dimanche 12 avril 2009

Des roses pour Laetitia

D’un pas alerte, J traversait la passerelle de bois et de métal qui enjambait la Loire. Mètre après mètre, la sensation bien connue d’oppression s’évanouissait, laissant la place à une allégresse sauvage, presque païenne. Son lieu de travail s’éloignait enfin, ce travail honni par dessus tout.
La joie l’envahissait, car chez lui, discrète, douce, aimante et attentive l’attendait Laetitia, sa petite amie. En pensant à elle, J se mit à sourire. Combien d’années avaient passé sans qu’il ait de ses nouvelles ? Combien de jours, combien d’heures n’avait-il pas rêvé d’elle, son sourire, ses yeux, sa façon de le regarder qui disait « Moi, je te comprends » ?
J rayonnait car être amoureux dans cette vie lui suffisait. Il était un homme comblé.
Sur cette étroite passerelle le croisaient divers passants qui lui jetaient de brefs regards de biais et il y en eut quelques-uns pour penser « Voici le visage de quelqu’un d’heureux ». L’observant, un adolescent boutonneux se dit qu’il devait kiffer sa meuf grave. Une dame cinquantenaire un peu boulotte se demanda avec nostalgie depuis combien de temps son mari ne l’avait pas regardée de la sorte. Un jogger d’une trentaine d’années le dépassa et se dit qu’il devrait peut-être, ce soir même, inviter sa propre copine à dîner car cela faisait une paie. Sur la passerelle caressée par la brise délicate du printemps naissant, l’Amour frappait à la porte et n’attendait qu’un sourire pour entrer dans le coeur des êtres.
Sa traversée achevée, J s’engagea dans une ruelle et se dirigea vers la petite boulangerie où il avait ses habitudes. Il allait prendre du pain, bien sûr, mais aussi quelques pâtisseries. Laetitia en était friande et il avait lu dans Marie-Claire que les femmes étaient sensibles aux petites attentions qui égaillaient leur quotidien. Ce numéro de Marie-Claire, il s’en souvenait bien. Le grand dossier du mois c’était : « Orgasme : un nouvel horizon pour votre corps - et votre couple ! ».
Il y avait un peu de monde en cette fin d’après-midi. Deux lycéennes avaient du mal faire leur choix, retardant toute la file et J en profita pour jeter un œil fatigué sur l’écran plat qui diffusait un bandeau d’informations en continu au dessus du rayon viennoiserie.
Sarkozy / Obama : désaccord sur l’entrée de la Turquie en Europe.
Tu m’étonnes.
Alliot-Marie : contre le port des cagoules pendant les manifestations.
Toujours les mêmes conneries.
Sarkozy : pour un capitalisme décent à visage humain.
Droit dans le mur, et avec le sourire en plus.
Nantes : vive émotion après la disparition d’une étudiante.
J ne regardait déjà plus l’écran car il venait d’avoir une idée : il allait faire une halte chez le fleuriste situé à quelques mètres et dont il venait d’apercevoir l‘enseigne. Il paya rapidement les deux baguettes, la religieuse et l’éclair au café emballés que la petite employée brune lui tendit en lui faisant un bref clin d’œil. Il sourit. Ils se connaissaient de vue, et même s’il la trouvait un peu jeune, ce petit signe de complicité lui fit du bien.
- Heureusement que Laetitia ne voit pas cela, elle est si jalouse ! pensa-t-il.
Le fleuriste était un homme grisonnant à qui on ne la faisait pas. Quand J lui fit part de son souhait d’offrir des fleurs à sa fiancée, l’homme prit un ton docte et démarra tout de go :
- Monsieur, le cœur d’une femme est un océan de secrets !
- Alors là, je suis bien d’accord, fit J.
- Quel bouquet pour quel type de femme, me demanderez-vous ? Eh bien, en fait c’est simple : il faut lui offrir le plus beau, le plus tendre, le plus doux des témoignages et…
J ne l’écoutait pas car il avait fait son choix : près des lys et des œillets, de magnifiques roses rouges éclataient, rendant tout le rayon fade à leur côté.
- Je vais prendre une douzaine de ces roses rouges, là-bas, coupa J.
- Rouge, couleur du danger, du sang, de la vie ! fit l’homme.
- Et poète, avec ça !
- Vous pouvez me donner du Monsieur, si vous voulez !
Ils rirent. J s’acquitta du prix et s’éloigna sans tarder.
Derrière lui, l’homme l’interpella :
- N’oubliez pas ! Bien penser à couper les tiges et verser la poudre de conservation dans le vase sinon elles vont vite pourrir. Ce serait dommage…
J marchait vivement et bientôt le son de la voix du vendeur se fit moins distinct.
- Ce serait dommage qu’elles se fanent si vite !
L’homme se tut. Son client ne l’écoutait plus et il n’aurait pu l’en blâmer : lui aussi avait été très amoureux de sa première épouse au début (il y a de cela… quoi… vingt, vingt-cinq ans) et il avait eu ce même regard.
C’était il y a bien longtemps.

J franchit le portail de son immeuble : il se referma brutalement derrière lui en un choc sourd. Le brouhaha de la circulation était maintenant atténué par les hauts murs de pierre caractéristiques du vieil édifice qu’il habitait. La nuit tombait rapidement et l’éclairage indirect dans l’escalier dispensait chichement une lueur misérable.
Pas un son, hormis le pas léger de J sur les dalles de pierre. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait de son étage, le troisième, une odeur lourde prit corps, de plus en plus présente.
- Laetitia, pensa J, dans quelques secondes, je serai rentré. Je… j’ai un cadeau… des roses… pour toi.
J arriva au troisième. Son appartement se trouvait à droite. L’odeur avait cru en force et était impossible à ignorer. Il s’en foutait.
Soudain, un claquement se fit entendre derrière lui : c’était le voisin d’en face qui déverrouillait sa lourde. J serra les dents : il ne supportait pas ce vieux qui schlinguait comme s’il ne s’était jamais essuyé le cul. Dire que ce salaud était propriétaire de quatre appartements dans l’immeuble… à se demander comment il avait fait. En vendant du beurre aux allemands ?
Le vieil homme court sur pattes sortit de chez lui et lança du palier, sur un ton faussement jovial :
- Ah ! Monsieur J !
J ne répondit rien : impossible de se souvenir du nom de ce fils de pute.
- Bien, bien… fit le voisin.
Il se racla la gorge et reprit :
- Auriez-vous remarqué, depuis quelque temps, ce… cette…
- Oui ?
- Eh bien, voyons… cette odeur forte à l‘étage ?
- Quelle odeur ?
« Erreur, erreur, pensa J. Reprends et ne t’énerve pas. »
- Ouais, c’est un peu curieux, corrigea-t-il.
Il commençait à avoir la migraine.
- Ah ! Vous l’avez sentie aussi, n’est-ce pas ? demanda le vieux.
- Mouais.
- Je me demande ce que ça peut bien être.
J frottait doucement l’une des épines des roses du bouquet de son index gauche. Il se sentit un peu mieux.
- Il doit bien y avoir une explication… reprit le vieux.
- Certainement.
- C’est peut-être un rat mort dans la colonne de gaz.
- Peut-être.
- Et… euh… chez vous… vous n’avez pas le problème ?
- Vous pensez que ça pue chez moi, c’est ça ?
- Euh, et bien, je…
- Si vous croyez que ça pue chez moi, dites-le carrément et qu’on en finisse !
- Admettez quand même que l’odeur est plus forte devant votre porte, et je me disais…
- Moi, je me disais que si vous vous essuyiez plus souvent le derche, l’odeur diminuerait peut-être un petit peu…
« Arrête, nom de Dieu, tu dis des conneries » pensa J.
- Non mais dites voir, jeune homme… hoqueta le voisin.
- Et sachez que je ne suis plus si jeune que ça ! Au revoir !
J s’en retourna vers sa porte qu’il ouvrit rapidement. Il s’engouffra dans l’obscurité du hall d’entrée et referma brièvement derrière lui, ce qui n’empêcha pas un bref effluve aigre de refluer vers le palier. Du couloir obscurci de l’appartement, il entendit la porte du vieux qui claquait. Bon débarras.
Un contact poisseux se fit sur son index gauche : une des épines avait perforé la peau fine et il saignait.
- Rouge, couleur du sang, couleur de la vie, avait dit le fleuriste.
J sourit dans le noir. Sa migraine avait disparu.

Plus tard.
Dans la cuisine, toutes lumières éteintes, J discutait avec Laetitia qui, comme à son habitude, animait la conversation avec esprit, humour et douceur.
- Mon ange, tu as envie de faire quelque chose de spécial ce week-end ? demanda-t-il.
Elle lui répondit que peu lui importait, qu’elle était contente d’être avec lui et qu’ils pouvaient fort bien rester ici, sous la couette.
- Si tu veux, on pourrait aller dîner sur les bords de Loire, il y a un petit restau sympa que j’aimerais bien te faire découvrir, ma puce.
Elle dit qu’il n’y avait pas de problème, qu’elle lui faisait confiance.
- J’appellerai tout à l’heure pour réserver, alors.
Elle dit que c’était parfait et qu’elle avait hâte de découvrir cet endroit.
- Ma douce, fit J en se penchant pour l’embrasser.
Ce faisant, il heurta du coude la bouteille de JB qui trônait sur la table et dont il avait vidé la moitié en moins d’une heure : elle roula sur la table et tomba sur les genoux de la jeune femme. Sous le choc, sa tête se mit aussitôt à pencher sur la droite.
- Oh pardon… pardon, mon bébé, s’exclama J.
En titubant, il se leva prendre le balai. A tâtons, il longea le mur qui menait à l‘escalier de la mezzanine où il dormait : la peinture du plafond s’écaillait et il devait régulièrement balayer les petits morceaux blancs sur le sol. Mais cela faisait maintenant un bail qu’il négligeait cette tâche élémentaire et les polygones blancs recouvraient le parquet, par dizaines. J s’en moquait : il vivait dans le noir depuis des semaines.
Il se saisit du balai, s’en retourna dans la cuisine et s’approcha de Laetitia. Elle n’avait pas bougé. Délicatement, avec une tendresse infinie, il redressa la tête de sa fiancée et la cala avec le balai incliné. Reculant, il observa la scène : elle se tenait de nouveau bien droite, le manche était pile poil de la bonne longueur.
- Ma chérie, sourit-il.
Une lueur brève venue du dehors balaya la pièce, encore et encore, se reflétant dans les yeux vitreux de la jeune femme. Intrigué, J s’approcha de la fenêtre, dissimulé derrière l’imposant volet intérieur en bois. C’était un vieil immeuble.
En contrebas, dans la rue pavée, deux voitures de police stationnaient en silence, leurs gyrophares allumés créant sur les murs de la cuisine un feu d’artifice bleu et rouge hideux, aberrant. Un flic épais sortit du premier véhicule.
Confusément, J sentit que le week-end avec Laetitia allait connaître quelque imprévu. Il décida de s’asseoir aux côtés de sa petite amie et de réfléchir à tout cela en en grillant une.
Il contempla le briquet Zippo qui se trouvait devant lui sur la table, à côté du bouquet de roses rouges négligemment éparpillé : scrutant la surface dépolie du petit objet, il distinguait bien la forme de son visage mais impossible de reconnaître ses traits, dans la sarabande bleu et rouge qui persistait.
- Bizarre, quand même, se dit J. Je n’arrive pas à me voir dans le reflet. Qu’en penses-tu, chérie ?
Laetitia répondit qu’elle n’en savait rien et qu’il était inutile de compliquer les choses en permanence comme il le faisait.
- Oui, tu as raison ma douce, excuse-moi.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la bouche. L’odeur qui se dégageait devenait insoutenable et l’estomac de J jouait à saute-mouton dans son ventre mais il s’en foutait bien. Elle était son seul amour : il l’avait aimée hier, il l’aimait aujourd’hui, il l’aimerait encore demain. Il l’aimait comme elle était.
Il posa sa joue contre la main gauche de la jeune femme et repensa à leurs retrouvailles imprévues. En rentrant tard il y a deux semaines, il l’avait aperçue derrière la médiathèque, à cent mètres de chez lui : elle regagnait sa voiture. Une joie immense l’avait gagné et il l’avait aussitôt approchée.
- Laetitia, tu te souviens de moi ?
Elle sursauta.
- Pardon ?
- Laetitia, tu te souviens de moi ? J, à la Faculté, en Licence ?
Elle tiqua.
- Vous faites erreur. Soyez gentil, merci de me laisser.
Il faisait nuit. Il faisait froid. Personne en vue.
- Mais si, voyons, on prenait souvent le café ensemble avec les autres, JF, Lino, Sébastien, Sophie… Tous les jours, on se retrouvait à la cafèt !
- Ecoutez, je ne vous connais pas, comment il faut vous le dire ?
Il s’était collé à elle vivement, lui agrippant les épaules, en haletant :
- Mais enfin, pourquoi ?
- Laissez-moi, je vais hur…
Alors il l’avait frappée, frappée, frappée encore et à la fin elle ne ressemblait plus tellement à Laetitia, ni à qui que ce soit d’autre.
La pluie s’était soudain mise à tomber : il avait ôté sa veste pour en recouvrir le malheureux visage meurtri de la jeune étudiante, afin de le protéger des gouttes. Puis il l’avait prise dans ses bras en pleurant, dans cette rue déserte qui ne les aimait pas.

Les coups sourds retentissaient depuis trente secondes à la porte quand il redressa vivement la tête : il s’était endormi.
- Laetitia, tu vas ouvrir ?
Elle garda le silence.
- Laetitia ? Ma chérie ?
Elle ne répondit rien. Le briquet Zippo était toujours dans la main de J : depuis la surface de métal, ses traits demeuraient indistincts. Le balai avait glissé : la jeune femme était désormais complètement penchée en avant, son front reposant sur la table de la cuisine.
Les coups à la porte se turent. Il lui semblait avoir entendu des voix émanant du palier mais il n’en était plus si sûr.
J était contrarié : il avait oublié d’appeler le restau pour réserver. C’était pourtant un endroit sympa, calme, un idéal lieu de rendez-vous romantique au bord du fleuve.
- Tu verras, Laetitia, ça te plaira, j’en suis sûr…
Elle ne dit mot. J s’approcha de la fenêtre et ouvrit le volet intérieur, puis la fenêtre : l’air frais s’engouffra.
- Je… j’ai juste un petit truc à faire et après, j’appelle le restaurant, promis. Tu verras, c’est un endroit super.
Il enjamba le balcon.
- Le nom, c’est « Carpe Diem ». Pas mal, non ?
Il ferma les yeux.