jeudi 15 janvier 2009

Nos lendemains ne chanteront pas

Karine Deloitte détaillait un à un les ouvrages qui envahissaient par dizaines la massive bibliothèque en chêne, dont la présence intimidante semblait faire gage d'autorité souveraine chez le médecin qui la recevait, par ce froid après-midi de janvier, avec une heure de retard.
- Le retard, l'un des privilèges de la corporation médicale, pensa-t-elle.
Elle détestait les toubibs, et encore plus les psychiatres. Celui-ci, le docteur Hubert Des Termes, était son troisième en deux mois. A ce moment précis, il se lavait les mains dans le petit cabinet de toilette adjacent : par la porte entr'ouverte, Karine, déjà assise, distinguait le ruissellement léger d'un robinet ouvert.Sur l'un des rayons, un livre attira son regard. C'était Do It de Jerry Rubin, la Bible du vivre-mieux californien mâtiné de new-age à la sauce bobo, le manifeste des néo-hippies qui proposait l'abolition de toutes les barrières morales, sexuelles, économiques et sociales, perspective agrémentée d'un petit salmigondis de capitalisme triomphant pour réussir à s'épanouir en gagnant beaucoup d'argent tout en baisant mieux. Karine commença à douter du bien-fondé de sa visite chez Des Termes.
Dans le cabinet, l'eau avait cessé de couler, le médecin devait se sécher les mains. L'entrevue allait démarrer.
- Par où commencer ? se demanda la jeune femme. Tout ceci fut... si brusque.
Le premier psychiatre rencontré, il y a deux mois, avait écouté son histoire puis lui avait proposé dans la foulée de faire un électro-encéphalogramme dans une petite pièce sombre à côté de son bureau. A peine entrée dans le minuscule réduit, elle avait senti l'haleine humide et altérée de l'homme contre sa joue et deux doigts tremblants contre son sein gauche. Ce fut pour elle un demi-tour direct vers la porte, sans espoir de retour. Au moins, il n'avait pas osé lui demander de payer la consultation.
Le deuxième psy, quant à lui, avait été également remarquable, à sa manière : une heure et demie d'attente sans donner signe de vie. Mais le pire, c'est quand il avait fini par ouvrir la porte de son cabinet pour daigner la recevoir. Karine avait levé les yeux vers lui et
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soudain, une violente nausée l'avait envahie, en même temps qu'un sifflement aigu brûlait ses tympans. Malheureusement, le malaise n'était rien à côté de la vision : au dessus du col de la chemise aux imprimés démodés portée par le médecin, le cou, les traits, les pommettes, les joues et le front avaient pris une tête cireuse parsemée de tâches grisâtres. De la bouche et des yeux de l'homme s'échappaient de minuscules vers noirs, glissant le long de la bouche, salissant la cravate grise et le pantalon de flanelle beige avant de heurter le sol en faisant floc. Sur le lino, quelques filaments nauséabonds avaient aussitôt ondulé vers elle.
- Oh Mon Dieu, ça recommence ! gémit-elle avant de se ruer vers la porte qui donnait sur le couloir et fuir l'apparition de cauchemar.
Se retournant vivement pour dévaler l'escalier, elle avait jeté un dernier regard vers la forme qui se découpait dans le hall : la pénombre ne lui permit pas de distinguer ses traits.
La voix forte du docteur Des Termes, qui venait de sortir du réduit, interrompit cette évocation morbide. La vue du visage poupin et rosâtre de l'homme dégarni la rassura : pas d'hallucination à craindre pour le moment.
- Ah nous, Mademoiselle Deloitte.
La voix grave du psy tranchait avec son physique : il ressemblait un peu à cet animateur de télévision porté sur les interviews grivoises et les défis débiles, tard le soir. Comment s'appelait-il, déjà ?
A cette pensée, Karine sourit faiblement. Des Termes était réputé pour être l'un des meilleurs psychiatres de la région.
Contournant le bureau, le médecin se cala dans un siège imposant : sa blouse blanche s'écarta alors légèrement sur son ventre, libérant quelques longs poils gris et une portion de chair blanche. L'homme pencha la tête de côté d'un air encourageant et lança un tonique :
- Je vous écoute.

La première hallucination s'était produite lors d'un repas entre collègues, début octobre. Au milieu de l'apéro avait débarqué le compagnon de la responsable développement sur gros système du service où Karine travaillait depuis maintenant un an. Les deux femmes ne s'appréciaient guère : comment se targuer d'être "chef de projet" quand on dirigeait une équipe de zéro personne ? Karine n'avait toujours pas trouvé la réponse.
L'homme portait beau, la quarantaine élégante, le regard bleu vif, et un corps encore svelte dans sa combinaison de moto gris clair. Un motard flamboyant, un George Clooney de province bien qu'un peu court sur pattes, pensa la jeune femme. Karine avait 24 ans et encore jamais couché avec un homme plus âgé. Elle n'était pas contre le principe d'une telle expérience, surtout si cela pouvait faire chier l'autre conne.
C'est au début du repas, alors qu'elle jetait un ènième regard bref vers l'homme détendu et souriant qu'elle ressentit une très violente envie de vomir. Elle eut à peine le temps de retenir un renvoi acide que le brouhaha rassurant du petit restaurant ouvrier où ils se trouvaient tous
fut couvert par un
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sifflement strident. De l'autre côté de la table, le motard était maintenant penché vers la droite dans une posture grotesque, la combinaison en kevlar rougie de sang. Sa tête avait disparu, la plaie au cou formant une section parfaitement rectiligne.

- Aviez-vous bu, ou fumé du cannabis ? Etiez-vous sous traitement médicalisé ? interrompit Des Termes.
- Non, non.... murmura la jeune femme.
- Prenez-vous la pilule ? Dans certains cas, des dérèglements hormonaux liés à ce moyen contraceptif peuvent engendrer des nausées, des sensations de vertige, voire une dépression, et je ne serais pas étonné que...
Karine respira calmement.
- Docteur Des Termes, ce n'est pas de... l'hallucination dont je veux vous parler.
- Ah ? Mais je pensais...
- Ce n'est pas de l'hallucination mais de ce qui s'est produit plus tard dont je souhaite m'entretenir avec vous, si vous me le permettez.
Le médecin prit un air pincé.
- Très bien. Continuez.

Se levant, elle s'était excusée timidement et, avec faiblesse, avait battu en retraite vers les minuscules toilettes du restaurant. Là, sous la lueur jaunie de l'unique ampoule crasseuse, elle s'était aspergée la figure. Le malaise avait reflué, la sifflement s'était tu. Au bout de quelques minutes, Karine revint à table : personne ne semblait avoir noté son absence. Au moment où elle reprenait place, son regard croisa celui du motard redevenu normal. Il lui décocha un sourire enjôleur. La jeune femme détourna les yeux et tomba sur l'auto-proclamée chef de projet : elle, par contre, elle faisait la gueule.
Le lendemain, l'homme était mort.
En reprenant le boulot et en découvrant les visages consternés de ses collègues du service, Karine avait aussitôt comprit que quelque chose de grave s'était produit.
Circulant à l'est de la ville, le motard avait perdu le contrôle de la fusée d'acier entre ses jambes et percuté une glissière de sécurité pour finir sa course folle de l'autre côté de la voie rapide, à cinquante mètres du bolide fracassé et trente de son casque intégral brisé. La violence du choc l'avait décapité.

- Mademoiselle Deloitte... interrompit de nouveau Des Termes.
- Quoi encore ?
- Mademoiselle, vous est-il venu à l'esprit qu'il ne puisse s'agir que d'une simple coïncidence et rien d'autre ? Car c'est bien de cela dont vous souhaitiez me parler, n'est-ce pas ? De la relation de cause à effet entre votre... vision, dirais-je, et le décès de cette personne ?
- Je croyais que le propre des réducteurs de tête comme vous était de laisser les gens parler, objecta la jeune femme, contrariée.
Des Termes s'empourpra.
- Mademoiselle, répondit-il d'un ton plus ferme, je ne suis pas votre ennemi. Le comprenez-vous, au moins ? Et plus vous vous fermerez, plus...
- Ce que je comprends, moi, c'est que je vois des choses, je vois des gens dont l'apparence torturée et sanglante m'annonce, à moi et à moi seule, qu'ils vont très bientôt mourir et beaucoup trop tôt pour que je puisse les prévenir à temps ! Voilà ce que je comprends !
- Mademoiselle...
- Et j'ajoute, souffla Karine hors d'haleine, que la vision de ce type en combinaison de moto a été suivie par une autre avec un autre individu, un psychiatre comme vous avec qui j'avais rendez-vous et que j'ai vu surgir de son bureau, le visage pourri et rongé par les vers, il y a de cela quelques semaines.
- Mais enfin, voyons...
- Docteur Des Termes, avez-vous un confrère psychiatre décédé récemment ?
- Je... je ne crois pas, bredouilla l'homme.
- Oh si, vous en avez un ! Le docteur Lassalle, un autre réducteur de tête, qui s'est pendu dans sa maison de campagne en Normandie, à la fin de l'année. Sa fille a découvert le corps une semaine après son suicide. D'après le journal, il n'a pas supporté le départ de son épouse.
- Je...
- Vous voyez bien, Docteur, que quelque chose se passe ! Je vous appelle à l'aide, là ! Vous devez faire quelque chose, nom de Dieu ! cria la jeune femme.
Parmi les postillons qu'elle expulsa, quelques-uns atterrirent sur le bureau du médecin. Elle les balaya machinalement du revers de la main droite.
Le silence se fit. Des Termes ôta ses lunettes et entreprit de les essuyer avec méthode.
Il avait rarement vu des cas de délire précoce pareils et se prit à regretter d'avoir accepté ce rendez-vous : cette patiente s'annonçait difficile.
Il remit ses lunettes et maugréa :
- Reprenons calmement, voulez-vous ?

Depuis la baie vitrée du salon, on distinguait à peine le mur végétal formé par les haies quelques dizaines de mètres en contrebas, derrière la balançoire immobile. Les parois végétales se confondaient avec la brume ouatée et glaciale de la fin janvier. La neige avait cessé une heure plus tôt. Par moments, une silhouette furtive rayait brièvement l'étendue immaculée de la pelouse recouverte d'une fine couche neigeuse : c'était Lucrèce, le chat de la famille, estomac sur pattes d'humeur badine en cet après-midi maussade. Gambadant en toute impunité, le felin ne semblait nullement importuné par les frimas.
- Combien d'entre nous n'ont pas rêvé un jour d'être un chat ? songea Karine avec lassitude.
Allongée sur le sofa, elle venait d'apercevoir l'animal : il appuyait doucement sa patte avant droite contre le siège de la balançoire, sans grand effet pour l'instant.
La jeune femme se sentait gelée malgré la température de vingt-sept degrés qui règnait dans le salon, tous les convecteurs poussés à fond. Son père aurait été hors de lui s'il avait constaté cela. Mais elle ne se sentait pas la force de se rendre au sous-sol quérir quelque bûche pour allumer un feu. Trop fatiguée, trop déprimée pour tenter quoi que ce soit. Trop abrutie par les régulateurs d'humeur qu'elle venait d'ingérer, également. Il valait mieux que ses parents lui aient laissé la maison quelques jours plutôt que de la voir comme cela : ils prenaient l'avion tout à l'heure à destination de Cannes. Sa maman, inquiète, devait d'ailleurs lui envoyer un petit message.
Karine repensa à son entrevue avec le psy, cinq jours plus tôt.
- Deux semaines d'arrêt de travail ainsi qu'un traitement neuroleptique léger avant de tenter quoi que ce soit de sérieux, avait lâché Des Termes d'un ton pénétré. Cela dépendra des résutats de l'électro-encéphalogramme, mais je pencherais tout de même pour un état de stress lié à un conflit professionnel larvé.
La routine, quoi. Lessivée par les anti-dépresseurs, incapable de se lever, trop crevée pour penser plus de dix secondes, la jeune femme se demanda soudain ce que signifiait un traitement "lourd", ou quelque chose de "sérieux" dans l'esprit du psychiatre.
- Des électrochocs, peut-être ? frissonna-t-elle. Ou une camisole...
Elle s'abîma dans la contemplation de l'écran plat qui illuminait le salon et qu'elle avait activé sans trop savoir pourquoi.
Sur l'écran, une multitude de cotillons, drapeaux multicolores et confettis traversaient par millions l'ocean de pixels de la surface haute-définition hors de prix.
Sur une chaîne américaine, ce 20 janvier, la fête battait son plein, même si Karine avait auparavant considérablement diminué le volume sonore pour épargner ses nerfs exsangues. La dépression pouvait se satisfaire des couleurs, pas du son, et encore moins du vacarme.
Dans la lucarne démesurée apparurent les traits réguliers du premier Président noir des Etats-Unis, Hicham Fofana-Hope. Il prêtait serment ce jour même.
Confiant, il s'avança au devant de la scène. La foule hurlait. D'un bond élégant et léger, le Président gravit l'estrade qui surplombait les caméras.
- Un grand pas pour l'homme, un grand pas pour l'Humanité, sourit la jeune femme. Yes we can...
Elle n'eut même pas le temps de se réjouir de l'image rassurante de cet élu qui avait combattu la barbarie raciste et les préjugés pour faire entre son pays dans une ère moderne. Une nausée géante la cloua sur le canapé et le
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sifflement recouvrit les premiers mots de celui qui était désormais l'homme le plus puissant de la planète.
- I remember, years ago, walking with my beloved grand'ma in this broad land of Washington...
La jeune femme se pencha au dessus du tapis de laine beige et vomit. Sur l'écran, le visage fin avait pris la consistance d'une pomme avariée, les dents désormais rouges, le fond des yeux jaunes comme le jaune d'un oeuf qui aurait pourri dans une chambre surchauffée pendant des mois, le crâne ouvert en deux du front jusqu'à la base de la nuque.
Les oreilles vrillées par le
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son du pressentiment annonçant la mort prochaine du visage à l'écran, elle redressa la tête et entrevit la lueur bleu-clair du portable qui clignotait sur la table du salon.
(Message reçu - Maman)
Karine se saisit du minuscule instrument. La nausée la reprit violemment : elle eut à peine le temps de regarder le minuscule écran du Blackberry
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de déchiffrer en quelques secondes le message et de prendre connaissance de la photo jointe, avant de glisser du sofa et de heurter le tapis, inconsciente, son bras droit reposant dans la flaque de vomi brun.
- Because I'll never let a man drag me so low that I would be forced to hate him!
Un choc léger retentit. Derrière la fenêtre, les pattes appuyées sur la vitre, Lucrèce, le facétieux chat de la famille, scrutait d'un oeil étonné la silhouette évanouie sur le sol. Sans discerner sa maîtresse, il s'en retourna vers la balançoire.
Au pied du canapé, la lueur légère de l'écran du téléphone portable illuminait le dessous de la table en ébène. Sur la photo, les visages recroquevillés et noircis des parents de Karine se tordait de façon grotesque vers l'objectif, avec en sur-impression quelques mots bleus.
(Dernière photo avant le décollage. Biz Ta Maman)
Dehors, la neige se remit à tomber.