâne dégarni, sur les marches de l'ancienne église romane aux colonnes immaculées. Je me suis approché : sous l'éclairage blafard de l'astre nocturne, j'ai vu briller le minuscule crucifix argenté sur le revers de sa veste défaite. Un prêtre : bonne pioche. Je pourrais peut-être me confesser, rapport à mon père que je n'avais pas fini d'enterrer... C'est con mais ça me taraudait depuis trois jours.
Et puis, qui sait, il sera peut-être d'accord pour m'accompagner jusqu'à Better Tomorrow ?
J'étais maintenant à trois mètres de lui.
- Mon Père ? ai-je demandé doucement.
Silence.
- Mon Père ? j'ai fait, un peu plus fort.
Il a relevé la tête. J'ai immédiatement vu la bave grise au coin de ses lèvres. Il n'en avait sans doute plus pour très longtemps. Sous la lune, ses yeux cernés semblaient deux puits noirs, reflets funestes d'une âme au fond de l'abyme.
- Mon fils, repends-toi, il a dit.
- Pourquoi ?
- Repends-toi pour les pêchés de l'humanité, mon fils.
- Je ne peux pas, mon Père.
- Tu ne peux pas te repentir pour Jesus Christ, le Fils de l'Homme ?
- Non.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que je suis un Absous, mon Père.
Silence, de nouveau. Mes mots l'avaient visiblement touché. De sa bouche pendante, un filet de bave s'est écoulé. En tombant sur le sol, il a fait "ploc".
- Mon Père, j'ai repris, voulez-vous m'accompagner à l'antenne Better Tomorrow ?
- Il n'y a pas d'antenne Better Tomorrow, fils, a-t-il répondu.
- Pardon ?
- Il n'y a pas de Better Tomorrow.
- Qu'en savez vous ?
- Parce que Armageddon me l'a dit.
Complètement siphonné, ce curé.
- Armageddon et les trompettes de Jéricho, mon fils, a-t-il reprit. Tends l'oreille et tu les entendras.
- Je vais y aller, mon Père.
- Armageddon...
J'ai tourné le dos au pauvre type et j'ai hâté le pas. La place était déserte. Pas un son.
Vivement que j'arrive, j'ai pensé. Les conneries, ça commence à bien faire. Derrière moi, le curé m'a apostrophé :
- Repends-toi, Absous, Armageddon arrive ! Il me l'a dit !
- Merde, mon Père.
J'ai couru sous la lune, dans les rues désertes. Si le curé m'avait poursuivi, je l'aurais étalé. J'en suis capable : j'ai quand même fait deux mois de tae-kwon-do.

*
* *

Mon voyage s'achève. Je les ai trouvés. Au bord de la mer, le long de cette plage jonchée de détritus qui mettront des millénaires à disparaître. En tout cas, qui dureront beaucoup plus longtemps que nous, les humains.
J'ai aperçu cette grande villa que je cherchai depuis le matin, deux jours après ma rencontre avec le curé illuminé. Flottant dans l'air, agitée mollement par le vent, la banderole qui pendait du toit semblait une bien dérisoire invitation, avec juste ces quelques lettres lisibles dans les plis du tissu : "Better Tom". C'est marrant, ça m'a fait penser au "E. LEC" du supermarché qui a brûlé pas loin de chez moi. J'ai commencé à avoir un mauvais pressentiment mais j'ai quand même hâté le pas.
En haut des marches de la villa démesurée, j'ai actionné le heurtoir en forme de tête d'éléphant de la porte d'entrée. C'est con, mais je me voyais pas faire irruption comme ça, donc j'ai frappé. Et j'ai attendu. Là encore, le silence.
Alors, j'ai contourné le mur d'un patio à gauche et je les ai découverts dans le jardin qui surplombait la plage. Ils devaient être une vingtaine, à peu près autant d'hommes que de femmes, inanimés. J'ai vu aussi les jattes encore remplies d'une eau devenue saumâtre, les bouteilles de whisky et de gin par terre, les centaines de capsules beige et rouge dans le sable, les petites boîtes d'emballage qui s'étalaient par dizaines sur la véranda, la table de pique-nique, le petit escalier qui menait à la mer, des dizaines de boîtes où étaient inscrits ces mots fatidiques bien connus de ceux qui partent pour le long séjour dont on ne revient pas : Fenergan, Atharax, Mogadon, Valium. Il avaient sûrement dévalisé la pharmacie du coin.
Better Tomorrow... Je ne vous en veux pas.
Alors, adossé au mur du patio, je me suis mis à pleurer, à pleurer et j'ai bien cru que je ne pourrais jamais m'arrêter, que j'allais me dessécher pour ne plus faire qu'un avec ce sable que j'aime, et mes larmes allaient former une rivière et se jeter dans l'ocean qui, sous le soleil impérial, resplendissait comme un miroir ardent.

*
* *

C'est la fin de la journée et je suis resté sur la plage depuis le début de l'après-midi. Il faut que je me mette en recherche d'un abri pour passer la nuit. Pas question de dormir dans la maison de Better Tomorrow.
J'ai allumé un petit feu et mangé ce qui restait des miettes de thon. Avant cela, j'ai ouvert les yeux le plus longtemps possible pour ne rien perdre du coucher de soleil. Malgré les larmes qui coulaient, j'ai tenu à le regarder : Ra, le Père de toute vie.
Jamais je ne me suis senti aussi seul.
Maintenant la nuit est tombée. Je commence à avoir froid. Derrière moi, les flammes meurent petit à petit.
Putain, ce que je suis crevé... Tout à l'heure, en approchant du feu pour remuer les braises, j'ai crû voir de petites ecchymoses brunes sur mes avant-bras. Mais c'était peut-être un reflet.
Je vais m'allonger un peu, attendre... Demain, si j'arrive à me lever, je reprendrai la route de la ville et je retournerai finir d'enterrer mon père. Ensuite, je m'allongerai près de lui et je regarderai les étoiles, ces diamants célestes qui illumineront par millions mon dernier soir sur la Terre.
J'ai posé ma joue sur le sable frais, en ai caressé doucement chaque grain. J'ai humé l'iode, bercé par le son du ressac rassurant.
Finalement, j'ai fermé les yeux.

vendredi 17 octobre 2008

Une teuf d'enfer

Samedi, 21:10
Thierry Pastor, "Coup de folie". Un classique.
Le martèlement des basses et la voix aigrelette rendue suraigüe par les enceintes ne laissait pas de place au doute : la fête se déroulait bien dans cet appartement.
Un couple se trouvait devant la porte. Lui tenant une bouteille de rhum vieux emballée de papier blanc, elle un CD caché dans une pochette FNAC rectangulaire. Le dernier album de Bénabar. Elle détestait.
Xavier, le garçon, avait laissé son doigt sur la sonnette vingt bonnes secondes : enfin quelqu'un vint ouvrir.
C'était elle. Nathalie. Quand elle vit Xavier, elle poussa son couinement habituel :
- OUIIIII ! Trop le délire !!
Au même moment, Gilbert Montagné démarra son "Sunlight des Tropiques", chanson de bon goût constituant l'ingrédient indispensable de toute soirée réussie. Du moins, c'est ce que Nathalie semblait penser.
- Délire !! ENTREZ !!
Ce qu'ils firent. Dans le hall, Florence, la copine de Xavier, soutint le regard insistant d'un jeune étudiant boutonneux qui la détaillait de la tête aux pieds depuis la cuisine allumée. Il détourna les yeux.
Son regard se posa sur Nathalie qui lui tendait la joue droite. Nathalie était l'ex de Xavier. Ils étaient toujours proches malgré leur rupture six mois auparavant.
- Bon anniversaire ! dit Florence.
Elle lui tendit le paquet. Nath le déchira frénétiquement.
- Ouah ! Délire !! Un CD ! Merci ma biche...
Elle embrassa Florence. Son haleine sentait le tabac et le Malibu. L'odeur d'alcool eut un effet immédiat sur Flo : un net sentiment de colère se mit à l'envahir. Elle respira calmement.
- Calme, ma vieille, calme... pensa-t-elle.
Son irritation se dissipa lentement.
Du regard, elle chercha Xavier mais il se trouvait déjà dans la salon. Les choses ne marchaient plus si bien que ça entre eux, depuis quelque temps déjà. Ils étaient ensemble depuis trois mois, couchaient depuis deux mois et demi. Deux semaines d'attente avant le premier rapport. Question de principe pour Flo.
Mais c'est justement le sérieux et la sobriété de la jeune femme qui semblait agacer Xavier. Peut-être qu'en venant ce soir, il cherchait... autre chose. De l'exubérance. De la folie. De la vie. Flo se sentit triste : elle venait de se rendre compte qu'elle n'avait aucun véritable ami ici.
- Pose ta veste dans ma chambre, au fond du couloir à droite, ma biche ! cria Nat. Qu'est-ce que tu veux boire ?
- Pas d'alcool, en tout cas.
- Ah bon ?
Flo se rembrunit.
- Non. Jamais d'alccol. Ce truc me rend... malade.
- Bon. Il y a des jus de fruit, du Coca...
- Du Coca, c'est parfait.
Là encore, le revival eighties fit irruption dans la conversation : Début de Soirée venait d'annoncer une "Nuit de Folie". Nath se mit à couiner comme une folle et courut dans le salon.
- J'irai me charger du Coca moi-même, soupira Florence.
La cuisine lui apparaissait hostile : très éclairée, plusieurs mecs qui y roulaient des joints. Pas son truc.
Elle se décida pour le salon.
En entrant dans la pièce occupée par une vingtaine de personnes, elle tomba direct sur Xavier. Il l'embrassa, se colla contre elle. L'étudiante sentit son début d'érection.

Dimanche, 00:05
Série slow. Avec "True", Spandau Ballet déversait la traditionnelle soupe synthétique eighties sur des esprits déjà bien échauffés après presque trois heures de libations. Toujours solidaire, Xavier n'était pas en reste et venait de finir son cinquième JB Coca lorsqu'il invita Florence à danser :
- J... joue contre joue, ma chérie, souffla-t-il.
Elle accepta à contre-coeur, bien qu'assise depuis déjà une heure.
Par desssus l'épaule du garçon, Florence se mit à détailler le salon, la guirlande lumineuse blanche qui jetait sur les quelques douze visages présents une lueur fantomatique douce et intime, la petite table à dessin posée sur tréteaux qui servait de mini-bar et buffet. A côté, sur la bibliothèque garnie de livres de poches, la maîtresse de maison avait déposé un joli chandelier à 6 branches. La flamme ténue de chacune des bougies ondulait légèrement, comme au rythme de la mélodie.
Xavier tenait l'étudiante serrée contre lui de façon plus pressante, plus avide. Son érection avait cru en ampleur. Il avait passé une bonne partie de la soirée à parler à Nathalie, son ex, et Florence commença à soupçonner que son émoi phallique en était peut-être le résultat.
Au même moment, son copain cala son regard dans le sien et articula :
- J'espère que tu ne t'ennuies pas trop, chérie ? Tu sais, j'ai passé du temps avec Nathalie parce qu'il fallait qu'on tire des choses au clair, mais...
Flo ne l'écoutait déjà plus. En parlant, l'haleine alcoolisée du garçon s'était projeté vers le nez, la bouche de la jeune femme qui cette fois-ci fut submergée par un flash énorme de colère, violent et indistinct.
- C'est quoi cette musique de pédé ? grogna-t-elle. Si ça continue, je vais lui enfoncer son iPod dans le cul, à cet enfoiré de DJ !
Elle regarda Xavier.
- T'as un problème ?
La stupéfaction de l'étudiant était telle, ses yeux tellement exorbités que la rage de Florence reflua légèrement. Elle se dégagea de l'étreinte faiblissante du garçon.
- Oh et puis laisse tomber, c'est plus la peine ! lâcha-t-elle.
- Mais enfin...
Elle se dirigea vers la cuisine. Dans l'entrée de la porte, Nathalie la regardait. La colère de Flo gagna de nouveau en ampleur.
- Plaît-il ? fit-elle avec une pointe d'agressivité.
- Je voulais te servir un verre, discuter un peu, faire connaissance, répondit Nathalie sans se démonter. Je tiens à m'occuper de mes invités.Et puis... j'ai envie qu'on devienne amies.
Flo ferma les yeux. Dans l'obscurité, des points rouges virvoletaient. Elle inspira puissamment, rouvrit les yeux et se retourna. Dans la salon, Xavier n'avait pas bougé. Elle fit face à Nath et dit :
- Pourquoi pas ? Je t'attends à côté. Un Coca.
Le sourire pacifique de Nath s'altéra quelque peu sous le ton coupant utilisé par l'étudiante mais elle décida de rester digne et s'en retourna calmement dans la cuisine, provisoirement désertée.
Saisissant un gobelet de plastique blanc, Nath y versa une solide rasade de Coca. Brusquement, elle eut une idée.
- Soit elle est timide, soit elle très conne, pensa-t-elle. Un petit peu de rhum dans son verre devrait l'aider à se détendre...
Elle agrippa une bouteille de vieux Saint-James vidée aux trois quarts et en fit tomber quelques gouttes dans le gobelet. Pour elle, un Malibu ananas, le sixième de la soirée. Elle s'en foutait, elle ne conduisait pas.
Florence se trouvait à l'entrée du salon. Elle semblait livide, mais peut-être était-ce la guirlande translucide qui passait au-dessus d'elle, sur la chambranle de la porte. Xavier était invisible.
- A la tienne, chérie. Et cul sec ! s'exclama Nath.
- C'est ça.
Florence avala son verre d'une traite.

Dimanche, 01:10
La fête battait son plein, même si quelques convives avaient pris la tangente pour les raisons habituelles : job le lendemain, copain fatigué, copine pantouflarde, peur du gendarme. Ceux qui restaient se trouvaient largement imbibés : on déplorait d'ailleurs une petite flaque de dégueulis dans l'entrée, bien vite épongée par une âme charitable, et une grosse, par contre, dans l'évier et qui, elle, stagnait de façon nauséabonde. Ceci expliquant peut-être cela, "Walk of Life" de Dire Straits ruisselait à flots épais depuis les enceintes.
Au fond du couloir, près de la porte, deux étudiants, dont seulement un connaissait Nathalie, observaient discrètement à l'intérieur de la chambre plongée dans l'obscurité. Dans la confusion générale de cette soirée, personne ne faisait attention à eux. .
- Tu crois qu'elle dort ? demanda le plus petit des deux. Elle avait l'air d'avoir son compte.
- Ce serait pas étonnant, fit le second, le boutonneux qui avait dévisagé Florence à son arrivée, depuis la cuisine.
Dans la pénombre, allongée sur le lit, on distinguait la forme d'une femme.
- Qu'est ce qui s'est passé, au juste ? demanda le boutonneux, tout bas.
- Ben... elle a bu un verre et elle est tombée direct dans les pommes !
- D'accord...
Le boutonneux poussa doucement la porte. L'indifférence générale des autres convives et l'inconscience de la silhouette silencieuse allongée dans le noir constituaient deux avantages dont il comptait bien profiter.
- Qu'est-ce que tu fous, bordel ? fit le petit.
- Ta gueule !
Les nanas bourrées, c'était son truc. Il en avait déjà peloté plusieurs comme ça. Une fois, lors d'une fête chez une étudiante en Fac de Lettres, il avait même sorti son sexe durci et éjaculé abondamment sur la cuisse d'une fille en total évanouissement éthylique dans une des chambres. Personne n'avait moufté.
- Et celle-ci va y avoir droit comme les autres, sourit-il.
Sa respiration se fit haletante. Il repoussa la porte et s'avança dans l'obscurité, vers le lit.
Les sens en éveil, Florence ouvrit les yeux. Tout à l'heure, quand elle avait avalé son verre cul-sec avec l'autre conne, la rage qui l'avait envahie était telle, malgré la faible quantité de rhum mélangé au Coca, qu'elle en était tombée dans les vapes. Mais là, elle venait de reprendre connaissance et sa haine, son mépris et sa colère la dévastait au point de la zombifier.
- Payer payer ils vont tous payer... fut sa dernière pensée.
Elle tourna la tête à gauche, distingua le misérable visage grêlé d'acné qui s'avançait dans l'obscurité, le sexe mi-mou qui pendait entre les jambes maigres. Elle tendit la main et agrippa le pénis, les testicules, la périnée en une fois. Son poing se verrouilla, pivota de 90 degrés, broyant les fragiles organes. Le boutonneux s'évanouit aussitôt. Un mélange de sang et d'urine gicla sur le poignet de l'étudiante, augmentant encore sa fureur. Elle tira très brusquement le bras vers elle, déchirant davantage les tissus suppliciés. Elle bondit du lit, évitant de justesse le corps inerte du garçon qui s'écroula.
Fonçant vers la porte qu'elle ouvrit brutalement, elle tomba nez à nez avec le petit acolyte de son agresseur. Le "O" que formait la bouche du type fut immédiatement effacé par un terrible coup de boule. Projeté en arrière, il bascula contre la porte de la chambre d'en face, qui s'ouvrit.
Cette chambre, elle, était éclairée. Le spectacle n'en était que plus saisissant.
A genoux, la tête légèrement penchée, très à son ouvrage, Nathalie taillait une pipe grand format à Xavier qui semblait à l'aise, debout, les yeux mi-clos.
En une seconde, Florence fut sur eux. Elle agrippa la tête de Nathalie de la main gauche et, de la droite, remonta violemment la mâchoire inférieure de la jeune femme. Xavier hurla et s'effondra en arrière.
Nathalie tomba sur le cul, les yeux écarquillés, le sexe du jeune homme encore dans la bouche.
Voilà, ça c'était fait. Prochaine cible : ce DJ de merde qui l'avait saoûlée des heures durant avec sa musique pourrie. Elle fonça vers le salon.
- Mais, qu'est ce qui se... ? crut intelligent de dire une petite brune à lunettes un peu boulotte qui lui barrait la route.
Florence arma son coude et lui expédia une énergique manchette dans la pommette droite. Pour la petite grosse, l'axe des abscisses se confondit aussitôt avec l'axe des ordonnées.
Le salon était clairsemé. L'étudiante marcha sur le DJ qui virevoltait derrère son iPod ; au passage, elle agrippa une bouteille qui traînait sur la petite table faisant office de bar et en asséna un coup énorme dans la face de l'animateur de la soirée. C'était un type gentil mais un peu lourd, très porté sur la variété française des années 80. Avant de sombrer dans l'inconscience, il eut le temps de penser une dernière fois que "Etoile des Neiges" (Simon et les Modanais) était une putain de bonne chanson.
Un grand type, genre école d'ingénieur, saisit l'épaule de Flo. Se retournant prestement, elle l'assomma avec la bouteille récupérée juste avant. Détail touchant : c'était le cadeau que Xav avait apporté.
Le type heurta la bibliothèque : elle vacilla dangeureusement. Le chandelier tomba sur la table-bar : la nappe en papier blanc s'enflamma aussitôt. Une fille hurla.
Florence se rua vers la porte d'entrée, la déverrouilla et l'ouvrit, faisant sursauter la voisine du dessous qui écoutait les convives depuis le palier. C'était une habitude chez elle : elle passait son temps derrière la porte à écouter chez Nathalie s'il y avait du bruit. Parfois avec son mari, également.
Cherchant à se donner une contenance, elle croassa :
- Non mais, c'est pas bientôt fini, votre bor...
Florence agrippa les cheveux de la voisine et se mit à courir à toute allure au travers du couloir, la femme hurlant à ses côtés. Arrivée devant la porte du fond (celle de l'appartement de Valy, une ancienne amie de Nat avec qui elle s'était brouillée) elle projeta la tête de la voisine contre le bois dur à environ 30 kilomètres à l'heure.
Sans vérifier le résultat, elle s'engouffra dans l'escalier de secours situé à droite. Derrière elle, les gens hurlaient. D'autres habitants de l'étage sortaient déjà de chez eux.
L'étudiante dévala les marches 4 à 4, traversa le hall et se retrouva dans la rue. Sa fureur la dévorait. Elle cracha. Dans sa main en sang se trouvait toujours la bouteille de rhum vieux. Jetée violemment sur le sol, elle explosa en mille débris scintillants.
Au loin, le hululement d'une sirène prenait de l'ampleur.
Elle se remit à courir, longea le square en face de l'immeuble et disparut dans la nuit.

Dimanche, 05:30
Maladroitement, le clochard porta à sa bouche la bouteille de Valstar souillée posée à même le sol. Son ivresse le faisait tituber, mais il n'était pas saoûl au point de faire tomber son bien le plus précieux, sa bouteille d'alcool, bien plus précieux encore que son chien-loup. Non, quand même pas son chien. Lui, c'était son copain.
Il émit un rot sonore.
Malgré la fraîcheur de la nuit, il se tenait bras nus. Des tatouages artisanaux et irréguliers parsemaient ses biceps. Sur le gauche, on pouvait lire "Mesrine" et le symbole "A" de l'anarchie. Etrange association, pour le coup. Sur le biceps droit, un poignard et autres signes étranges. Souvenirs lointains d'une révolte adolescente qui avait fini par le mener inéxorablement à la rue et à la marginalité, comme ses deux compagnons de galère qui dormaient à côté sous une minuscule tente Quechua violette, avec leurs trois chiens. Dans son sommeil léger, l'un des animaux émit un souffle bref.
Brusquement, l'homme se retourna. A quelques mètres de lui, dans l'obscurité, se tenait une femme.
- Eh, c'est quoi, ce bordel ? fit-il.
La forme s'approcha. Pas de doute, c'était bien une femme. Ses cheveux pendaient devant son visage. Malgré son ivresse, l'homme, habitué à l'hostilité de la nuit, avaient tous ses sens en éveil. Il se méfiait. Elle n'était peut-être pas seule.
La forme était toute proche. Apparemment, elle n'était pas suivie. Elle sentait mauvais.
L'homme crut avoir une bonne idée.
- T'as... t'as soif ? Tu veux boire un coup ? demanda-t-il.
Il lui tendit la bouteille.

*
* *

Feuille de chou locale, lundi matin
Un drame évité de justesse
C'est juste à temps que les pompiers ont pu circonscrire un incendie qui menaçait un immeuble d'habitation dans le centre de la ville. Le sinistre avait démarré au sein d'un appartement où se déroulait une fête d'anniversaire, et les fumées toxiques avaient déjà envahi la cage d'escalier, intoxiquant légèrement trois personnes. L'immeuble a été totalement évacué sans que l'on déplore de victimes sérieuses, hormis deux jeunes étudiants souffrant de sévères lacérations, blessures dont la nature n'a pas été révélée. Ils ont été admis en urgence au CHU. L'appartement, quant à lui, a été partiellement détruit par les flammes.
D'après les témoins présents à la soirée d'anniversaire durant laquelle se serait déclenché l'incendie, un ou plusieurs individus auraient agressé les participants et mis le feu à une nappe en papier. Ce point fait débat chez les enquêteurs. Les témoins, très choqués, ont en effet indiqué que la personne qui aurait perpétré l'agression serait une femme d'une vingtaine d'années. Son identité n'a pas été rendue publique. Même s'il apparaît curieux qu'une femme isolée ait pu attaquer un groupe d'une vingtaine de personnes, la Police ne néglige aucune hypothèse.

Mis en fuite par une femme !
Singulier fait divers que cette altercation rapportée par un groupe de sans-abris dans la nuit de samedi à dimanche. D'apparence peu rassurante avec leurs chiens-loups, trois hommes ont fait irruption au commissariat central du quai Waldeck-Rousseau afin de porter plainte pour agression. D'après les propos rapportés, les marginaux auraient subi l'attaque délibérée d'une femme seule qui aurait tenté d'étrangler l'un des membres du groupe et même de... mordre l'un des malheureux animaux alors que tous dormaient sous le pont de Pirmil, protégés du froid par une toile de tente de fortune. Les policiers ont enregistré la déposition des trois individus et, devant leur état d'alcoolisation sévère, les ont placé en cellule de dégrisement. Nul doute que leur version changerera quand ils auront de nouvau les pieds sur terre !

mardi 16 septembre 2008

Le dernier virage à gauche - IV


Bâtiment imposant s'étendant sur six hectares à l'Est de la ville, la caserne de gendarmerie de Saint-Raphaël-Le-Gentil est un lieu austère.
Autour d'une vaste cour carrée dominée par un mât élevé où flotte jour et nuit le drapeau tricolore, les édifices cubiques abritant les locaux administratifs, le gymnase et les lieux de vie des soldats traduisent le credo ancestral de ce corps militaire singulier : travail, rigueur, solidarité, honneur de servir le pays. Les murs gris, les hautes fenêtres aveugles, le silence pesant... c'est dans le décor et les éléments que sont gravées les obligations de réserve des militaires. La Grande Muette lave son linge sale en famille, entre membres du clan, derrière les murs.
Assis sur leurs pattes arrières, le museau relevé, la gueule fermée, deux chiens-loups immobiles semblaient veiller sur la route goudronnée menant aux différents terrains d'entraînement, à quelques centaines de mètres de la caserne. Ils n'eurent pas un mouvement quand la 409 bleu nuit conduite par le Lieutenant Lassard fit irruption dans la cour et s'arrêta devant le bâtiment administratif central. Les animaux suivirent de leurs yeux bruns la haute stature du militaire qui s'engouffra dans le portail défraîchi et disparut en quelques secondes. Aucun de leurs poils ne frémit.
Ordre et discipline : ici, les animaux imitaient les hommes.

*
* *

Le soleil était maintenant haut. La lumière bienfaisante entrait à flots dans le bureau du lieutenant. Assis depuis peu, Philippe Lassard sentait sur sa nuque la chaleur réconfortante des rayons solaires, présence douce qui rendait plus irréelle encore la découverte macabre du petit matin, dans la forêt. Le militaire avait déposé sur une table d'appoint à l'entrée du bureau le minuscule sachet plastifié contenant la frêle poupée aux traits altérés par le feu. De son fauteuil, Lassard observait la silhouette crispée dont les deux bras chétifs se dressaient vers le plafond, et lui trouva quelque chose de monstrueusement comique. Il détourna les yeux.
Son regard s'égara sur le mur adjacent et rencontra le portrait du nouvel homme fort du pays, le Président élu depuis mai, Pierre-Antoine Clamozy. Il y avait un cadre comme celui-ci dans toutes les casernes et mairies de la nation. A la vue du visage froid au menton agressivement relevé, aux lèvres pincées, aux cheveux noirs coiffés en arrière, les traits du lieutenant se firent plus durs. C'était ce type que les Français avaient choisi. L'incompétence succédait ainsi à l'incompétence, après douze années du règne oisif d'un combinard épicurien et portant beau, dont la seule action de gloire était justement de ne pas avoir agi au moment des velléités bellicistes du grand allié qui piaffait outre-Atlantique.
Le soir du deuxième tour, au vu des résultats, Lassard avait serré les mâchoires et conservé un air impassible : devoir de réserve. Ce malgré ses collègues dont un grand nombre ne dssimulaient pas un sourire réjoui.
Mais il ne laissait pas de s'étonner des revirements quasi-schizophrènes du peuple français... Ce peuple si vaillant dans la défaite et prêt à ramper devant la force, si fier des Lumières de son passé et de sa déclaration des droits de l'Homme que cela lui permettait de garder bonne conscience en laissant pourchasser les malheureux sans-papiers qui avaient eu le malheur de croire en son utopie égalitaire. Et c'était lui, Pierre-Antoine Clamozy, le représentant le plus abouti de cette nouvelle race de politiciens maniant davantage la communication que l'information, pillant les pires idées de tous les extrêmes, balayant les modérés, distribuant les phrases choc, multipliant les poses.
La légende raconte que, lors de la séance de prise de vue, le Chef de l'Etat n'avait accordé que quelques minutes au photographe accrédité pour réaliser son portrait officiel. Aucun doute, l'effet était parfaitement réussi : sur la photo, il avait à peu près autant de classe qu'un trou du cul de chat.
- Ce pays a indéniablement le Président qu'il mérite, pensa Lassard.
Le tintement léger du téléphone numérique l'arracha à ses pensées. Le lieutenant déchiffra rapidement le nom écrit sur le minuscule écran à cristaux liquides - c'était l'adjudant Sophie Letellier, en poste depuis trois ans à la base - et pressa la touche qui activait le mode "conversation" de l'appareil.
- Oui, adjudant Letellier ?
- Bonjour Lieutenant, fit une voix féminine volontaire dans le haut-parleur. Un appel externe pour vous.
- Qui est-ce ?
- Jean-Patrick Lesprit.
Le Maire de la ville. Et Président Directeur Général de la société TPL, les Travaux Publics Lesprit. Une seule devise : "Nous bâtissons l'avenir de votre futur".
Philippe Lassard déglutit. Lesprit était un membre influent du MPU, le Mouvement Progressiste Unifié, le parti du Président Clamozy lui-même. Une pointure. Le gendarme allait devoir jouer profil bas. Lesprit n'était pas un tendre, et aurait tôt fait d'en référer au Colonel Claret-Tournier, le chef de la base, si la conversation dégénérait. Mais que voulait le Maire ?
- Très bien, je prends.
Le lieutenant inspira brièvement, le temps pour l'adjudant Letellier de commuter la ligne. Presque involontairement, il se prit à regarder la poupée prisonnière de sa gangue de plastique gris. Il sentit poindre en lui un sentiment diffus de colère. Il se saisit d'un trombone qui traînait sur le bureau.
La voix rauque de Lesprit, gros fumeur, brisa le silence du bureau.
- Lieutenant Lassard ?
- Bonjour Monsieur le Maire. Que me vaut cet honneur ?
- J'ai cru comprendre que vous avez été pas mal occupé cette nuit... Vous avez mouillé la chemise, n'est-ce pas ? lança le maire. Dans la forêt du Loup Perdu, c'est ça ?
- Exact. Nous en sommes encore à recueillir des éléments d'informations, des indices si vous préférez, et...
- Et que s'est-il passé ? coupa Lesprit.
- Au risque de me répéter, nous en sommes à recueillir les indices qui...
- Ecoutez, mon vieux, le coupa de nouveau le maire. Je veux savoir ce qu'il y a eu cette nuit, et je veux le savoir maintenant.
Lassard respira calmement. Il n'avait jamais senti Lesprit aussi agressif.
- Un individu a plongé avec son véhicule dans le ravin, à la lisière de la forêt, après le virage à gauche, dit-il.
- Le ravin où ... ?
- Oui.
Silence.
- L'homme n'a pas survécu, reprit le gendarme, mais il sera nécessaire de procéder à un examen légal pour déterminer les circonstances exactes de l'accident.
De nouveau le silence. Lassard baissa les yeux : il avait littéralement tordu le trombone saisi quelques minutes auparavant. Il en prit un autre et commença à le triturer.
Enfin, la voix du Maire résonna, encore plus rauque :
- Et, euh... a-t-on des pistes, des indices ?
- L'enquête débute. Il va falloir identifier le corps, pour commencer.
- Vous savez, je n'aime pas.... s'interrompit Lesprit.
- Oui ?
- Je... je n'aime pas quand quelque chose arrive là bas.
- Je ne vous y ai pas vu, il y a dix ans, Monsieur le Maire, persifla amèrement Lassard. Ses yeux ne quittaient plus la poupée calcinée.
- Est-ce un reproche ? fit Lesprit, sur la défensive.
- J'étais moi-même là-bas avec mes hommes la nuit passée, l'ignora Lassard, et ce n'est pas un endroit où l'on a envie de se trouver pour ramasser un cadavre.
- Je vous ai demandé si vous me faisiez des reproches par rapport à cette putain d'histoire de bus ! Répondez-moi, nom de Dieu ! tonna le Maire.
Lesprit était hors de lui. Le lieutenant était littéralement fasciné.
- Non, bien sûr.
- On en a tous bavé, vous savez, souffla Lesprit.
- Oui, je sais.
- Enfin bon, vous, vous n'avez pas d'enfant mais...
Le lieutenant grimaça sous la provocation mais tînt bon. Pas question de rentrer dans une engueulade avec un homme comme Lesprit. Ce serait perdu d'avance. Mais Bon Dieu, que voulait-il ?
- Que puis-je faire pour vous précisément, Monsieur le Maire ? demanda le lieutenant.
- Tenez-moi au courant des avancées de l'enquête : identité de la victime, indices majeurs, suspect éventuel...
- Des suspects ? fit Lassard, incrédule.
- Oui, enfin, tout élément nouveau que je pourrais éventuellement communiquer à la presse pour accélérer la procédure. Je veux garder la main sur cette histoire, Lassard, ne pas me laisser doubler par le préfet. Ni par le Ministre.
Le lieutenant était abasourdi. Le Maire de Saint-Raphaël venait de lui demander de se voir divulguer des éléments de l'enquête pour avoir pignon sur rue dans les médias, afin de montrer qu'il avait l'initiative.
- Eh bien, je...
- Je compte sur vous , Lieutenant. Je saurai m'en souvenir. Au revoir.
Un clic léger retentit : le Maire avait raccroché.
Lassard se laissa aller en arrière sur le dossier de son fauteuil.
- Putain, en voilà un qui a confiance en ses appuis politiques, pensa le gendarme.
Il baissa les yeux : sur son bureau reposaient quatre trombones tordus.
- Dans le genre, c'est un record, pensa de nouveau Lassard.
Le soleil avait tourné. Sur la table près de la porte, la petite forme de plastique déformée était déjà dans l'ombre. Les deux bras menus se tenaient dressés, comme prêts à applaudir.

mardi 26 août 2008

Le dernier virage à gauche - III


Dans le cadre de leurs nocturnes occupations, les amateurs d'ésotérisme et de lycantropie - ainsi que tout adolescent en recherche de sensations fortes après avoir fumé un bon joint - pourraient s'enfoncer la nuit tombée dans la Forêt du Loup Perdu en espérant y apercevoir, sous la lueur blafarde de la pleine lune, quelque ténébreuse créature velue errant entre les sapins en grondant, à la recherche d'un mouton ou d'un veau pour améliorer son ordinaire, et prête à châtier d'une morsure l'imprudent venu lui disputer son territoire.
Ils en seraient pour leurs frais.
Le "Loup Perdu" en question ne fait pas référence à un nécromant, encore moins à un paria se livrant à de paiennes extrêmités en changeant de forme, mais à un chien imposant, un mâtin de Naples nommé Loup appartenant à François Carrier, modeste berger vivant sur la crête. L'animal s'était égaré en janvier 1826 au sein de la vaste forêt domaniale qui s'étendait à l'est de Saint-Raphael.
A l'époque, la forêt était plus étendue encore que maintenant et il avait fallu une semaine de battue intensive aux villageois entraînés et motivés pour débusquer l'animal redevenu littéralement sauvage. Celui-ci ayant déjà semé la mort dans plusieurs troupeaux de brebis, l'éliminer devenait une priorité.
Au fil des siècles, cette forêt avait perdu beaucoup de surface mais demeurait, en particulier depuis son classement dans les années 50, un espace sombre et libre, riche en cachettes multiples et labyrinthes végétaux inextricables.
Même les homosexuels locaux avides de lieux de rencontre discrets évitaient l'endroit, surtout parce que l'unique route qui la traversait sans facilité de stationnement aurait inévitablement trahi la présence de leur véhicule.
Du fait aussi de l'obscurité latente de la forêt, la rendant propice aux mauvaises rencontres.
Une agression, un meurtre pourrait avoir lieu ici, un cadavre, un fuyard pourrait être dissimulé dans les taillis, sans que quiconque ne s'en aperçût avant bien longtemps.

*
* *

Le lieutenant de gendarmerie Philippe Lassard savait déjà ce qu'il allait voir quand l'adjoint Bernier lui fit un signe du bas de la ravine, un signe connu de tous depuis l'Antiquité - le poing dressé, le pouce tendu vers le bas, ce qui, de par le monde, a toujours eu la même signification : "C'est mal barré".
Lassard avait laissé la Peugeot 409 le gyrophare clignotant au sommet de la butte, à l'orée de la forêt, au tout début du virage. La zone était signalée par deux hommes de la caserne de gendarmerie, envoyés sur les lieux en même temps que la brigade des pompiers. Un automobiliste avait donné l'alarme en découvrant à l'aube la barrière de sécurité fracassée et les panaches de fumée s'élevant au dessus du promontoire rocheux. Les pompiers avait fait de leur mieux, c'est à dire pas grand-chose, en aspergeant depuis le haut de la butte la voiture qui se consumait lentement. A ce moment là, pour les passagers de l'épave en flammes, les choses étaient sûrement réglées depuis longtemps.
C'était le ravin où avait plongé le bus avec tous les enfants. Lassard n'aimait pas cet endroit parce que, comme jeune recrue, il avait été envoyé en renfort dix ans plus tôt sur le lieu des... évènements. Il était venu pour aider et il avait vu. En rentrant chez lui, 20 heures plus tard, il s'était regardé longuement dans le miroir de la salle de bains et avait découvert dans le reflet, avec effroi, la transformation subie. A 27 ans tout juste, ses cheveux étaient désormais devenus blancs.
Dix ans déjà.
- Que ce fut bref, pensa-t-il.
Sans traîner, il atteignit le fond de la ravine, salua Bernier et entreprit aussitôt :
- Qu'est-ce que ça donne ?
Bernier se rengorgea. Les effets d'annonce, c'était son truc.
- Et bien, mon Lieutenant, dit-il en bombant le torse, le véhicule est dans un fort état de destruction et...
- Oui, ça je l'ai vu, Bernier, ne me prenez pas pour un débile !
Le sourire satisfait de l'adjoint se dilua, mais il poursuivit néanmoins :
- Un individu en cours d'identification a été extrait de la carcasse, où il est apparu d'après les membres du corps des pompiers, qu'il avait malheureusement passé de vie à trépas, et...
- "ETAIT passé de vie à trépas", Bernier, pas "AVAIT" ! l'interrompit Lassard.
- Oui, enfin, qu'il était décédé de ses blessures, finit l'adjoint, penaud.
- Et il est où, cet... individu ?
- Euh, par là, chef.
Lassard jeta rapidement un oeil las à l'épave calcinée tout en s'approchant d'une forme recouverte d'une couverture de survie.
- On l'a mis en dessous pour ne pas qu'il ait froid, hé hé, fit l'adjoint.
- La ferme, Bernier ! Comment arrivez-vous à déconner à un moment pareil ?
- Eh bien... c'est ce qui me garde en vie, Lieutenant.
- OK, alors allez-y, envoyez, qu'on en finisse, coupa Lassard, qui prit en profonde inspiration pendant que Bernier soulevait d'un geste théâtral la fine couverture argentée.
Des morts, le lieutenant en avait déjà vu quelques uns... en dehors de ceux du bus dix ans plus tôt. Malgré les films, les séries télé, les romans et cette fascination morbide du public pour tout ce qui touchait au macabre, Lassard savait une chose : on pouvait, à l'extrême rigueur, supporter la vue d'un corps très dégradé par un accident. Mais il y a une chose impossible à encaisser : l'odeur. Et avec les noyés, celle des brûlés était la pire. Ce cadavre ne faisait pas exception à la règle.
Le gendarme serra les dents. Il était clair qu'une autopsie aurait lieu, impossible de faire parler un corps dans cet état ici, avec les faibles moyens dont il disposait. Il fit signe à Bernier de recouvrir la dépouille difforme, expira discrètement et dit d'une voix qu'il espérait claire et ferme :
- On sait qui c'est ?
- Pas encore, répondit Bernier, mais l'analyse des plaques d'immatriculation ne va pas tarder, on va vite avoir un ou deux candidats.
- Des pistes, des indices ?
- Non, mais à mon avis, il allait trop vite et n'a pas dû voir la barrière de sécurité, qui a été quasiment coupée en deux. Tout autour de la voiture, il y avait des cartons, des roulements à billes, tout un bric-à-brac. A mon avis, c'était un représentant ou un placier, un truc comme ça.
Lassard leva les yeux : des morceaux de la barrière jonchaient la pente.
- Je me demande pourquoi il allait si vite.... demanda-t-il à haute voix. Il avait bu ?
- On n'en sait pas plus pour l'instant avant l'autopsie. Il était pressé en tout cas. Peut-être d'aller retrouver ses enfants ?
- Nom de Dieu, Bernier, qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- Ben, venez voir, on a trouvé un truc, plus haut.
Les deux hommes gravirent la pente, Lassard d'un pied souple, Bernier avec davantage d'efforts. Le lieutenant appréciait beaucoup cet adjoint un peu empâté, mais, fruit d'une éducation militaire stricte, il préferait avoir l'avantage sur le terrain.
Au sommet de la butte, sur la chaussée, des marques rouges avaient été tracées en cercle par les gendarmes, sorte d'idiomes dérisoires, grammaire aberrante improvisée pour expliquer la mort absurde du représentant inconnu qui gisait au fond de la ravine. Un de ces cercles grossièrement peints attira Lassard.
- C'est de cela dont vous vouliez me parler, Bernier ? demanda le lieutenant.
- Oui, chef, souffla l'adjoint. Elle devait être dans la voiture.
- Nom de Dieu....
Lassard se pencha et, troublé, détailla la petite silhouette qui s'étendait au milieu du rond rouge sur la chaussée.
- C'est pour sa gamine que ça va être dur, murmura Bernier.
- Nom de Dieu.... répéta Lassard.
A leurs pieds, sur le bitume humide de rosée, non loin du bord du promontoire, reposait une poupée. Une fille. Sur le dos, les bras atrophiés et noircis, la tête déformée, la robe en lambeaux, la minuscule forme de plastique déformée semblait se moquer des deux militaires, triste anomalie de plastique consumée venue les hanter.
- Elle était dans la voiture ? demanda Lassard à l'adjoint écarlate.
- Oui, enfin... je ne sais pas, chef. Je ne vois pas ce qu'elle ferait ici, en tout cas. Qu'en pensez-vous ?
- Pour l'instant je n'en pense rien.
- Moi non plus, monsieur, souffla Bernier. A moins qu'un môme ne soit venu contempler le spectacle.
- Bon Dieu, Bernier, ne me refaites pas ce coup là....
- Désolé, chef.
Le lieutenant se redressa. La journée s'annonçait complètement merdique.
- Déposez cette... chose à mon bureau. Pièce à conviction.
- Oui chef.
- Et... mettez-là dans un sac. Tous ces trucs me démoralisent.
- Euh... oui chef, murmura de nouveau Bernier, désormais totalement abattu.
Lassard s'en retourna. Les premiers rayons du soleil arrivaient enfin à percer l'ombre des arbres.
Il s'en trouva un pour se refléter dans l'unique oeil ouvert du pantin, malheureuse silhouette brisée gisant dans la boue.

lundi 4 août 2008

Le dernier virage à gauche - II


"Je vais coucher ces quelques mots sur le papier car je suis fatigué de parler, fatigué d'écouter.
Je souhaite que mon âme s'apaise enfin dans le grattement léger du crayon bon marché glissant sur ce cahier d'écolier.
L'école... Comme il est bon de repenser à la cour de mon école, dans les années 50... De repenser à mon instituteur, Monsieur Abraham, à tous mes camarades... Et le vieux préau, envahi à l'automne par les feuilles mortes qui..."
Le Père Francis Dellatre cessa d'écrire car il sentait, phénomène chronique, qu'il ne pourrait pas retenir ses larmes. A chaque fois qu'il avait tenté d'affronter l'épreuve de la page blanche, il avait renoncé. Ce soir, pourtant, l'heure était venue et il ne fallait pas reculer.
Il barra les quelques phrases déjà écrites et reprit :
" Qui pourrait prendre en pitié un prêtre ? Qui pourrait penser : 'Quelle tristesse, pour un homme de Dieu, de se lamenter dans un journal intime ?' Car on ne prend pas en pitié un prêtre. C'est le prêtre qui endosse la pitié, qui l'apprivoise et la porte en étendard comme on porte un drapeau, le drapeau de la Miséricorde, cette ultime imposture d'une religion un million de fois plus jeune que le monde lui-même et qui, en deux mille ans de règne, a fait assassiner plus de..."
Cette fois, ce fut la colère qui le fit arrêter.
- Avec toi, c'est soit l'apitoiement, soit le blasphème ! se sermonna-t-il. La vérité, Père Dellatre, rien que la vérité !
Il barra de nouveau les quelques mots à peine inscrits, inspira profondément et jeta sur le papier :
" Je sais pourquoi tous ces enfants sont morts, qui est responsable de leur mort, et qui aurait dû prendre la parole pour dévoiler la vérité sur leur mort."
Le vieil homme ferma les yeux et expira. Le plus dur était fait. Désormais, le reste serait facile.

*
* *

Deux heures plus tard, le vieux prêtre qui se leva de son bureau était un homme vidé, consumé. Dans ses mains, le petit cahier bleu et blanc avait quelque chose d'anachronique. Le Père Dellatre en avait rempli dix-sept pages.
- J'ai tenté d'affronter ma conscience. Je vais maintenant affronter mon Créateur, pensa-t-il.
Il déposa le cahier sur son lit, éteignit la lampe de chevet et, traversant la maison silencieuse, se dirigea vers la cave. L'escalier qui menait au sous-sol était abrupt et faiblement éclairé par une ampoule jaunie. Le prêtre l'emprunta avec précaution. Dans son esprit, les phrases qu'ils avaient tracées allaient et venaient.
" Je n'étais pas prêt quand la Mort s'est abattue sur ce petit village, le recouvrant comme un suaire. Je dis bien la Mort, car une fois les enfants décédés, tous les adultes le furent un peu aussi. Ce devint le village des damnés, des gens qui pleuraient dans les rues, des parents qui se sont suicidés, d'autres qui ont fui cet endroit. Je n'étais pas prêt, je ne savais pas... quoi dire, quoi faire pour les aider. Certains m'ont demandé où se trouvait Dieu et s'il allait se manifester, leur faire un signe, et je ne pouvais pas leur répondre. Mon Dieu, pourquoi as-tu mis ma foi à si rude épreuve ? Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"
Se penchant vers le sol de la cave, le Père Dellatre se saisit du petit escabeau de fortune qu'il lui arrivait d'utiliser pour de menus travaux d'entretien au sein de la rustique maison prêtée par l'archevêché. Il le positionna sous l'ampoule qui éclairait faiblement.
" Quand cet homme mal rasé et sentant l'alcool s'est avancé vers moi et s'est présenté comme étant le gendarme auxiliaire Marc Dugain et m'a demandé d'écouter sa confession, j'en fus étonné mais j'ai bien évidemment accepté. Il m'arrivait de le croiser au volant d'une voiture de la Gendarmerie. Pas une lumière, mais un brave homme. Serviable."
Se penchant de nouveau, le prêtre ramassa une corde. Il grimpa l'escabeau et la fit aisément passer par-dessus la poutre qui soutenait le plafond. Cette manoeuvre, il l'avait déjà effectuée plusieurs fois.
" Je n'avais jamais entendu un homme pleurer comme ça, encore moins un gendarme. Il me raconta tout. On lui avait donné l'ordre de bloquer la D201 qui menait au village par la crête et qui évitait la Forêt du Loup Perdu. Il se souvenait bien du bus, il avait même parlé au conducteur. A l'intérieur, il y avait peu de bruit, la plupart des enfants devaient dormir. Il se souvenait avoir prévenu le chauffeur de la difficulté de la route pentue qui serpentait au milieu de la forêt, et du dernier virage sur la gauche, très raide. Il se souvenait surtout des feux arrière du bus s'enfonçant dans la nuit."
Le noeud était prêt. Le prêtre l'ajusta autour de son cou.
" Il m'a tout dit. Il m'a dit qu'il avait subi des pressions et qu'il fallait bloquer cette route et que s'il ne le faisait pas, ils allaient ressortir son dossier et ses histoires d'alcoolisme, alors il a obéi. Il m'a donné les noms. Je l'ai pressé de se rendre à la Police ou alors à ses supérieurs, mais il avait peur et quelque temps après, il a fui lui aussi. Moi aussi, j'ai eu peur, et je n'ai pas osé violer le secret de la confession alors je me suis tu, et j'ai laissé faire quand ils ont annoncé que le chauffeur avait bu et que son imprudence avait causé le drame. Je me suis tu et ça fait dix ans que je me tais. C'est pour cela que ce soir, je suis fatigué. J'ai 57 ans et je suis fatigué."
L'escabeau commença à se balancer. Sans regret, il se sentit partir en arrière.
" Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de voler sa propre vie.
Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de trahir le secret du confessionnal sur un cahier d'écolier.
Il y a le silence consentant, le secret et la culpabilité de celui qui sait la vérité."
- Mon Dieu, regarde ce qu'il advînt du Fils de l'Homme, pensa-t-il.
Dans la chute, sa nuque se brisa. Faisant grincer doucement la poutre de soutien, le corps du prêtre suivit quelques instant un paisible mouvement de balancier. Il s'immobilisa enfin.
Il s'immobilisa au moment même où, dans la forêt, la voiture de Gérard Lebras s'embrasait, pour la plus grande joie des trente-huit petites ombres qui se dressaient dans la brume.

mardi 29 juillet 2008

Le dernier virage à gauche - I

novembre 2007

- Et merde !
Dans sa précipitation, Gérard Lebras venait de se pisser sur les pompes. Fébrilement, il ajusta la trajectoire de son jet et aspergea le buisson situé à sa droite. Par cette nuit froide, une légère brume envahissait l'espace et les phares de la voiture garée quelques mètres plus haut fournissaient l'unique source de lumière, transformant la forêt en théâtre d'ombres.
L'homme faisait de son mieux pour accélérer cette stupide manoeuvre imposée par sa vessie; il s'était retenu depuis plusieurs kilomètres déjà et n'aurait certainement pas eu l'intention de s'arrêter dans ce coin paumé. Mais en entrant dans la forêt du Loup-Garou (ou un truc dans le genre, il ne se souvenait plus de ce que la fille de la station-service avait dit) il ne pouvait plus ignorer son bas-ventre qui le torturait et avait choisi cette mince bande de terre comme endroit pour se soulager, avisant les fourrés en contrebas.
Tant mieux, en descendant, il serait à l'abri des regards si une autre voiture passait.
Lebras se sentait mal à l'aise parce que, comme tout mâle occidental occupant un poste relativement précaire (dans son cas, VRP en produits d'entretien pour véhicules agricoles) il n'aimait pas ce qui n'était pas dans la norme.
Et il n'était pas normal d'avoir envie de pisser toutes les vingt minutes. Prostate, foie, reins, aorte ? Que lui arrivait-il ?
Et pourquoi s'être arrêté à onze heures du soir dans cette fichue forêt, tout seul ? Et pourquoi s'être perdu ? Et pourquoi le GPS TomTom était-il en panne ("Roadmap update download failed, please restart again" - mon cul, oui) ? Et pourquoi avoir fait une si longue route pour que dalle, pour démarcher quelques prospects qui ne lui avaient même pas fait de commande ferme ? Oui bon, ça c'était le boulot.
Justement, il lui pesait de plus en plus, ce boulot, mais à 46 balais, Gérard Lebras n'allait pas, en plus, se coltiner le chômage, les problèmes en tout genre, le manque de fric, avec un crédit immobilier sur le dos, plus le crédit pour la bagnole, la bonne femme qui partait en loques, dont les nichons se transformaient en fourreaux de parapluie, et un odieux fils de douze ans au QI de trois qui se prenait pour un rappeur et parlait comme un jeune de banlieue...
Tout à ses sombres pensées, Lebras avait terminé d'uriner et se secoua rapidement, ce qui projeta quelques gouttes supplémentaires sur ses chaussures maculées. Rageusement, il remonta sa braguette.
Quelles étaient les possibilités de reclassement pour un mec comme lui ? La route, les démarches auprès des agriculteurs qu'il avait appris à connaître au fil des ans, les horaires qu'il adaptait à sa guise, et même les quelques serveuses esseulées avec qui il partageait parfois sa chambre (oh, pas bien jolies, c'est vrai, mais gentilles, et puis ça l'aidait à faire passer un coup de solitude) - bref, tout ces petits riens qui faisaient son univers... cela allait lui manquer s'il se décidait à arrêter. Il soupira, et son souffle se mua en nuage translucide qui se dilua paresseusement dans la nuit.
Soudain, pour la première fois depuis bien longtemps, Gérard Lebras eut peur, sans savoir pourquoi.
Il avait entendu parler, à la télé, de ce qui s'était passé dans le coin, tous ces gosses brûlés dans un bus. A priori, le chauffeur avait picolé et avait balancé tout le monde en bas d'un ravin, un truc comme ça.
Raison de plus de ne pas traîner ici, ces putains d'histoires lui fichaient le cafard.
C'est en se retournant qu'il le vit.
- Nom de Dieu, souffla-t-il.
Dans le lueur des phares, là haut, devant la voiture, il y avait un môme.
Lebras ne distinguait pas ses traits, mais il nota rapidement qu'il était de petite taille, avec un bras qui s'écartait de son flanc.
- Evidemment Gégé, qu'il est petit, c'est un gosse, hé hé, allez remonte en bagnole, on a de la route, pensa-t-il.
En fait, maintenant qu'il y voyait mieux, il comprit que le môme avait un bras arqué qui partait vers la droite mais par contre, le bras gauche, lui, manquait, et la tête du gamin était penchée sur le côté et...
- Putain, arrête tes conneries, se sermonna-t-il. Ce sont des gens du coin qui se foutent de ta gueule, et puis un gosse à poil avec les bras tordus en pleine forêt en plein mois de novembre, ça n'existe pas. Des chasseurs, des daims, des cerfs, des loups, oui. Mais un gosse à poil en pleine nuit en plein novembre, ça n'existe pas. Et ça n'existe pas parce que ce n'est pas... normal.
Et si c'était un môme qui avait été enlevé par un pédophile ? Outreau, Dutroux, Fourniret... ces trucs arrivent. Il fallait agir. Lebras se hâta vers la promontoire et d'un bond, se retrouva sur la chaussée. Il dérapa en tentant de se redresser et cria:
- Petit !
La silhouette avait disparu. La brume s'était épaissie.
- Petit ! Reviens, petit !
Silence.
Lebras contourna la voiture. Cette fois-ci, il vit encore plus précisément.
- Nom de Dieu de bordel de merde ! gémit-il.
Ils étaient trois. Maintenant ils étaient trois, trois formes rouges dans la pénombre des feux arrières.
Dans la plus totale confusion, Lebras tenta de rassembler ses esprits :
- Putain, c'est pas possible, trois mômes à poil, qui se tiennent par la main, en pleine nuit, c'est pas possible, un pédophile ne pourrait pas les kidnapper tous les trois, un oui, mais pas trois, je veux foutre le camp d'ici, regarde, on dirait une petite fille avec eux, elle a encore sa robe, et sa robe est toute noire et elle a la tête ouverte en deux, je veux foutre le camp, nom de Dieu, laissez-moi partir d'ici !
Trébuchant de nouveau, Lebras s'engouffra dans la voiture, mis le contact et démarra. Involontairement, il pivota sur le siège et son bras gauche, dévoré par les spasmes, déclencha les pleins phares.
Ce fut la fin. Dans la lueur des feux avant et des anti-brouillard projetant leurs centaines de watts à plein régime dans la nuit, il les vit toutes, ces petites ombres grotesques formant une ronde sortie de l'Enfer. Certaines debouts, d'autres allongées, certaines se tenant par la main, d'autres collées par les bras, toutes nues ou en haillons. Une puanteur âcre envahit l'air.
Lebras hurla. Il hurla quand il appuya sur l'accélérateur et fonça tout droit.
Il hurla quans sa voiture heurta le panneau de signalisation qui indiquait le denier virage sur la gauche.
Il hurla quand il plongea dans le néant.
Il cessa enfin de hurler trente mètres plus bas, pour toujours silhouette mutilée et méconnaissable.
Et bien après que le VRP eût cessé de hurler, l'habitacle, inondé d'essence, explosa, offrant au médiocre Gérard Lebras une crémation digne de sa vie misérable, projetant vers le ciel une gerbe d'étincelles qui finirent par se perdre dans les airs, feu d'artifice funeste éclairant les trente huit paires d'yeux vitreux qui luisaient, abandonnés et interdits, dans les ténèbres.

Le dernier virage à gauche - Prologue


Dépêche AFP 12/856-77/97-11
Saint-Raphael-Le-Gentil, 14/11/1997

Dans la nation entière, le chagrin et l'émotion le disputent à l'horreur suite au terrible accident de la circulation ayant entraîné le décès de trente huit enfants et de deux adultes, à Saint-Raphael-Le-Gentil le 12 novembre 1997. Les circonstances particulièrement terribles du drame ont choqué jusqu'au Président lui-même qui, de retour d'un court séjour à l'étranger, a fait part de sa "très vive émotion et de (sa) compassion envers les familles des 38 petites victimes innocentes et de leurs accompagnateurs" dans ce qu'il faut bien qualifier de l'une des plus meurtrières catastrophes routières de ces dernières années, au même titre que la tragédie du camping Los Alfaquès en Espagne ou de l'autoroute A6 à Beaune.
Les familles éplorées se sont réunies ce matin dans la chapelle ardente établie à la hâte au sein du gymnase de Saint-Raphael-Le-Gentil, pour se recueillir devant les malheureuses petites dépouilles, au moment où le Ministre de l'Intérieur faisait état "d'élements de progrès nets dans l'enquête visant à établir de manière claire les circonstances de cette épouvantable tragédie", ajoutant que "les responsabilités seraient établies avec diligence et sévérité".
D'après les premiers éléments de l'enquête, c'est en traversant à 23 heures la forêt de Saint-Raphael-Le-Gentil, connue sous le nom de Forêt du Loup Perdu, en abordant un virage avant la lisière, que le chauffeur aurait perdu le contrôle du bus ramenant les enfants d'une visite à un célèbre parc d'attractions. Incontrôlable, le véhicule aurait alors dévalé la pente abrupte parsemée de rochers et d'arbustes, avant de percuter le fond de la ravine trente mètres plus bas et de s'embraser, ne laissant aucune chance aux passagers pris au piège.
Mais par delà l'intense émotion, la polémique enfle autour de plusieurs aspects de l'enquête. Beaucoup s'interrogent sur le trajet choisi par le chauffeur, la Forêt du Loup Perdu étant réputée non pratiquable pour les transports lourds à cause de ses routes très inclinées. De plus, les autorités ont déjà annoncé qu'une autopsie du corps du chauffeur allait être délicate, l'incendie ayant considérablement déterioré un grand nombre des corps suppliciés.
Les obsèques des victimes auront lieu le 15 novembre, alors qu'au travers tout le pays, les drapeaux des mairies ont éte mis en berne, et qu'une minute de silence sera observée demain à midi dans tous les lieux publics.
Mais par délà ces témoignages poignants de solidarité, dans ce climat lourd, les familles des victimes espèrent, pour trouver la paix, que leurs questions ne demeureront pas sans réponse.

Le jour où j'ai rencontré Mel Gibson

(d'après une nouvelle de Charles Bukowski)

Avec Julliard, on picolait déjà depuis trois ou quatre heures quand il y alla de sa proposition :
- Hey Greg, ça te dirait de rencontrer MG ?
MG... MG ou l'acteur couvert de gloire, plein de films à succès, de pognon, de starlettes, d'Oscars, des triomphes à la pelle - comme Fou sur la Route 1,2,3 ou encore Mortel Armement 1,2,3,4 (ce mec était abonné aux suites) - puis la consécration avec la mise en scène de ses propres films - Coeur Courageux et, plus récemment, La Souffrance du Messie.
Du très lourd, au propre comme au figuré. Rapport à la longévité de sa carrière, MG les avait tous enfoncés, même si son style, ses films, tout ça ne me faisait pas bander des masses.
- Je croyais qu'il vivait en Australie ?
- Non, non, il habite à Beverly Hills, à vingt kilomètres d'ici. Alors, ça te branche de le voir ?
- D'où tu le connais ?
Il me lança un regard appuyé.
- J'ai des relations.
Bien malin qui aurait pu saisir le sens d'une telle affirmation... Et d'ailleurs comment avait-il réussi à approcher une star du calibre de MG ? Toutes ces questions resteraient sans doute sans réponse... Et merde, autant ne pas mourir idiot - si ça se trouve, chez MG il y aurait plein de nymphettes en string dans une piscine, c'est souvent comme ça dans le cinéma; ce serait peut-être l'occasion pour moi de faire trempette, et, osons-le dire, de tirer ma crampée, vu que cela faisait quand même quelques mois que je trinquais avec Veuve Poignet.
Et qui sait, séduit par ma conversation et ma gentillesse naturelle, MG me signerait peut-être un chèque ?
Je fis un sort à mon verre, me levai et gueulai :
- On y va !
Pour aller chez l'acteur, il fallait sortir de l'autoroute par un embranchement qui devait faire dix bornes; on arrivait ensuite dans un quartier où la moindre tondeuse à gazon vallait le prix d’une moto en France - sans compter le plein. D'humeur maussade, j'observai les pelouses qui défilaient, au travers des grilles renforcées qui entouraient chaque bicoque.
- On va bien chez ce mec qui passe son temps à annoncer le message de Jésus ?
- C'est vrai qu'il est blindé de thunes, mais il en lâche une bonne partie au fisc, ne l'oublie pas.
- Comme je le plains !
Nous nous garâmes. Derrière les murs, on ne voyait pas encore la maison, juste l'énorme masse de bois qui faisait office de portail. Sur chaque abattant décoré était gravée une croix.
Après avoir actionné l'interphone, nous patientâmes quelques minutes - sans doute le temps pour le propriétaire des lieux de longuement nous observer au moyen d'une caméra de surveillance dissimulée quelque part. Dans l'une des croix, peut-être ?
Soudain, la célèbre voix grave résonna dans le haut-parleur :
- Qui c'est ?
- Bonjour à vous ! C’est François Julliard, et un ami qui vient tout droit de France !
- Connais pas.
- Mais si, voyons, Julliard, je travaille pour Gaumont... On a produit Element 5, de Nul Bresson... Avec Tom Millis !
- Jamais vu un film aussi merdique.
Sur ce point, j'étais entièrement d'accord. Mais il en fallait plus pour décourager François.
- Nos investisseurs français souhaitent financer des projets de films à L.A. Peut-être pourrions-nous échanger des idées ?
Argent, cinéma, copinage, promesses... Julliard s'était vite adapté. Qu'importe, la phrase magique avait été prononcée et MG venait de déverrouiller sa lourde. Le portail s'ouvrit lentement.
- Bingo !
- C'est quoi, cette histoire de projets de films ? demandai-je.
- Ici, si tu proposes pas d'amener du fric sur la table, t'es mort. Allez, en bagnole !
Pour arriver à la baraque, il fallut conduire à allure réduite pendant quelques minutes. Autour de nous, le gazon s'étendait à perte de vue.
Comment était-il Dieu possible de gaspiller autant d'espace vital ? Il aurait dû y avoir un parc ici, un lieu de loisirs pour familles, des espaces verts où les enfants joueraient sous le regard bienveillant de leurs parents... Des activités d'éveil, des cabanes, un manège, des canoés, un lac... Pas un mausolée pour acteur ringard incapable d'aligner trois répliques sans rouler des yeux. Les mômes, eux, n'avaient que des terrains vagues pourris, hantés jour et nuit par les dealers. C'était ça, mon visage de l'Amérique : l'Albanie avec des néons.
Je commençai à me sentir déprimé.
- Foutons le camp.
- T'es dingue ? Je lui ai dit qu'on arrivait... Tu vas voir, c'est un homme brillant, pénétrant...
Julliard était en plein trip. Je m'en serais voulu de lui gâcher sa récréation.
Nous nous garâmes pour la seconde fois, cette fois-ci devant l'immense maison. De la porte entr'ouverte, le célèbre comédien aux yeux bleus nous dévisageait froidement. Impossible de ne pas le reconnaître, même s'il portait une longue barbe grisonnante, qui le faisait ressembler à l'un ces Amish que l’on voit parfois dans les reportages... A ce propos, MG n'avait-il pas fait un film qui se passait dans le milieu des Amish ? Mais je devais confondre.
Julliard haletait :
- C'est lui, Greg... C'est MG !
Puis, plus fort :
- Ravi de vous revoir, M. ! C'est toujours une joie de...
- On n'a pas gardé les cochons ensemble.
- Non, je disais que c'est un toujours plaisir de vous voir, Monsieur G.
- Et parle moins fort, connard, mes enfants dorment.
Etrange prétexte car il était presque six heures... Mais bon, sonné, Julliard se tut. Toujours ça de gagné.
MG se tourna vers moi :
- Z'êtes qui, vous ? Je vous remets pas.
- Grégory, un ami de François.
- Vous êtes français aussi, n'est-ce pas ?
- Exact.
- Je devrais vous botter le cul, à tous les deux, pour nous avoir laissés tomber en Irak.
Il renifla avec mépris.
- Hrmppff... Bon, entrez.
Nous pénétrâmes dans un salon aussi vaste qu'un hall de gare; occupant un pan de mur entier, une galerie rétro-éclairée recélait des dizaines de statues, coupes, diplômes, récompenses diverses. Il y avait aussi pas mal de photos encadrées où l'on voyait principalement MG entouré d'autres personnes. Sans doute le gratin du show-biz de Hollywood. Sur l'un des clichés, je crus clairement reconnaître Barry Gloner, son partenaire black dans les Mortel Armement.
Au fond du salon, un décrochement menait à un couloir étroit, éclairé par une petite fenêtre peinte. Non, ce n'était pas une fenêtre... C'était un vitrail. Le couloir devait mener à une chapelle ou un autre truc dans le genre. Il était notoire que MG était branché religion. Tendance dure.
L'air conditionné ronronnait doucement. La maison entière était plongée dans le silence.
Nous nous assîmes. Aussitôt, MG se mit à prophétiser :
- Aux yeux du Christ rédempteur mort sur la Croix pour nous sauver tous, je vous l'annonce direct, les mecs : la fin du système de choses est proche, et la bonne nouvelle doit faire le tour du monde ! Christ Dieu est revenu ! Il est arrivé ! Et je suis là pour faire passer le message ! ALLELUIA !
Puis, se tournant vers Julliard :
- Mais peut-être avez-vous soif ?
- C'est pas de refus.
- ROMMEL !
Une sorte de skinhead de deux mètres de haut se matérialisa dans la pièce, sans que je visse très bien d'où il sortait.
- Eh, enculé de ta race ! fit MG. Tu prépares un cocktail à chacun de mes invités et tu nous ramènes ça sans traîner sinon c'est la lourde, t'as compris, fils de pute ? Et avec le sourire, en plus.
Rommel nous adressa un grand et large sourire, et disparut du salon.
A noter que MG ne nous avait pas attendu pour se noircir. Il roula des yeux vers moi :
- Alors comme ça, vous êtes français ?
- Oui, Monsieur G.
(Pas pu m'empêcher de lui donner du "Monsieur G."... Que m’arrivait-il ?)
- Vous êtes français mais... vous n'êtes pas Juif, au moins ?
- Euh, non... Pas à ma connaissance, non.
- En France, on n'aime pas trop les juifs, je crois... Dreyfus, tout ça.
- Je... je ne sais pas.
- Les juifs sont la cause de beaucoup de malheurs en ce monde, dit-il d'une voix sépulcrale, avant de s'abîmer dans ses pensées en dodelinant.
Cela me revint : il avait déjà dit un truc comme ça aux flics qui l'avaient arrêté alors qu'il conduisait ivre à 160 km/h sur une route limitée à 70. Son agent avait lu un communiqué larmoyant où MG faisait ses plus plates excuses. Et moi qui le croyait sincère !
Mine de rien, ça me faisait quelque chose d'être assis là, en face de lui, car j'avais bien aimé Fou sur la Route 2, avec le bolide noir et les punks à moto.... Et la scène très forte où il essaie de se suicider avec un flingue dans Mortel Armement... Etait-ce le 1 ? Ou le 4 ? Ou le 11 ? Après tout, quelle importance ?
Au moment où Rommel ré-apparut avec nos verres, Julliard décida, comme d'habitude, de mettre les pieds dans le plat en rompant le silence :
- Quels sont vos projets, Monsieur G. ?
Tirant sur sa barbe, l'air complètement égaré, MG releva la tête.
- Rommel, que vous voyez devant vous, et qui est également mon garde du corps personnel, s'occupe actuellement de mettre au propre le script que j'ai écrit sur la terrible guerre tribale qui opposa les Papous aux Maoris, au début du XVIème siècle.
- Formidable ! s'écria Julliard.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de si formidable à ça ? grogna MG.
- Non, je veux dire... Formidable qu'un artiste tel que vous ose s'attaquer à des pans méconnus de l'histoire de l'Humanité, et heu... qui plus est... dans la langue originale de l'époque, s'empressa de corriger François.
MG ne releva pas le pénible compliment empesé de Julliard, et nous invita à boire nos verres, ce que nous fîmes, de nouveau en silence.
Rommel avait peut-être des dons pour la retranscription des notes de son patron, mais il savait aussi préparer les cocktails, qui ne pêchaient ni par la quantité ni par le mordant. Je crois que je devais être bien beurré moi-même. Dans ces conditions, que nous restait-il à faire, à part nous saouler la gueule en nous observant haineusement ? Car, tous autant que nous étions dans cette pièce, nous nous détestions cordialement.
De plus en plus à l'Ouest, MG semblait avoir complètement oublié la proposition de Julliard sur un éventuel contrat avec Gaumont. Peut-être pour le prochain film de Nul Bresson ?
Nous avions fini nos verres. L'acteur, qui avait liquidé le sien en deux minutes, claqua des doigts - ce qui fit aussitôt se re-matérialiser Rommel.
- La même chose pour moi et ces gentlemen, et fissa, enfoiré !
Rommel sourit et s'en retourna. Mais vers où ? Exorbités, les yeux bleus de MG brillaient. Il se tourna vers moi et se mit à gueuler :
- Qu'aucun homme sur cette Terre ne pénètre chez moi s'il ne peut supporter la Révélation des Saintes-Ecritures ! Le Christ Rédempteur est mon berger ! Grâce à lui, je trace ma route entre l'ombre et la lumière ! Vous comprenez ça, Julliard, oui ou merde ?
Je commençais à être bien parti.
- Vous m'emmerdez, G. ! J'ai jamais particulièrement aimé vos films, et tout le bla bla religieux qui va avec ! Votre meilleur rôle, pardon de vous le dire, c'est celui où on ne vous voit pas, avec les petites poules en pâte à modeler, quand vous faites la voix du coq !
- UN COQ EN PATE A MODELER ? MON MEILLEUR ROLE EN TRENTE ANS DE CARRIERE, C'EST UN COQ EN PATE A MODELER ? VOUS ETES MALADE OU QUOI, JULLIARD ?
- Alors ça, ça se discute, G. Et je vous signale que Julliard, ce n'est pas moi, c'est lui.
- On s'en fout, je veux des excuses au sujet du coq en pâte à modeler ! Mon meilleur rôle, c'est dans Coeur Courageux !
- Mon cul, oui !
MG se leva de son fauteuil.
- Bordel, tu veux te battre ou tu veux baiser ?
Bonne question. J'en profitai pour jeter un oeil à François : il était livide. Il allait être temps de mettre les voiles. Néanmoins, j'étais content de ne plus appeler notre hôte "Monsieur G.".
Restait à répondre :
- Je veux baiser !
- Je vais arranger ça... ROMMEL !
L'acteur se rassit et, baissant brusquement d'un ton, me demanda tout à trac :
- Dites, je voulais savoir... Il y a beaucoup de juifs en France ?
Puis il piqua du nez vers la table du salon et s'effondra, complètement H.S.
Je me levai :
- On se casse !
Julliard se leva à son tour mais au lieu de tourner les talons, se rapprocha de l’homme évanoui, à ma grande surprise.
- Qu'est-ce que tu fous ? fis-je.
- Ce salaud de nazi a sûrement son larfeuille sur lui, je vais lui piquer un peu de fric pour injures antisémites.
- Laisse tomber, Julliard, on se tire ! A l'heure qu'il est, son gorille est sans doute en train d'appeler les flics, bordel !
Julliard fit les poches de MG qui ronflait pis que pendre. Il en extraya un porte-feuille noir.
- Bingo ! Deux cents dollars !
- Foutons le camp, François, t'es chiant !
Nous levâmes l'ancre à toute allure. Mais à peine avais-je fait trois mètres que je sentis le souffle brûlant de Rommel dans mon cou. Il agrippa mon bras gauche qu'il tordit derrière mon dos, ne me laissant aucun répit ni la moindre chance de salut.
- MES FRERES, ON SE CALME ET ON REND TOUT L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
- Mais enfin, voyons, de quoi parlez-vous, mon brave ? s'étonna Julliard.
La pression sur mon bras s'accentua; la souffrance me fit claquer des dents.
- Aaah Julliard, file-lui le fric et qu'on en finisse ! J'ai mal, mec !
- MES FRERES, J'AI DIT : ON REND L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
Julliard jeta les billets au sol. La pression sur mon bras s'accentua davantage; je hurlai.
- Mais putain, mec, tu l'as, ton fric !
- MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Quoi ???
- J'AI DIT : MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Julliard, file-lui ce que tu as, il va me péter le bras, aaaah merde...
Affolé, François jeta son propre larfeuille au sol.
- LE PETIT FRANçAIS AUSSI, IL VA FAIRE UNE OFFRANDE.
- Tu me tords le bras, ducon, comment tu veux que je bouge ?
- LE COMPLICE DU PETIT FRANçAIS VA RECUPERER LE PORTE-FEUILLE DE SON AMI AFIN DE FAIRE UNE OFFRANDE AUX OEUVRES DE MONSIEUR G.
Sous la pression de Rommel sur mon bras, je me mis de nouveau à crier. Effrayé, Julliard ne traîna pas à trouver mon blé qu'il déposa en vitesse sur la table du salon.
- Voilà, c'est fait, t'es content ?
Le coup de pied au cul de Rommel me fit littéralement décoller; j'atterris direct dans les bras de Julliard, et ni une ni deux, nous courûmes vers la voiture que François démarra en trombe. Trente secondes plus tard nous étions hors de la propriété de MG.
Je me retourmai : au loin, je pus apercevoir le portail en train de se refermer lentement.
- T'as d'autres célébrités à me présenter aujourd'hui ? demandai-je à François.
- Ben, on pourrait aller voir Whitney Smears... Tu sais, la chanteuse... Elle vient d'accoucher, en plus.
- Laisse tomber Whitney, mec. Je n'ai plus de fric, j'ai mal au bras, j'ai mal au cul... Et je n'ai même pas une photo ou un autographe pour raconter ça à mes potes en France.
- On pourrait aller boire un coup au Parré's.
- C'est quoi ça ?
- C'est un bar.
- Signe particulier ?
- Les serveuses sont à poil.
- Alors on y va !
La voiture obliqua vers la droite. D’après Julliard, le Parré's se situait sur Pico Boulevard. Il fallait prendre par la Cienega, et on allait se taper tous les bouchons.
Cela avait été, je crois, une bien étrange journée. Heureusement, elle touchait à sa fin. A travers le smog, on distinguait le halo pâle du soleil couchant. Il était dix-neuf heures, et, sur le highway interminable, la lueur de milliers de phares formait une sarabande dorée.