mardi 29 juillet 2008

Le dernier virage à gauche - I

novembre 2007

- Et merde !
Dans sa précipitation, Gérard Lebras venait de se pisser sur les pompes. Fébrilement, il ajusta la trajectoire de son jet et aspergea le buisson situé à sa droite. Par cette nuit froide, une légère brume envahissait l'espace et les phares de la voiture garée quelques mètres plus haut fournissaient l'unique source de lumière, transformant la forêt en théâtre d'ombres.
L'homme faisait de son mieux pour accélérer cette stupide manoeuvre imposée par sa vessie; il s'était retenu depuis plusieurs kilomètres déjà et n'aurait certainement pas eu l'intention de s'arrêter dans ce coin paumé. Mais en entrant dans la forêt du Loup-Garou (ou un truc dans le genre, il ne se souvenait plus de ce que la fille de la station-service avait dit) il ne pouvait plus ignorer son bas-ventre qui le torturait et avait choisi cette mince bande de terre comme endroit pour se soulager, avisant les fourrés en contrebas.
Tant mieux, en descendant, il serait à l'abri des regards si une autre voiture passait.
Lebras se sentait mal à l'aise parce que, comme tout mâle occidental occupant un poste relativement précaire (dans son cas, VRP en produits d'entretien pour véhicules agricoles) il n'aimait pas ce qui n'était pas dans la norme.
Et il n'était pas normal d'avoir envie de pisser toutes les vingt minutes. Prostate, foie, reins, aorte ? Que lui arrivait-il ?
Et pourquoi s'être arrêté à onze heures du soir dans cette fichue forêt, tout seul ? Et pourquoi s'être perdu ? Et pourquoi le GPS TomTom était-il en panne ("Roadmap update download failed, please restart again" - mon cul, oui) ? Et pourquoi avoir fait une si longue route pour que dalle, pour démarcher quelques prospects qui ne lui avaient même pas fait de commande ferme ? Oui bon, ça c'était le boulot.
Justement, il lui pesait de plus en plus, ce boulot, mais à 46 balais, Gérard Lebras n'allait pas, en plus, se coltiner le chômage, les problèmes en tout genre, le manque de fric, avec un crédit immobilier sur le dos, plus le crédit pour la bagnole, la bonne femme qui partait en loques, dont les nichons se transformaient en fourreaux de parapluie, et un odieux fils de douze ans au QI de trois qui se prenait pour un rappeur et parlait comme un jeune de banlieue...
Tout à ses sombres pensées, Lebras avait terminé d'uriner et se secoua rapidement, ce qui projeta quelques gouttes supplémentaires sur ses chaussures maculées. Rageusement, il remonta sa braguette.
Quelles étaient les possibilités de reclassement pour un mec comme lui ? La route, les démarches auprès des agriculteurs qu'il avait appris à connaître au fil des ans, les horaires qu'il adaptait à sa guise, et même les quelques serveuses esseulées avec qui il partageait parfois sa chambre (oh, pas bien jolies, c'est vrai, mais gentilles, et puis ça l'aidait à faire passer un coup de solitude) - bref, tout ces petits riens qui faisaient son univers... cela allait lui manquer s'il se décidait à arrêter. Il soupira, et son souffle se mua en nuage translucide qui se dilua paresseusement dans la nuit.
Soudain, pour la première fois depuis bien longtemps, Gérard Lebras eut peur, sans savoir pourquoi.
Il avait entendu parler, à la télé, de ce qui s'était passé dans le coin, tous ces gosses brûlés dans un bus. A priori, le chauffeur avait picolé et avait balancé tout le monde en bas d'un ravin, un truc comme ça.
Raison de plus de ne pas traîner ici, ces putains d'histoires lui fichaient le cafard.
C'est en se retournant qu'il le vit.
- Nom de Dieu, souffla-t-il.
Dans le lueur des phares, là haut, devant la voiture, il y avait un môme.
Lebras ne distinguait pas ses traits, mais il nota rapidement qu'il était de petite taille, avec un bras qui s'écartait de son flanc.
- Evidemment Gégé, qu'il est petit, c'est un gosse, hé hé, allez remonte en bagnole, on a de la route, pensa-t-il.
En fait, maintenant qu'il y voyait mieux, il comprit que le môme avait un bras arqué qui partait vers la droite mais par contre, le bras gauche, lui, manquait, et la tête du gamin était penchée sur le côté et...
- Putain, arrête tes conneries, se sermonna-t-il. Ce sont des gens du coin qui se foutent de ta gueule, et puis un gosse à poil avec les bras tordus en pleine forêt en plein mois de novembre, ça n'existe pas. Des chasseurs, des daims, des cerfs, des loups, oui. Mais un gosse à poil en pleine nuit en plein novembre, ça n'existe pas. Et ça n'existe pas parce que ce n'est pas... normal.
Et si c'était un môme qui avait été enlevé par un pédophile ? Outreau, Dutroux, Fourniret... ces trucs arrivent. Il fallait agir. Lebras se hâta vers la promontoire et d'un bond, se retrouva sur la chaussée. Il dérapa en tentant de se redresser et cria:
- Petit !
La silhouette avait disparu. La brume s'était épaissie.
- Petit ! Reviens, petit !
Silence.
Lebras contourna la voiture. Cette fois-ci, il vit encore plus précisément.
- Nom de Dieu de bordel de merde ! gémit-il.
Ils étaient trois. Maintenant ils étaient trois, trois formes rouges dans la pénombre des feux arrières.
Dans la plus totale confusion, Lebras tenta de rassembler ses esprits :
- Putain, c'est pas possible, trois mômes à poil, qui se tiennent par la main, en pleine nuit, c'est pas possible, un pédophile ne pourrait pas les kidnapper tous les trois, un oui, mais pas trois, je veux foutre le camp d'ici, regarde, on dirait une petite fille avec eux, elle a encore sa robe, et sa robe est toute noire et elle a la tête ouverte en deux, je veux foutre le camp, nom de Dieu, laissez-moi partir d'ici !
Trébuchant de nouveau, Lebras s'engouffra dans la voiture, mis le contact et démarra. Involontairement, il pivota sur le siège et son bras gauche, dévoré par les spasmes, déclencha les pleins phares.
Ce fut la fin. Dans la lueur des feux avant et des anti-brouillard projetant leurs centaines de watts à plein régime dans la nuit, il les vit toutes, ces petites ombres grotesques formant une ronde sortie de l'Enfer. Certaines debouts, d'autres allongées, certaines se tenant par la main, d'autres collées par les bras, toutes nues ou en haillons. Une puanteur âcre envahit l'air.
Lebras hurla. Il hurla quand il appuya sur l'accélérateur et fonça tout droit.
Il hurla quans sa voiture heurta le panneau de signalisation qui indiquait le denier virage sur la gauche.
Il hurla quand il plongea dans le néant.
Il cessa enfin de hurler trente mètres plus bas, pour toujours silhouette mutilée et méconnaissable.
Et bien après que le VRP eût cessé de hurler, l'habitacle, inondé d'essence, explosa, offrant au médiocre Gérard Lebras une crémation digne de sa vie misérable, projetant vers le ciel une gerbe d'étincelles qui finirent par se perdre dans les airs, feu d'artifice funeste éclairant les trente huit paires d'yeux vitreux qui luisaient, abandonnés et interdits, dans les ténèbres.

Le dernier virage à gauche - Prologue


Dépêche AFP 12/856-77/97-11
Saint-Raphael-Le-Gentil, 14/11/1997

Dans la nation entière, le chagrin et l'émotion le disputent à l'horreur suite au terrible accident de la circulation ayant entraîné le décès de trente huit enfants et de deux adultes, à Saint-Raphael-Le-Gentil le 12 novembre 1997. Les circonstances particulièrement terribles du drame ont choqué jusqu'au Président lui-même qui, de retour d'un court séjour à l'étranger, a fait part de sa "très vive émotion et de (sa) compassion envers les familles des 38 petites victimes innocentes et de leurs accompagnateurs" dans ce qu'il faut bien qualifier de l'une des plus meurtrières catastrophes routières de ces dernières années, au même titre que la tragédie du camping Los Alfaquès en Espagne ou de l'autoroute A6 à Beaune.
Les familles éplorées se sont réunies ce matin dans la chapelle ardente établie à la hâte au sein du gymnase de Saint-Raphael-Le-Gentil, pour se recueillir devant les malheureuses petites dépouilles, au moment où le Ministre de l'Intérieur faisait état "d'élements de progrès nets dans l'enquête visant à établir de manière claire les circonstances de cette épouvantable tragédie", ajoutant que "les responsabilités seraient établies avec diligence et sévérité".
D'après les premiers éléments de l'enquête, c'est en traversant à 23 heures la forêt de Saint-Raphael-Le-Gentil, connue sous le nom de Forêt du Loup Perdu, en abordant un virage avant la lisière, que le chauffeur aurait perdu le contrôle du bus ramenant les enfants d'une visite à un célèbre parc d'attractions. Incontrôlable, le véhicule aurait alors dévalé la pente abrupte parsemée de rochers et d'arbustes, avant de percuter le fond de la ravine trente mètres plus bas et de s'embraser, ne laissant aucune chance aux passagers pris au piège.
Mais par delà l'intense émotion, la polémique enfle autour de plusieurs aspects de l'enquête. Beaucoup s'interrogent sur le trajet choisi par le chauffeur, la Forêt du Loup Perdu étant réputée non pratiquable pour les transports lourds à cause de ses routes très inclinées. De plus, les autorités ont déjà annoncé qu'une autopsie du corps du chauffeur allait être délicate, l'incendie ayant considérablement déterioré un grand nombre des corps suppliciés.
Les obsèques des victimes auront lieu le 15 novembre, alors qu'au travers tout le pays, les drapeaux des mairies ont éte mis en berne, et qu'une minute de silence sera observée demain à midi dans tous les lieux publics.
Mais par délà ces témoignages poignants de solidarité, dans ce climat lourd, les familles des victimes espèrent, pour trouver la paix, que leurs questions ne demeureront pas sans réponse.

Le jour où j'ai rencontré Mel Gibson

(d'après une nouvelle de Charles Bukowski)

Avec Julliard, on picolait déjà depuis trois ou quatre heures quand il y alla de sa proposition :
- Hey Greg, ça te dirait de rencontrer MG ?
MG... MG ou l'acteur couvert de gloire, plein de films à succès, de pognon, de starlettes, d'Oscars, des triomphes à la pelle - comme Fou sur la Route 1,2,3 ou encore Mortel Armement 1,2,3,4 (ce mec était abonné aux suites) - puis la consécration avec la mise en scène de ses propres films - Coeur Courageux et, plus récemment, La Souffrance du Messie.
Du très lourd, au propre comme au figuré. Rapport à la longévité de sa carrière, MG les avait tous enfoncés, même si son style, ses films, tout ça ne me faisait pas bander des masses.
- Je croyais qu'il vivait en Australie ?
- Non, non, il habite à Beverly Hills, à vingt kilomètres d'ici. Alors, ça te branche de le voir ?
- D'où tu le connais ?
Il me lança un regard appuyé.
- J'ai des relations.
Bien malin qui aurait pu saisir le sens d'une telle affirmation... Et d'ailleurs comment avait-il réussi à approcher une star du calibre de MG ? Toutes ces questions resteraient sans doute sans réponse... Et merde, autant ne pas mourir idiot - si ça se trouve, chez MG il y aurait plein de nymphettes en string dans une piscine, c'est souvent comme ça dans le cinéma; ce serait peut-être l'occasion pour moi de faire trempette, et, osons-le dire, de tirer ma crampée, vu que cela faisait quand même quelques mois que je trinquais avec Veuve Poignet.
Et qui sait, séduit par ma conversation et ma gentillesse naturelle, MG me signerait peut-être un chèque ?
Je fis un sort à mon verre, me levai et gueulai :
- On y va !
Pour aller chez l'acteur, il fallait sortir de l'autoroute par un embranchement qui devait faire dix bornes; on arrivait ensuite dans un quartier où la moindre tondeuse à gazon vallait le prix d’une moto en France - sans compter le plein. D'humeur maussade, j'observai les pelouses qui défilaient, au travers des grilles renforcées qui entouraient chaque bicoque.
- On va bien chez ce mec qui passe son temps à annoncer le message de Jésus ?
- C'est vrai qu'il est blindé de thunes, mais il en lâche une bonne partie au fisc, ne l'oublie pas.
- Comme je le plains !
Nous nous garâmes. Derrière les murs, on ne voyait pas encore la maison, juste l'énorme masse de bois qui faisait office de portail. Sur chaque abattant décoré était gravée une croix.
Après avoir actionné l'interphone, nous patientâmes quelques minutes - sans doute le temps pour le propriétaire des lieux de longuement nous observer au moyen d'une caméra de surveillance dissimulée quelque part. Dans l'une des croix, peut-être ?
Soudain, la célèbre voix grave résonna dans le haut-parleur :
- Qui c'est ?
- Bonjour à vous ! C’est François Julliard, et un ami qui vient tout droit de France !
- Connais pas.
- Mais si, voyons, Julliard, je travaille pour Gaumont... On a produit Element 5, de Nul Bresson... Avec Tom Millis !
- Jamais vu un film aussi merdique.
Sur ce point, j'étais entièrement d'accord. Mais il en fallait plus pour décourager François.
- Nos investisseurs français souhaitent financer des projets de films à L.A. Peut-être pourrions-nous échanger des idées ?
Argent, cinéma, copinage, promesses... Julliard s'était vite adapté. Qu'importe, la phrase magique avait été prononcée et MG venait de déverrouiller sa lourde. Le portail s'ouvrit lentement.
- Bingo !
- C'est quoi, cette histoire de projets de films ? demandai-je.
- Ici, si tu proposes pas d'amener du fric sur la table, t'es mort. Allez, en bagnole !
Pour arriver à la baraque, il fallut conduire à allure réduite pendant quelques minutes. Autour de nous, le gazon s'étendait à perte de vue.
Comment était-il Dieu possible de gaspiller autant d'espace vital ? Il aurait dû y avoir un parc ici, un lieu de loisirs pour familles, des espaces verts où les enfants joueraient sous le regard bienveillant de leurs parents... Des activités d'éveil, des cabanes, un manège, des canoés, un lac... Pas un mausolée pour acteur ringard incapable d'aligner trois répliques sans rouler des yeux. Les mômes, eux, n'avaient que des terrains vagues pourris, hantés jour et nuit par les dealers. C'était ça, mon visage de l'Amérique : l'Albanie avec des néons.
Je commençai à me sentir déprimé.
- Foutons le camp.
- T'es dingue ? Je lui ai dit qu'on arrivait... Tu vas voir, c'est un homme brillant, pénétrant...
Julliard était en plein trip. Je m'en serais voulu de lui gâcher sa récréation.
Nous nous garâmes pour la seconde fois, cette fois-ci devant l'immense maison. De la porte entr'ouverte, le célèbre comédien aux yeux bleus nous dévisageait froidement. Impossible de ne pas le reconnaître, même s'il portait une longue barbe grisonnante, qui le faisait ressembler à l'un ces Amish que l’on voit parfois dans les reportages... A ce propos, MG n'avait-il pas fait un film qui se passait dans le milieu des Amish ? Mais je devais confondre.
Julliard haletait :
- C'est lui, Greg... C'est MG !
Puis, plus fort :
- Ravi de vous revoir, M. ! C'est toujours une joie de...
- On n'a pas gardé les cochons ensemble.
- Non, je disais que c'est un toujours plaisir de vous voir, Monsieur G.
- Et parle moins fort, connard, mes enfants dorment.
Etrange prétexte car il était presque six heures... Mais bon, sonné, Julliard se tut. Toujours ça de gagné.
MG se tourna vers moi :
- Z'êtes qui, vous ? Je vous remets pas.
- Grégory, un ami de François.
- Vous êtes français aussi, n'est-ce pas ?
- Exact.
- Je devrais vous botter le cul, à tous les deux, pour nous avoir laissés tomber en Irak.
Il renifla avec mépris.
- Hrmppff... Bon, entrez.
Nous pénétrâmes dans un salon aussi vaste qu'un hall de gare; occupant un pan de mur entier, une galerie rétro-éclairée recélait des dizaines de statues, coupes, diplômes, récompenses diverses. Il y avait aussi pas mal de photos encadrées où l'on voyait principalement MG entouré d'autres personnes. Sans doute le gratin du show-biz de Hollywood. Sur l'un des clichés, je crus clairement reconnaître Barry Gloner, son partenaire black dans les Mortel Armement.
Au fond du salon, un décrochement menait à un couloir étroit, éclairé par une petite fenêtre peinte. Non, ce n'était pas une fenêtre... C'était un vitrail. Le couloir devait mener à une chapelle ou un autre truc dans le genre. Il était notoire que MG était branché religion. Tendance dure.
L'air conditionné ronronnait doucement. La maison entière était plongée dans le silence.
Nous nous assîmes. Aussitôt, MG se mit à prophétiser :
- Aux yeux du Christ rédempteur mort sur la Croix pour nous sauver tous, je vous l'annonce direct, les mecs : la fin du système de choses est proche, et la bonne nouvelle doit faire le tour du monde ! Christ Dieu est revenu ! Il est arrivé ! Et je suis là pour faire passer le message ! ALLELUIA !
Puis, se tournant vers Julliard :
- Mais peut-être avez-vous soif ?
- C'est pas de refus.
- ROMMEL !
Une sorte de skinhead de deux mètres de haut se matérialisa dans la pièce, sans que je visse très bien d'où il sortait.
- Eh, enculé de ta race ! fit MG. Tu prépares un cocktail à chacun de mes invités et tu nous ramènes ça sans traîner sinon c'est la lourde, t'as compris, fils de pute ? Et avec le sourire, en plus.
Rommel nous adressa un grand et large sourire, et disparut du salon.
A noter que MG ne nous avait pas attendu pour se noircir. Il roula des yeux vers moi :
- Alors comme ça, vous êtes français ?
- Oui, Monsieur G.
(Pas pu m'empêcher de lui donner du "Monsieur G."... Que m’arrivait-il ?)
- Vous êtes français mais... vous n'êtes pas Juif, au moins ?
- Euh, non... Pas à ma connaissance, non.
- En France, on n'aime pas trop les juifs, je crois... Dreyfus, tout ça.
- Je... je ne sais pas.
- Les juifs sont la cause de beaucoup de malheurs en ce monde, dit-il d'une voix sépulcrale, avant de s'abîmer dans ses pensées en dodelinant.
Cela me revint : il avait déjà dit un truc comme ça aux flics qui l'avaient arrêté alors qu'il conduisait ivre à 160 km/h sur une route limitée à 70. Son agent avait lu un communiqué larmoyant où MG faisait ses plus plates excuses. Et moi qui le croyait sincère !
Mine de rien, ça me faisait quelque chose d'être assis là, en face de lui, car j'avais bien aimé Fou sur la Route 2, avec le bolide noir et les punks à moto.... Et la scène très forte où il essaie de se suicider avec un flingue dans Mortel Armement... Etait-ce le 1 ? Ou le 4 ? Ou le 11 ? Après tout, quelle importance ?
Au moment où Rommel ré-apparut avec nos verres, Julliard décida, comme d'habitude, de mettre les pieds dans le plat en rompant le silence :
- Quels sont vos projets, Monsieur G. ?
Tirant sur sa barbe, l'air complètement égaré, MG releva la tête.
- Rommel, que vous voyez devant vous, et qui est également mon garde du corps personnel, s'occupe actuellement de mettre au propre le script que j'ai écrit sur la terrible guerre tribale qui opposa les Papous aux Maoris, au début du XVIème siècle.
- Formidable ! s'écria Julliard.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de si formidable à ça ? grogna MG.
- Non, je veux dire... Formidable qu'un artiste tel que vous ose s'attaquer à des pans méconnus de l'histoire de l'Humanité, et heu... qui plus est... dans la langue originale de l'époque, s'empressa de corriger François.
MG ne releva pas le pénible compliment empesé de Julliard, et nous invita à boire nos verres, ce que nous fîmes, de nouveau en silence.
Rommel avait peut-être des dons pour la retranscription des notes de son patron, mais il savait aussi préparer les cocktails, qui ne pêchaient ni par la quantité ni par le mordant. Je crois que je devais être bien beurré moi-même. Dans ces conditions, que nous restait-il à faire, à part nous saouler la gueule en nous observant haineusement ? Car, tous autant que nous étions dans cette pièce, nous nous détestions cordialement.
De plus en plus à l'Ouest, MG semblait avoir complètement oublié la proposition de Julliard sur un éventuel contrat avec Gaumont. Peut-être pour le prochain film de Nul Bresson ?
Nous avions fini nos verres. L'acteur, qui avait liquidé le sien en deux minutes, claqua des doigts - ce qui fit aussitôt se re-matérialiser Rommel.
- La même chose pour moi et ces gentlemen, et fissa, enfoiré !
Rommel sourit et s'en retourna. Mais vers où ? Exorbités, les yeux bleus de MG brillaient. Il se tourna vers moi et se mit à gueuler :
- Qu'aucun homme sur cette Terre ne pénètre chez moi s'il ne peut supporter la Révélation des Saintes-Ecritures ! Le Christ Rédempteur est mon berger ! Grâce à lui, je trace ma route entre l'ombre et la lumière ! Vous comprenez ça, Julliard, oui ou merde ?
Je commençais à être bien parti.
- Vous m'emmerdez, G. ! J'ai jamais particulièrement aimé vos films, et tout le bla bla religieux qui va avec ! Votre meilleur rôle, pardon de vous le dire, c'est celui où on ne vous voit pas, avec les petites poules en pâte à modeler, quand vous faites la voix du coq !
- UN COQ EN PATE A MODELER ? MON MEILLEUR ROLE EN TRENTE ANS DE CARRIERE, C'EST UN COQ EN PATE A MODELER ? VOUS ETES MALADE OU QUOI, JULLIARD ?
- Alors ça, ça se discute, G. Et je vous signale que Julliard, ce n'est pas moi, c'est lui.
- On s'en fout, je veux des excuses au sujet du coq en pâte à modeler ! Mon meilleur rôle, c'est dans Coeur Courageux !
- Mon cul, oui !
MG se leva de son fauteuil.
- Bordel, tu veux te battre ou tu veux baiser ?
Bonne question. J'en profitai pour jeter un oeil à François : il était livide. Il allait être temps de mettre les voiles. Néanmoins, j'étais content de ne plus appeler notre hôte "Monsieur G.".
Restait à répondre :
- Je veux baiser !
- Je vais arranger ça... ROMMEL !
L'acteur se rassit et, baissant brusquement d'un ton, me demanda tout à trac :
- Dites, je voulais savoir... Il y a beaucoup de juifs en France ?
Puis il piqua du nez vers la table du salon et s'effondra, complètement H.S.
Je me levai :
- On se casse !
Julliard se leva à son tour mais au lieu de tourner les talons, se rapprocha de l’homme évanoui, à ma grande surprise.
- Qu'est-ce que tu fous ? fis-je.
- Ce salaud de nazi a sûrement son larfeuille sur lui, je vais lui piquer un peu de fric pour injures antisémites.
- Laisse tomber, Julliard, on se tire ! A l'heure qu'il est, son gorille est sans doute en train d'appeler les flics, bordel !
Julliard fit les poches de MG qui ronflait pis que pendre. Il en extraya un porte-feuille noir.
- Bingo ! Deux cents dollars !
- Foutons le camp, François, t'es chiant !
Nous levâmes l'ancre à toute allure. Mais à peine avais-je fait trois mètres que je sentis le souffle brûlant de Rommel dans mon cou. Il agrippa mon bras gauche qu'il tordit derrière mon dos, ne me laissant aucun répit ni la moindre chance de salut.
- MES FRERES, ON SE CALME ET ON REND TOUT L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
- Mais enfin, voyons, de quoi parlez-vous, mon brave ? s'étonna Julliard.
La pression sur mon bras s'accentua; la souffrance me fit claquer des dents.
- Aaah Julliard, file-lui le fric et qu'on en finisse ! J'ai mal, mec !
- MES FRERES, J'AI DIT : ON REND L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
Julliard jeta les billets au sol. La pression sur mon bras s'accentua davantage; je hurlai.
- Mais putain, mec, tu l'as, ton fric !
- MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Quoi ???
- J'AI DIT : MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Julliard, file-lui ce que tu as, il va me péter le bras, aaaah merde...
Affolé, François jeta son propre larfeuille au sol.
- LE PETIT FRANçAIS AUSSI, IL VA FAIRE UNE OFFRANDE.
- Tu me tords le bras, ducon, comment tu veux que je bouge ?
- LE COMPLICE DU PETIT FRANçAIS VA RECUPERER LE PORTE-FEUILLE DE SON AMI AFIN DE FAIRE UNE OFFRANDE AUX OEUVRES DE MONSIEUR G.
Sous la pression de Rommel sur mon bras, je me mis de nouveau à crier. Effrayé, Julliard ne traîna pas à trouver mon blé qu'il déposa en vitesse sur la table du salon.
- Voilà, c'est fait, t'es content ?
Le coup de pied au cul de Rommel me fit littéralement décoller; j'atterris direct dans les bras de Julliard, et ni une ni deux, nous courûmes vers la voiture que François démarra en trombe. Trente secondes plus tard nous étions hors de la propriété de MG.
Je me retourmai : au loin, je pus apercevoir le portail en train de se refermer lentement.
- T'as d'autres célébrités à me présenter aujourd'hui ? demandai-je à François.
- Ben, on pourrait aller voir Whitney Smears... Tu sais, la chanteuse... Elle vient d'accoucher, en plus.
- Laisse tomber Whitney, mec. Je n'ai plus de fric, j'ai mal au bras, j'ai mal au cul... Et je n'ai même pas une photo ou un autographe pour raconter ça à mes potes en France.
- On pourrait aller boire un coup au Parré's.
- C'est quoi ça ?
- C'est un bar.
- Signe particulier ?
- Les serveuses sont à poil.
- Alors on y va !
La voiture obliqua vers la droite. D’après Julliard, le Parré's se situait sur Pico Boulevard. Il fallait prendre par la Cienega, et on allait se taper tous les bouchons.
Cela avait été, je crois, une bien étrange journée. Heureusement, elle touchait à sa fin. A travers le smog, on distinguait le halo pâle du soleil couchant. Il était dix-neuf heures, et, sur le highway interminable, la lueur de milliers de phares formait une sarabande dorée.