mercredi 2 septembre 2009

"Destination Paradis"

Au sud des Landes, le long des premiers contreforts rocheux annonçant les fiers massifs des Pyrénées, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s'y jeter, nul fleuve n'y prend sa source. Sur son étendue, les coups de vent capricieux dessinent parfois de longues rides liquides, et sous sa surface, il suffit de quelques brasses pour s'enfoncer dans les ténèbres d'une eau glaçée vieille de mille ans.
La forêt qui entoure le lac porte le nom de Forêt du Loup Perdu et seul quelque ancien du village saurait peut-être encore expliquer le sens funeste de cette appellation. Certains appellent encore le lieu "Lac du Loup Perdu", mais le promoteur immobilier qui a bâti dans les années 50 une petite base nautique de loisirs le long de l'étendue d'eau ne s'est pas, lui, embarrassé avec ce détail. Démarche commerciale oblige, il a choisi de frapper fort et a baptisé l'endroit d'un nom qui tape, d'un nom qui claque, d'un nom dont on se souvient longtemps.
Ce lac, il l'a surnommé : "Destination Paradis".
Une "Destination Paradis", dans les années 50, cela voulait dire vingt petites cabanes familiales comportant chacune une chambre pour 4 personnes et un petit coin cuisine équipé simplement. En comptant les douches et toilettes collectives à cent mètres des habitations sommaires, quelques jeux pour enfants, dix pédalos stationnés sur la fine plage de sable beige, on avait un petit centre tout à fait présentable - pas le grand luxe mais déjà un début à l'ère naissante de la démocratisation des loisirs. Du moins, c'est ce que pensait Hubert Tardieu, le promoteur qui, flairant le bon coup, avait investi cent mille nouveaux francs (en 1958 !) pour contruire ce mini-complexe.
Et quand, au coeur de l'été immaculé, le ciel bleu et l'ardeur du soleil faisait resplendir la surface du lac apaisé, une fête des sens se faisait jour - rires enfantins, reflets de l'eau, odeur fraîche des sous-bois... Le bonheur était à portée de main, la porte des cieux semblait s'entr'ouvrir et radieux, Hubert Tardieu, l'homme d'affaire souriant, se disait que cet endroit ressemblait bien à ce qu'il promettait : un petit coin de paradis.
Mais parfois, les sens ne sont plus en fête, les rires enfantins ne résonnent plus et l'odeur entêtante des pins s'efface sous les remugles de la terre mouillée. Le soleil disparaît, les nuages se font hostiles, le lac placide arbore alors sa vilaine teinte grisâtre.
Et le paradis se transforme en Enfer.
Le dix août 1959, une jeune vacancière de quinze ans s'est noyée à Destination Paradis. Alertés bien vite, les secours n'ont pu sauver l'adolescente dont le corps ne fut d'ailleurs jamais repêché. On fit en hâte acheminer de Toulon une drague spéciale pour les grands fonds, en vain : ce qu'il prend, le Lac du Loup Perdu ne le rend pas, et même si sur ses rives, le soir, le vent chante dans les pins et accompagne les rossignols légers, les eaux sombres du lac, elles, gardent leur secret, profond de mille nuits. Et les morts qui y dorment se taisent.
Le choc de la noyade de la jeune femme traumatisa les estivants, les circonstances du drame étant difficiles à préciser. Savait-elle nager, l'avait-on poussée ? Pourquoi voulait-elle traverser le lac dans le sens de la longueur ? Pour rejoindre ses amies ?
Le camp de vacances fut bouclé pour enquête, les parents de la jeune fille évacués à l'hôpital. Hubert Tardieu contemplait le procès sanglant et la ruine assurée se rapprocher de lui lentement et sûrement.
Deux mois plus tard, en octobre 1959, le camp était fermé.
Mais le lac placide, lui, celui qu'on appela un temps le lac Paradis, s'étend toujours avec majesté au pied des collines, cerné de pins centenaires, et parfois, quand la tempête se lève, sa surface agitée semble se lever vers le ciel noir pour lui chuchoter quelque sinistre histoire, l'histoire de la jeune enfant intrépide aux cheveux roux qui l'épousa pour toujours, dans des noces d'herbes, de vase, de larmes et d'eau.

Bien des années plus tard...
Les trois filles avaient franchi la petite butte qui les séparaient du lac et se tenaient silencieuses devant l'étendue calme, fascinées. Il faisait beau et doux, à 1200 mètres, ce qui promettait des nuits fraîches et des journées agréables pour août. Les adolescentes, arrivées une heure plus tôt, appréciaient le spectacle comme la température. Le temps de jeter les sacs à dos dans la chambre du haut et hop, direction le lac. Le périple de quelques heures en voiture pour atteindre le chalet, où était prévue cette semaine de vacances, avait donné lieu à bien des projets, entre aller en boîte, rencontrer des mecs craquants, bouger, faire des trucs délires et tout, mais le premier et plus urgent était d'aller plonger direct dans le lac Paradis en arrivant. Mais maintenant, les demoiselles restaient immobiles, jouissant du spectacle. Des années avant, la vue du lieu depuis la butte qui le surplombait avait coupé le souffle à bien des vacanciers.
- Que c'est beau ! souffla l'une d'elles.
- Oui, approuvèrent ses amies, à voix basse elles aussi.
Pas grand-chose d'autre à ajouter. Elles se turent.
Au bout de quelques minutes, Téva, la plus âgée, dit :
- On ira nager demain, si vous voulez, mais je vous préviens : ça caille et en plus c'est profond.
Négligemment, elle remua son poignet droit : deux petits bracelets à clous tintèrent doucement. Les trois filles adoptaient le look rock à fond, parce que ça leur plaisait et qu'on a la vie qu'on se fait. Par ce mois d'août, an de grâce 2009, le lac Paradis les accueillait placidement, se moquant bien de leur apparence.
- Profond comment ? demanda Claire, la blonde.
- Très profond. Des gens se sont noyés ici.
Le silence devint pesant. Avisant l'expression consternée de ses amies, Teva reprit :
- Enfin, c'était il y a hyper-longtemps...
- Ah ? fit la troisième fille, Camille.
- Oui, en fait il n'y a eu qu'une personne qui y est restée, une femme.
- Ah ? répéta Camille.
Claire la poussa doucement de l'épaule et lui dit :
- Change de disque, mademoiselle AhAh !
- Oh, ça va.
De nouveau le silence. Une brève brise se leva, ridant la surface de l'eau. Depuis un pin, sur une haute branche, un sifflement léger retentit, produit par un geai. Harmonie, équilibre, toujours.
- Et comment tu sais ça ? finit par demander Claire.
- Mon père me l'a raconté, répondit Téva.
- Ah bon ?
- Oui, vous voyez la petite cabane en ruine, là-bas ?
Elle désignait du doigt ce qui avait dû être un petit chalet rudimentaire, maintenant complètement désossé. Ses deux amies approuvèrent.
- Eh bien, autrefois, avant les évènements, les parents de la femme noyée passaient leur vacances dans cette baraque et son père y avait peint un portrait de sa fille...
- Ah oui ? dit Claire, que la conversation passionnait de moins en mois.
Mais Téva était lancée. Camille buvait ses paroles : les histoires occultes, c'était son truc.
- Donc, reprit l'adolescente au tee-shirt The Stooges, le portrait est resté longtemps dans ce petit chalet bien après que la fille se fût... enfin... vous voyez... Bref, devinez où il a atterri ?
Silence.
- Chez nous, à la maison, juste derrière !
- Génial, murmura Camille.
- Délire, chuchotta Claire.
Téva rayonnait : cible atteinte, effet réussi, deux victimes sur le carreau. Elle sourit :
- Oui c'est mon grand-père qui l'a récupéré - avec d'autres babioles - et a tout mis à la cave. Défense d'y toucher, et tout ! Grosse déchire ! Mon père s'en souvient bien, il m'a raconté ça il y a longtemps mais j'ai pas oublié !
Les deux autres filles ne quittaient plus Téva des yeux. Camille demanda :
- Dois-je comprendre que dans la cave se trouve le portrait de la noyée du lac Paradis ?
- Bingo, t'as tout compris, ma vieille !
- M'appelle pas comme ça !
- Pardon, pardon... FPST !
- FPST ? demanda Claire.
- Fais Pas Sous Toi !
Elles rirent.
Le vent se leva de nouveau. Il était sept heures, il commençait à faire froid, et sombre. La surface du lac demeurait immobile, un vrai miroir. Le reflet d'un cumulus y dérivait doucement : son image plongeait dans l'étendue d'eau. effet vertigineux. Mais les filles l'ignorèrent.
- Bon, on rentre ? suggéra Camille.
Elles rebroussèrent chemin. Leur chalet était à cent mètres.
- Tout à l'heure, si vous voulez, on ira voir le portrait, proposa Téva. Ma mère ne dira rien, on fera ça discrètos...
Ses deux amies hochèrent la tête vigoureusement. Téva se félicita : le portrait de la noyée, ça faisait toujours son petit effet. Et puis, il n'y avait pas que le portrait : son grand-père avait stocké d'autres choses lui ayant appartenu.
Les trois adolescentes hâtèrent le pas.
Elles se bousculèrent et rirent tout au long du trajet. Le chalet, le lac, le portrait : pas de doute, la semaine commençait bien.

L'escalier qui menait à la cave humide et froide était très raide et peu éclairé par l'unique ampoule qui dispensait une lumière chiche, misérable. C'était une lueur qui mendiait et le joug des ténèbres se faisait sentir. Les trois adolescentes avait procédé à leur descente avec précaution : pas le moment de se casser un truc sur le chemin du "Portrait Maudit de la Disparue" (l'expression était de Claire, inventée juste après le repas). Les filles faisaient silence : la maman de Téva, en charge du groupe pour la semaine et épuisée par le trajet, s'était couchée tôt. Il était vingt-trois heures.
- C'est par là, chuchota Téva.
- Beurk ! Y fait noir et ça pue ! maugréa Camille.
- Tu t'attendais à voir quoi ? George Clooney ?
- FPST !
- Oh, ça va !...
Le long d'un minuscule corridor étaient disposés les objets typiques qu'une cave se devait de recéler : deux vieux matelas tâchés, des transats poussiéreux repliés, une bibliothèque où s'entassaient des dizaines de livres de poche (Claire remarqua au passage un "Fantômette contre le Masque d'Argent", pas mal mais pour les petits), un ballon de volley, trois parasols fermés aux couleurs passées, un tableau représentant une plage déserte (très moche, pensa-t-elle) et bien d'autres pépites pour vide-grenier du dimanche.
- C'est par là, murmura Téva, en actionnant un interrupteur.
Une seconde ampoule se mit à distribuer un éclairage encore plus mortifère que le premier, dévoilant un minuscule résidu à droite du corridor. Dans la petite pièce, le long du mur de gauche, un drap gris formait une bosse de un mètre de haut, dissimulant un meuble.
- Un meuble ou un portrait d'une jeune fille décédée, eh eh, pensa Claire.
Téva ne fit pas de cadeau et arracha le drap sans ménagement aucun. Camille sursauta.
La poussière envahit le réduit. Une fois dissipée, les filles s'approchèrent d'un chevalet au pied duquel gisait un carton fermé. Des tâches de moisissure en constellaient la surface marron.
- Alors, le portrait ? demanda Camille.
- Il est là, il est dans l'autre sens, face au mur, chuchota Téva.
- Bon, tu le retournes ?
- C'est que...
L'adolescente hésitait : ce n'était peut-être pas bien de faire ça, après tout, déranger le portrait de la noyée.
- Allez, retourne-le ! ordonna Claire.
- Regardez ! dit Camille.
Se penchant, elle avait remarqué quelque chose et entr'ouvrit le carton.
- Camille, ne... fit Téva.
- Ouaaahh ! D'enfer !
Elle se saisit avec précaution d'un large tissu qu'elle déplia aussitôt.
- Ouaaahh ! Une robe ! J'hallucine ! Une robe !
Elle écarta les bras, chaque épaule de la robe autrefois blanche, maintenant sale et par endroit noircie, bien calée entre le pouce et l'index, offrant le spectacle à ses amies. Les trois filles étaient médusées.
- Gothique à mort ! La déchire ! murmura Claire.
- J'hallucine ! sourit Camille.
- Première fois que je la vois ! déglutit Téva.
La taille de la robe atteignant au pire 38, on pouvait en déduire que la personne qui l'avait portée devait être menue.
- C'est à elle ? haleta Camille. C'est sa robe ? C'est la robe qu'elle portait quand... ?
Silence.
Camille se tourna vers Téva et reprit :
- C'est sa robe ?
- A... à qui ?
- Ben, à la noyée ?
- Je... je crois.
- Tu nous a dit que tu connaissais déjà ces trucs !
- Oui, enfin je savais qu'il y avait le portrait, pas la robe, et...
- Ouahhouh ! Regardez, y a autre chose ! J'hallucine grave !
Ne tenant plus la robe que d'une main, elle se pencha vers le carton et en sortit un minuscule bouquet de roses fanées et noires, ainsi qu'un collier de perles bon marché, sans doute en toc.
- Ou en plastoc, pensa Claire.
Camille ne se tenait plus : ses joues rouges devaient être la seule source de chaleur à dix kilomètres.
- Délire ! Regardez, le collier, le bouquet, la robe ! Regardez sa robe !
- Camille, arrête, s'il-te-plaît, demanda Téva.
- Quoi ? Je fais rien de mal...
- Ce n'est pas bien, on va tout remettre et...
- Oooh... FPST ! T'en fais, une tête !
Téva se tut. Toute volonté semblait l'avoir abandonnée. Claire reprit la main et dit :
- Bon allez, aboule le portrait, ensuite on range tout et on remonte.
Cette histoire débile de portrait et de noyée commençait à la gonfler au plus haut point. Donc, le portrait, ensuite retour dans la chambre, dodo, et demain, le lac, les délires et le rock à fond la caisse. Ce qui tombait bien, elle venait d'acheter le dernier CD de My Chemical Romance.
Téva se saisit du portrait retourné et le déposa sur le sol avec douceur, tout en le tourant vers ses amies.
- Quoi ? C'est ça ? Mais c'est nul ! cracha Claire.
- Hein, c'est nul ?
Téva contourna le tableau et le fixa quelques secondes.
- Ah oui, effectivement, c'est pas terrible...
Le cadre jauni, serti d'ordinaires imitations de dorures anciennes, servait d'armature à une plaque de tissu de trente centimètres de large sur cinquante de haut, où l'on distinguait avec peine les épaules, le cou et le visage de trois-quart d'une femme assez jeune, située au premier plan d'un paysage qui, à première vue, faisait penser au lac Paradis. L'ensemble était recouvert de poussière, et la lumière médiocre n'aidait pas.
Claire ne cacha pas sa déconvenue :
- Bon, on repose ce truc, on éteint et on remonte. Camille, t'es pas d'accord ?
L'adolescente ne répondit rien. Absorbée par le portrait souillé depuis des années, elle tendit une main tremblante et caressa la surface rugueuse de la peinture âgée.
- Cinquante ans... murmura-t-elle. Un peu de respect, ce portrait date d'il y a cinquante ans...
Claire et Téva se taisaient. Camille reprit :
- Elle est morte si jeune, si innocente... Son portrait, sa robe...
- Camille..., interrompit doucement Téva.
- C'est tout ce qu'il reste d'elle... continua Camille. Dans la poussière et les toiles d'araignées... ce carton... contient ses seuls biens.
- Camille, on va remonter, d'accord ?
- Elle est... si seule, si abandonnée...
La jeune fille se laissa tomber sur le seul et se mit à pleurer. Ses sanglots déchirèrent quelques instants le silence pesant et humide de la cave. Elle se calma rapidement.
Claire soupira : son amie avait toujours été trop sensible.
- Bon, Téva, aide-moi. On va retourner dans la chambre. Camille, relève-toi.
L'adolescente renifla et se remit sur pied bien vite. Le portrait fut ré-installé à sa place, la robe rangée en hâte avec le bouquet et le collier.Trois minutes plus tard, les filles avaient regagné le rez-de-chaussée, sans un bruit. Tendrement, Claire déposa un baiser sur la joue rouge de Camille. Les deux amies se sourirent.
Dans les profondeurs de la cave, l'obscurité, le silence et le froid régnaient de nouveau.
Sur la surface du lac, une onde traversa l'étendue d'eau glacée et, dans la nuit, vint recouvrir la petite plage de sable gris, à cent mètres du chalet.

De paisibles ronflements troublaient à peine la quiétude de l'habitation silencieuse. Louise, la maman de Téva, occupait une chambre au rez-de-chaussée, alors que les filles avaient réquisitionné la grande pièce du grenier aménagée en dortoir communautaire de huit lits : l'idéale proximité du lac, de la montagne et de la mer faisait du chalet une destination familiale prisée. Cela expliquait peut-être aussi la relative absence de bisbilles lors des traditionnelles retrouvailles tribales : ne pas se brouiller pour continuer à profiter de la maison de vacances semblait un mot d'ordre implicite.
La pleine lune resplendissait et l'on y voyait comme en plein midi. Depuis la baie vitrée du salon, quelques rayons blafards en profitaient pour illuminer l'escalier hostile par la porte ouverte de la cave. En bas des marches, la lueur jaunâtre de l'ampoule crasseuse prenait le relais.
Du fond du corridor, de faibles paroles résonnaient si doucement qu'aucune autre occupante du chalet n'aurait pu en être dérangée.
- Presque... J'y suis presque...
Dans le minuscule résidu nauséabond, véritable repaire pour cancrelats, souris et peut-être même rats porteurs de germes, les pieds nus sur le sol poussiéreux et humide, respirant goulûment l'air envahi des remugles et de la puanteur des choses mortes, des choses damnées, affublée de la robe décomposée de la noyée depuis longtemps prisonnière des ténèbres glacées du lac, le collier noirci et souillé autour du coup, Camille s'appliquait à délicatement nettoyer chaque parcelle de peinture du portrait qui lui faisait face. Et ce qu'elle contemplait la ravissait et la joie se faisait jour en son coeur.
- Encore un peu...
Par terre reposaient des dizaines de morceaux d'essuie-tout noirci. Depuis combien de temps l'adolescente était-elle occupée à ce nettoyage funeste ? Aucun souvenir de Camille sur ce point.
- Je crois qu'il y a ton prénom écrit tout en bas...
Elle déchira vivement un nouveau morceau d'essuie-tout, abandonnant l'ancien qui s'écrasa en douceur au pied du chevalet où trônait le portrait de la noyée (de la "Disparue", aurait dit Claire) et dans le cadre, le visage au rictus boudeur qui plongeait ses yeux dans ceux de Camille n'avait plus rien de la forme indistincte et recouverte de crasse entrevue trois heures plus tôt.
- Tu vois, tu n'es plus seule, maintenant.
La jeune femme gratta avec douceur le bord inférieur droit de la peinture, dévoilant quelques lettres tracées négligemment, mais encore intelligibles.
- G.. E...O.... Georgie.
Sans le savoir, Camille ressentit un sentiment très fort qu'elle ne sut analyser.
- Georgie, tu vois, je suis ta nouvelle amie.
Elle recula, très fière d'elle.
Dans le cadre, occupant l'espace au trois quarts, une jeune femme aux cheveux roux la fixait. La peau blanche, les lèvres pleines, la moue butée de la bouche, le nez recourbé, les quelques tâches de rousseur sur les pommettes, le cou gracile et tendre, les grands yeux vert translucides, les mèches délicates de la chevelure attachée en arrière, tous ces détails, Camille les adoraient du regard sans retenue, sans honte, avec le sentiment de retrouver quelqu'un de connu, quelqu'un d'attendu depuis bien longtemps. Même le reflet coupant du lac sous le soleil, derrière la fille, n'altérait en rien le portrait, mieux, il en soulignait l'expressivité.
Camille était au comble du ravissement.
Et, dehors, la lune participait de l'éclat de cette joie et brillait de tous ses feux dans le calme de la nuit, tandis que d'étranges craquement résonnaient dans le sous-bois qui partait du lac et menait au chalet, alors que de vilaines plaques de vase et d'herbe en souillaient maintenant chaque tronc d'arbre.
Devant la maison, sous l'impulsion de quelque force, le portail du jardin s'inclina légèrement en grinçant.
Camille ne l'entendit pas. Du fond de la cave, elle regardait le portrait de la morte qui s'appelait Georgie et qui, à son corps défendant, du moins l'imaginait-elle, avait fini par accepter d'être peinte par son père devant ce lac perfide qui allait la prendre pour toujours. L'adolescente visualisait la scène, et elle comprit soudain ce qu'était sentiment si fort, encore plus puissant maintenant, ressenti au moment où Téva avait retourné le chevalet.
Confusément, Camille comprit alors que rien de ce qu'elle pourrait voir ou faire ne lui ferait peur désormais, car une force veillait à ses côtés.
Et Amour était son nom.

- Téva ! Réveille-toi !
- Hmmm ?
L'adolescente brune ouvrit brusquement les yeux et sursauta devant la vision blafarde du visage de son amie, masque rond éclairé par un rayon de lune, et dont les orbites formaient deux puits noirs, la bouche un O inexpressif.
- Putain, mais... Claire, qu'est-ce que tu fous ? cracha-t-elle. Je dormais !
- Y'a du bruit dehors ! Camille n'est plus dans son lit et y'a du bruit dehors !
La jeune femme haletait.
- Quoi ?
- Faut appeler les flics ! Et ta mère !
Téva s'assit sur le rebord du lit. Elle se concentra quelques dizaines de secondes en silence, Claire trépignant devant elle, plus excitée qu'effarée : de l'action, enfin !
- On va aller voir et après, on réveille ma mère ! décida Téva.
- Cooool !
Les deux filles prirent l'escalier en silence, ombres légères affublées de pyjama. Arrivées derrière la porte du salon, elles se blottirent en silence.
- Chhutt !! murmura Téva.
- Regarde ! La porte de la cave est ouverte ! dit Claire.
- Aucune force au monde ne me fera descendre dans ce truc !
- Et Camille ? Tu l'oublies ?
- Non, bien sûr que non ! T'es dingue ?
Téva avança un pied dans le salon et approcha du corridor incliné menant au sous-sol, lorsque... Floc !
- Aaah c'est quoi ça ? fit-elle.
Elle venait de marcher sur quelque chose d'humide et froid : Claire se pencha vers le pied souillé, augmentant sensiblement le stress de son amie.
- On dirait de la boue.
- C'est pas de la merde, au moins ? gémit Téva.
- Non... On dirait que c'est...
Ecoeurée, angoissée, la jeune femme fit volte-face et actionna l'interrupteur du salon. Les six ampoules reprirent vie depuis le lustre modeste au dessus de la table à manger.
Impossible, désormais, de rater l'ampleur de la scène.
- ... de la vase.
Le carrelage, à espaces réguliers, le canapé, la télévision, les ouvrages de la maigre bibliothèque, le garde-manger faisant office de mini-bar, tout était recouvert de vase brunâtre, sans compter le pied de Téva, qui avait marché dans une flaque nauséabonde devant la porte menant aux chambres. De minuscules brins d'herbe jaune et vert foncé jonchaient le sol.
- C'est pas vrai... Mais c'est quoi, ça ?
Téva se mit à pleurer.
- Camille ! Oh mon Dieu, Camille...
Claire serra les dents.
- Le lac. Quelqu'un est venu du lac, c'est évident, avec toute cette vase..., cracha-t-elle.
- Oh mon Dieu, Camille...
- Faut y aller ! Faut aller la chercher !
- Et ma mère ? On réveille pas ma mère ?
Claire inspira calmement, se pencha vers la cave, et appela :
- Camille ?
Le silence pour seul écho, à part les sanglots légers de Téva.
- Je vais voir en bas.
- Quoi ? T'es pas folle ?
- Elle a dû se planquer en bas...
Trouver une explication à toute cette galère, et le plus vite possible, sinon elles allaient disjoncter toutes les deux...
- Ecoute, Téva, quelqu'un est rentré dans cette baraque pour faire du vandalisme, Camille les a surpris et est partie se planquer en bas !
- Et si les... gens... sont encore en bas aussi ?
"C'est bien ce qui me fait peur" pensa Claire.
- Eh bien je cours le risque ! trancha-t-elle.
Sans bruit, l'adolescente se faufila dans la cave silencieuse, évitant autant que possible les dégoûtantes plaques de vases grisâtres qui recouvraient le sol terreux, les murs, les objets abandonnés et poussiéreux. Pas un son.
Discrètement, elle glissa un regard dans le résidu : personne. Mais le carton était éventré, en pièces et le chevalet gisait brisé sur le sol. Plus de portrait, ni de robe, à ce qu'elle voyait.
- Au lac. Elle est au lac. Génial...
Aussi vite qu'à l'arrivée, elle rebroussa chemin et rejoignit Téva qui reniflait en haut de l'escalier.

- Et si elle est pas là-bas ? mumura Téva.
Les deux filles cheminaient péniblement le long du sentier. La lune avait disparu derrière une épaisse couche de nuages. La brume se levait. Il faisait froid. Claire avait pris soin de prendre son portable, qui indiquait quatre heures quinze. L'heure idéale pour s'enfoncer dans la forêt à la recherche d'une amie disparue.
- On rentre à la maison et on réveille ta mère, qui appellera les flics et préviendra les voisins, dit-elle.
- Camille... Mais pourquoi ?
Claire stoppa et agrippa le coude de son amie.
- Ecoute, il y des mecs qui ont fait les cons au lac et qui sont venus nous foutre la trouille alors on va essayer de jauger la situation pour... pour...
- Evaluer nos chances ? suggéra Téva.
- Ouais, évaluer nos chances, et ensuite on réveille ta mère, OK ? Maintenant, silence !
Elles reprirent leur marche. Régulièrement, Claire actionnait la touche "Appel" du léger téléphone cellulaire, le petit écran éclairant alors le sol d'une lueur fantômatique.
Soudain, Téva gémit :
- Je la vois ! Elle est là-bas !
Une silhouette blanchâtre se détachait depuis la rive du lac.
- Attends, faut y aller discrètem... commença Claire
Mais trop de stress accumulé avait eu raison des résistances de Téva, qui hurla :
- Camille ! Camille, on est là !
Elle courut.
"Et merde" pensa Claire, qui s'élança à son tour.
L'angoisse et la colère avaient décuplé la force des deux adolescentes qui atteignirent la rive en quelques secondes. La silhouette blanche était devant elles, à dix mètres, dans le lac jusqu'à la taille. Bientôt, la pente allait s'amorcer et la vraie profondeur commencer.
- Camiiiille !! hurla Téva.
Au loin, derrière les arbres, une lumière se fit au premier étage du chalet.
Il fallait agir.
- J'y vais, jeta Claire.
Elle ne prit même pas la peine de frissonner quand son pyjama absorba l'eau glacée du lac funeste, Téva sur les talons. Elle fut bientôt tout près de Camille, qui venait de recommençer à marcher en lui tournant le dos, le portrait de la disparue sous le bras, la robe flêtrie gorgée d'eau flottant autour d'elle comme un linceul.
- Camille ! Attends ! cria-t-elle.
Elle posa la main sur l'épaule de son amie, tendit l'autre bras, et appuya sur le bouton "Appel" du portable pour mieux voir.
Elle vit. Et derrière elle, Téva vit aussi.
Le visage, les cheveux, les épaules recouverts de vase et d'herbe, Camille se tourna vers ses deux amies et leur sourit. Dans la lueur phosphorescente de l'écran du cellulaire, la robe autrefois blanche luisait, et Claire distinguait bien le bras droit de Camille qui tenait par la main sa nouvelle rencontre.
- Elle est revenue, pensa Claire, terrifiée.
Elle inspira. Derrière elle, Téva se mit à pleurer de nouveau.
- Mon Dieu... Elle est revenue du fond du lac parce que nous avons retourné son portrait, et maintenant elle nous suit et elle veut quelqu'un avec qui jouer dans le froid et la vase et la pourriture, oh Mon Dieu...
La forme noire devant Camille entreprit de se retourner. Claire plissa les yeux et distingua le profil de l'être lui faire face lentement, gonflé et pourri par cinquante années de sommeil dans l'eau. Ce fut la dernière image qu'elle en conserva : l'écran du portable jugea alors préférable de s'éteindre.
Claire saisit brusquement son amie par la taille et se mit à nager vers la rive. Téva l'avait déjà devancée quand elle s'effondra sur le sable, hors d'haleine, Camille à ses côtés. Au loin résonnaient la voix inquiète de Louise, la maman, qui avançait parmi les arbres avec une puissante lampe-torche.
Son aide fut la bienvenue : elles ne furent pas trop de trois pour retenir la jeune possédée, en pleine démence, qui hurlait et se débattait pour partir rejoindre Georgie, la fiancée du lac repartie dormir dans les ténèbres au moment où des gouttes de pluie froide se mirent à heurter le portrait qui dérivait sur la surface immobile du lac redevenu serein.

Au sud des Landes, entouré de milliers de pins centenaires où nichent geais, pies et rossignols, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s'y jeter, nul fleuve n'y prend sa source. Sur son compte, bien des histoires circulent et parfois, au plus profond d'une nuit froide, des êtres sensibles et impressionnables peuvent y succomber, comme cette jeune fille venue en vacances il y a quelques temps et qui, affirmant qu'un fantôme lui a fait une visite, a dû être soignée durant de longues semaines.
Oh ! Elle va bien mieux maintenant. Ses amies aussi d'ailleurs. Mais il est fort probable qu'elles ne reviennent jamais dans la région.
C'est dommage car c'est un joli coin. Et le chalet familial derrière le lac est toujours une destination appréciée, même si la cave en a été évacuée et la porte du sous-sol condamnée.
Il y a derrière ces murs un portrait que l'on ne saurait regarder sans troubler le repos d'une jeune fille impatiente de trouver quelqu'un avec qui jouer.

vendredi 19 juin 2009

Calvaire

Derrière la petite porte verte rouillée menant au jardinet, la vieille maison semblait se tasser sur elle-même, anomalie grisâtre au milieu des champs de blé infinis. Que faisait-elle là, cette humble masure oubliée, refuge de quelque ancienne personne cacochyme, perdue parmi les domaines maraîchers ?
- Elle attend un bulldozer, ou un feu de forêt, ou un éclair providentiel qui allumera les premières flammes lui offrant sa délivrance. Délivrance de son sort funeste : Pourriture.
La fillette blonde qui regardait intensément par la porte d'entrée de la bâtisse aurait pu formuler cette pensée, mais elle était bien trop intriguée. Dans l'obscurité du salon, une dame âgée, assise sur ce qui semblait un vieux canapé, lui faisait signe d'approcher.
- N'aie pas peur, jeune fille !
L'enfant fit un pas en avant. Les consignes du paternel étaient pourtant claires ("Sois rentrée avant six heures et tâche de pas traîner en chemin ou parler aux inconnus, sinon c'est mon pied au cul et au lit sans manger, et je peux te dire que tu t'en souviendras") mais la curiosité était trop forte. Elle passait souvent devant la vieille maison mais n'avait jamais remarqué de présence à l'intérieur. De plus, il n'était que cinq heures un quart, et le voisin le plus proche vivait à seulement vingt mètres. Du jardin, elle l'apercevait, penché au dessus du moteur de son pick-up.
- Entre, jeune fille !
La fillette s'exécuta et découvrit l'intérieur après s'être habituée au contraste : le vieux fauteuil de cuir noirci, le tapis plein de poussière, la petite table en inox et l'assiette où reposaient quelques cookies au chocolat, et enfin l'occupante des lieux, la dame très âgée qui, assise, la toisait derrière ses lunettes sales, un sourire aux lèvres.
- Qu'est-ce qu'elle est ridée, pensa l'enfant. Jamais vu une vieille aussi ridée... En plus, elle schlingue.
L'ancienne sourit.
- Je ne suis plus toute jeune, hmm ?
- Je... euh... non ça va, murmura la fillette.
- Oh non, je ne suis plus toute jeune. Comment t'appelles-tu ?
Au loin, un moteur se mit à vrombir. L'enfant déglutit.
- Sabine Roche, Madame.
- Et quel âge as-tu, Sabine Roche ?
- Dix ans.
- Voilà une bien jolie et bien grande jeune fille de dix ans, dites-moi...
La vieille sourit. Plus une seule dent. Sabine déglutit de nouveau. Le son du moteur s'éloignait.
- Tu as faim ? Tu veux un gâteau ?
Toujours ça de gagné. La fillette commençait à regretter sa visite impromptue. Elle se saisit d'un des cookies qu'elle goûta : pas mal.
- Merci Madame, mais... je dois y aller, dit-elle.
- Oui, bien sûr. On se sert la main ? demanda la vieille.
Sabine tendit la main droite que la femme saisit prestement. La fillette se sentit soudain lasse.
- Tu reviendras demain, chère Sabine ? fit la dame.
- Euh... Oui. Oui, si vous voulez.
La vieille se crispa.
- Bien sûr que je veux, quelle question.
- Il faut que j'y aille, là.
- Excuse-moi.
Elle relâcha l'enfant qui s'éclipsa aussitôt.
- A demain, murmura la femme en souriant.
Mais l'enfant ne l'entendit pas. En nage, soufflant comme si elle avait gravi dix falaises, elle atteint son domicile quelques minutes plus tard et consulta les chiffres bleu sur son téléphone portable : 17:55. In extremis. Elle regagna sa chambre et s'effondra sur le lit, où elle s'endormit aussitôt.
Dans la maison grise au bout du chemin, la vieille n'avait pas cessé de sourire.

Le lendemain.
Sabine avait quitté le domicile de la dame âgée vingt minutes plus tôt. Vingt minutes pour faire cent-cinquante mètres, record de lenteur battu. D'où venait cet épuisement soudain ?
Elle n'aurait jamais dû s'y arrêter, elle regrettait vraiment sa halte du premier jour. Et même si la dame lui avait à nouveau offert un cookie qu'elle avait à peine touché, il se passait là-bas des choses qui...
- T'as vu l'heure ?
L'homme se tenait debout, dans la porte d'entrée. Il ne bougeait pas d'un pouce, bloquant l'accès à la fillette livide devant lui.
- Sabine, j'ai posé une question. Est-ce que tu as vu l'heure ?
- Papa, s'il te plaît... Je suis fatiguée.
- Fatiguée ? On n'est pas fatiguée quand on va faire la vie avec les copines jusqu'à sept heures moins dix ! Et ta mère qui se fait un sang d'encre !
Sabine leva des yeux cernés et éteints vers la silhouette qui la dominait, n'essayant même pas de relever l'absurdité de ce que venait de dire le paternel. Sa mère ne se faisait pas un sang d'encre, pour la bonne et simple raison qu'à sept heures moins dix, elle était tranquillement zombifiée devant la télé, déjà transformée en légume par les fidèles jumeaux Valium et Lithium.
- T'étais où ? demanda brusquement l'homme.
- J'étais chez la vieille.
- Quelle vieille ?
- La vieille au bout du chemin, dans la baraque grise.
Le fermier inspira calmement.
- Sabine, commença-t-il, cette maison est abandonnée depuis belle lurette...
- Mais...
- Et ce n'est pas comme ça que tu vas échapper à la fessée, j'aime autant te le dire !
- Elle m'a donné un gâteau.
- Quoi ? Où ?
- Là !
La fillette tendit la main. Dans la paume minuscule, un petit tas de poussière brune reposait. Horrifiée, elle la jeta.
- Mais...
- C'est ça, ton gâteau ? gronda l'homme.
- Papa, je suis fatiguée ! S'il te plaît !
- Evidemment, que t'es fatiguée, t'as une tête de déterrée... Vous faites quoi, avec les garçons, vous fumez des cigarettes, c'est ça ?
- Non ! La vieille dame m'a donné un gâteau, elle m'a pris la main, m'a parlé et...
La main calleuse heurta la joue blanche et douce, la gifle imprimant sur la peau fragile une marque d'un rose malsain, qui allait virer à l'écarlate au fil des jours. Les moqueries dans la cour de récré n'en seraient que plus cruelles : Sabine n'avait jamais un seul camarade avec qui jouer.
- Fous-moi le camp dans ta chambre, petite... petite menteuse de m... Oh nom de Dieu !
L'homme agrippa la fillette par sa fine robe blanche et la projeta dans la salon. Elle disparut aussitôt dans l'escalier.
- La mère et la fille, pensa-t-il. Pas une pour rattraper l'autre.
Devant la maison grise, le portillon vert rouillé oscillait doucement.

- Tu n'as pas envie de me donner un surnom ? demanda la vieille dame en caressant la joue droite de Sabine.
L'enfant, hypnotisée, ne répondit rien. Elle était de retour dans cette vieille maison nauséabonde et elle ne savait pas pourquoi, ni comment, ni depuis combien de temps. Elle se rappelait juste s'être arrêtée devant en rentrant de l'école, comme d'habitude, après une journée passée à dormir en classe.
- Hmmm ? Alors ? fit la femme.
Elle frotta doucement la paume de sa main contre la marque encore rouge qui ornait la joue de la petite, souvenir de la gifle de la veille. La trace disparut aussitôt.
- Je... je ne sais pas, Madame, dit faiblement la fillette.
- Concentre-toi... cherche....
Mais Sabine était bien incapable de se concentrer, tout comme elle était incapable de distinguer les traits de la femme en face d'elle. Bizarre, quand même : la vieille avait quitté son fauteuil, et ne portait plus de lunettes, ça elle en était sûre. Sa voix semblait plus claire, également, plus affirmée.
- Alors ?
- Je... Je ne sais pas. Madame Gâteau ? répondit faiblement Sabine.
La femme rit.
- Madame Gâteau ? Mais enfin, ma puce... C'est nul !
Elle se ressaisit.
- Tu n'as qu'à m'appeler... Madame Lilith.
- Madame Li-quoi ?
- Lilith. Tu sais qui était Lilith ?
Sabine avait mal à la tête, Sabine avait froid, Sabine avait peur.
- Madame, s'il vous plaît... Je voudrais... rentrer chez moi, dit-elle doucement.
La femme soupira.
- Un instant, voyons... Tu ne te plais pas en ma compagnie ? Tu n'aimes pas mes gâteaux ?
- S'il vous plaît...
- Ecoute plutôt. Lilith était la première femme d'Adam, bien avant Eve. Elle est la prêtresse des ténèbres, de la fécondité, mais aussi de la stérilité et de la destruction... Elle était le symbole incarné de la duplicité féminine. Tu le savais ?
En parlant, elle passait ses mains devenues brûlantes sous le tee-shirt rouge et blanc de la fillette, sous la petite robe de jean rapiécée, les doux collants de laine vert, la culotte Petit-Bâteau. Elle ne laissait aucune portion de chair inviolée.
- Tu me suis, ma petite chérie ? demanda-t-elle, haletante. Tu comprends ce que dit Madame Lilith, ta nouvelle amie ?
- S'il vous plaît, vous me faites mal... murmura l'enfant.
- Encore un peu... Encore un tout petit peu... Lilith te veut pour elle toute seule, chère et tendre enfant.
- Non... Je veux rentrer chez moi... Vous me faites mal...
- Encore...
Un violent coup de tonnerre résonna, tout proche. La femme sursauta et ce fut pour Sabine un signal évident, aussi clair qu'un phare par une nuit sans lune : si elle ne fuyait pas maintenant, elle ne sortirait jamais de ce trou d'enfer. Elle se dégagea prestement, poussa la silhouette brune qui bascula en arrière dans le fauteuil et en deux secondes, fila dans l'allée, sans se retourner.

C'est plusieurs minutes après le départ de l'enfant que la femme se dégagea d'un bond vif de l'imposant fauteuil de cuir brun.
- Bien penser à faire brûler cette saloperie, ça et tout le reste, se dit-elle. Et la foutue baraque en entier, pendant que j'y suis...
Elle sourit. Elle avait tout le temps de mener cette tâche à bien, désormais.
A cette pensée, "désormais", une onde de désir intense, sauvage, incontrôlé l'envahit. Elle se hâta vers la salle de bain crasseuse et entreprit de se mettre toute nue devant le miroir poussiéreux qui trônait à côte de la vieille baignoire jaunie par des années de crasse rance. La femme n'accorda pas un regard à ces marques les plus triviales, les moins avouables de son ancien quotidien répugnant de vieille dame handicapée, tout à la contemplation de son corps regénéré : les longs cheveux d'ébène soyeux, les seins durs dont les mamelons bruns pointaient à un point tel que ç'en devenait douloureux, le ventre plat et ferme, le bas-ventre tendrement rebondi où fourmillaient déjà des milliers d'étincelles ardentes, le pubis rond orné de rêche velours noir, les petites et grandes lèvres rosies et gonflées, le clitoris en feu dissimulé au dessus de la fente humide.
En soupirant, la femme caressa doucement ces merveilles retrouvées, bénies, chéries, massa abondamment les seins blancs et agressifs qui semblaient vouloir traverser le reflet, lêcha son majeur droit dressé qu'elle glissa ensuite entre ses deux fesses rebondies, avant de l'introduire dans son vagin accueillant. Elle gémit en sentant le premier orgasme se faire jour au creux de son ventre. Sur le vieux tapis de bain souillé, entre ses jambes, les premières tâches de cyprine dessinaient de bien étranges motifs, rosée intime annonciatrice de plaisirs intenses et infinis.
Elle ferma les yeux, lâcha un pet et se mit à jouir.
Vivre, vivre de nouveau, vivre cette joie enfin recommencée !

C'est en essayant de se relever pour la quatrième fois que Sabine comprit qu'elle n'allait pas y arriver. Elle qui faisait depuis l'an dernier le trajet seule en courant jusqu'à la maison ne pouvait même plus porter son modeste cartable rose, dérisoire ustensile qu'elle abandonna bien vite dans le fossé à sa droite, en se moquant éperdument de l'orage qui grondait à l'horizon : la lumière baissait de plus en plus et le vent la malmenait le long du sentier solitaire qui menait chez elle, à une centaine de mètres maintenant.
Elle s'aida de la clôture de bois, installée par le voisin le long du chemin, pour se redresser et commença à progresser : mais, au bout de trois mètres, son épuisement était tel qu'elle s'évanouit quelques secondes.
En reprenant conscience, elle se dit que si le voisin l'apercevait, elle lui ferait bien signe parce que là, elle ne voyait pas comment elle allait arriver chez elle à l'heure : elle tenait une gastro carabinée, ou alors une grippe. Le voisin... Comment s'appelait-il, déjà ?
Sabine leva la main et fut encore plus étonnée de constater que l'on y distinguait particulièrement bien les veines bleutées ainsi que de petites tâches brunes... La grippe pouvait-elle faire cela ? Et sa peau, grise et frippée ? Avait-elle la gale ? Bien penser à le rappeler aux parents, ça, que la vieille l'avait touchée.
Cette dernière pensée fut la plus forte. L'enfant sombra de nouveau dans le néant et roula sur le sol, sans bruit. Facétieux, hurlant de plus en plus fort pour manifester son plaisir, applaudi par les arbres alentour qui se courbaient de joie sous son souffle, le vent commença à jouer avec la minuscule silhouette inanimée qui s'offrait à lui.

- Là, là... elle exagère !
L'homme était en colère en faisant les cent pas dans le salon.
- Faut pas déconner, quand même... Sept heures vingt, et toujours pas rentrée !
Il jeta un oeil à sa femme. Elle regardait Friends, l'épisode avec Brad Pitt. Les rires en boîte fusaient au rythme fatigué des sempiternels gags usés.
- Je vais aller la retrouver sur le chemin et je peux te dire que ça va chier !
Sa femme ne répondit rien. Pas la peine. La boîte verte sur la table du salon parlait pour elle et semblait dire : "Ta moitié est partie faire une ballade à Valium City, mon pote... Raccroche, ça sonne dans le vide".
L'homme se détourna, ouvrit la porte d'entrée et hésita : le vent avait forci et la lumière du jour était maintenant un lointain souvenir. L'orage qui allait éclater serait du genre à remettre les compteurs à zéro dès le début de l'été.
- Nom de Dieu, maugréa-t-il. Et l'autre petite saleté qui est dehors...
Ce pensant, il aperçut une forme qui oscillait, coincée le long du portail d'entrée. Intrigué, il avança dans l'allée, luttant contre une bourrasque qui le terrassa presque.
- C'est quoi, ça ? se dit-il.
Mais ce n'était qu'un petit amas de minuscules branches, amoncelées avec quelques feuilles, des herbes et un peu de tissu rouge et blanc. Une des tiges de bois reposait sur le loquet du panneau de métal. Enfin, c'est ce qu'il crut voir : le buisson misérable fut soudain emporté par un coup de vent haineux qui renversa presque le solide fermier.
- Saloperie, cracha-t-il.
Péniblement, il fit route vers la porte d'entrée qui claquait. Il la verrouilla.
- N'aura qu'à frapper... et fort, si elle veut que je l'entende, bordel !
- C'était quoi, ce bruit ? fit une voix faible dans le salon.
- Rien.
- Quoi ?
- J'ai dit "rien", putain. Le vent. Juste le vent.
A la télé, l'épisode venait de s'achever. Sur la bande-son du générique, les gens riaient, riaient, riaient encore.

dimanche 12 avril 2009

Des roses pour Laetitia

D’un pas alerte, J traversait la passerelle de bois et de métal qui enjambait la Loire. Mètre après mètre, la sensation bien connue d’oppression s’évanouissait, laissant la place à une allégresse sauvage, presque païenne. Son lieu de travail s’éloignait enfin, ce travail honni par dessus tout.
La joie l’envahissait, car chez lui, discrète, douce, aimante et attentive l’attendait Laetitia, sa petite amie. En pensant à elle, J se mit à sourire. Combien d’années avaient passé sans qu’il ait de ses nouvelles ? Combien de jours, combien d’heures n’avait-il pas rêvé d’elle, son sourire, ses yeux, sa façon de le regarder qui disait « Moi, je te comprends » ?
J rayonnait car être amoureux dans cette vie lui suffisait. Il était un homme comblé.
Sur cette étroite passerelle le croisaient divers passants qui lui jetaient de brefs regards de biais et il y en eut quelques-uns pour penser « Voici le visage de quelqu’un d’heureux ». L’observant, un adolescent boutonneux se dit qu’il devait kiffer sa meuf grave. Une dame cinquantenaire un peu boulotte se demanda avec nostalgie depuis combien de temps son mari ne l’avait pas regardée de la sorte. Un jogger d’une trentaine d’années le dépassa et se dit qu’il devrait peut-être, ce soir même, inviter sa propre copine à dîner car cela faisait une paie. Sur la passerelle caressée par la brise délicate du printemps naissant, l’Amour frappait à la porte et n’attendait qu’un sourire pour entrer dans le coeur des êtres.
Sa traversée achevée, J s’engagea dans une ruelle et se dirigea vers la petite boulangerie où il avait ses habitudes. Il allait prendre du pain, bien sûr, mais aussi quelques pâtisseries. Laetitia en était friande et il avait lu dans Marie-Claire que les femmes étaient sensibles aux petites attentions qui égaillaient leur quotidien. Ce numéro de Marie-Claire, il s’en souvenait bien. Le grand dossier du mois c’était : « Orgasme : un nouvel horizon pour votre corps - et votre couple ! ».
Il y avait un peu de monde en cette fin d’après-midi. Deux lycéennes avaient du mal faire leur choix, retardant toute la file et J en profita pour jeter un œil fatigué sur l’écran plat qui diffusait un bandeau d’informations en continu au dessus du rayon viennoiserie.
Sarkozy / Obama : désaccord sur l’entrée de la Turquie en Europe.
Tu m’étonnes.
Alliot-Marie : contre le port des cagoules pendant les manifestations.
Toujours les mêmes conneries.
Sarkozy : pour un capitalisme décent à visage humain.
Droit dans le mur, et avec le sourire en plus.
Nantes : vive émotion après la disparition d’une étudiante.
J ne regardait déjà plus l’écran car il venait d’avoir une idée : il allait faire une halte chez le fleuriste situé à quelques mètres et dont il venait d’apercevoir l‘enseigne. Il paya rapidement les deux baguettes, la religieuse et l’éclair au café emballés que la petite employée brune lui tendit en lui faisant un bref clin d’œil. Il sourit. Ils se connaissaient de vue, et même s’il la trouvait un peu jeune, ce petit signe de complicité lui fit du bien.
- Heureusement que Laetitia ne voit pas cela, elle est si jalouse ! pensa-t-il.
Le fleuriste était un homme grisonnant à qui on ne la faisait pas. Quand J lui fit part de son souhait d’offrir des fleurs à sa fiancée, l’homme prit un ton docte et démarra tout de go :
- Monsieur, le cœur d’une femme est un océan de secrets !
- Alors là, je suis bien d’accord, fit J.
- Quel bouquet pour quel type de femme, me demanderez-vous ? Eh bien, en fait c’est simple : il faut lui offrir le plus beau, le plus tendre, le plus doux des témoignages et…
J ne l’écoutait pas car il avait fait son choix : près des lys et des œillets, de magnifiques roses rouges éclataient, rendant tout le rayon fade à leur côté.
- Je vais prendre une douzaine de ces roses rouges, là-bas, coupa J.
- Rouge, couleur du danger, du sang, de la vie ! fit l’homme.
- Et poète, avec ça !
- Vous pouvez me donner du Monsieur, si vous voulez !
Ils rirent. J s’acquitta du prix et s’éloigna sans tarder.
Derrière lui, l’homme l’interpella :
- N’oubliez pas ! Bien penser à couper les tiges et verser la poudre de conservation dans le vase sinon elles vont vite pourrir. Ce serait dommage…
J marchait vivement et bientôt le son de la voix du vendeur se fit moins distinct.
- Ce serait dommage qu’elles se fanent si vite !
L’homme se tut. Son client ne l’écoutait plus et il n’aurait pu l’en blâmer : lui aussi avait été très amoureux de sa première épouse au début (il y a de cela… quoi… vingt, vingt-cinq ans) et il avait eu ce même regard.
C’était il y a bien longtemps.

J franchit le portail de son immeuble : il se referma brutalement derrière lui en un choc sourd. Le brouhaha de la circulation était maintenant atténué par les hauts murs de pierre caractéristiques du vieil édifice qu’il habitait. La nuit tombait rapidement et l’éclairage indirect dans l’escalier dispensait chichement une lueur misérable.
Pas un son, hormis le pas léger de J sur les dalles de pierre. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait de son étage, le troisième, une odeur lourde prit corps, de plus en plus présente.
- Laetitia, pensa J, dans quelques secondes, je serai rentré. Je… j’ai un cadeau… des roses… pour toi.
J arriva au troisième. Son appartement se trouvait à droite. L’odeur avait cru en force et était impossible à ignorer. Il s’en foutait.
Soudain, un claquement se fit entendre derrière lui : c’était le voisin d’en face qui déverrouillait sa lourde. J serra les dents : il ne supportait pas ce vieux qui schlinguait comme s’il ne s’était jamais essuyé le cul. Dire que ce salaud était propriétaire de quatre appartements dans l’immeuble… à se demander comment il avait fait. En vendant du beurre aux allemands ?
Le vieil homme court sur pattes sortit de chez lui et lança du palier, sur un ton faussement jovial :
- Ah ! Monsieur J !
J ne répondit rien : impossible de se souvenir du nom de ce fils de pute.
- Bien, bien… fit le voisin.
Il se racla la gorge et reprit :
- Auriez-vous remarqué, depuis quelque temps, ce… cette…
- Oui ?
- Eh bien, voyons… cette odeur forte à l‘étage ?
- Quelle odeur ?
« Erreur, erreur, pensa J. Reprends et ne t’énerve pas. »
- Ouais, c’est un peu curieux, corrigea-t-il.
Il commençait à avoir la migraine.
- Ah ! Vous l’avez sentie aussi, n’est-ce pas ? demanda le vieux.
- Mouais.
- Je me demande ce que ça peut bien être.
J frottait doucement l’une des épines des roses du bouquet de son index gauche. Il se sentit un peu mieux.
- Il doit bien y avoir une explication… reprit le vieux.
- Certainement.
- C’est peut-être un rat mort dans la colonne de gaz.
- Peut-être.
- Et… euh… chez vous… vous n’avez pas le problème ?
- Vous pensez que ça pue chez moi, c’est ça ?
- Euh, et bien, je…
- Si vous croyez que ça pue chez moi, dites-le carrément et qu’on en finisse !
- Admettez quand même que l’odeur est plus forte devant votre porte, et je me disais…
- Moi, je me disais que si vous vous essuyiez plus souvent le derche, l’odeur diminuerait peut-être un petit peu…
« Arrête, nom de Dieu, tu dis des conneries » pensa J.
- Non mais dites voir, jeune homme… hoqueta le voisin.
- Et sachez que je ne suis plus si jeune que ça ! Au revoir !
J s’en retourna vers sa porte qu’il ouvrit rapidement. Il s’engouffra dans l’obscurité du hall d’entrée et referma brièvement derrière lui, ce qui n’empêcha pas un bref effluve aigre de refluer vers le palier. Du couloir obscurci de l’appartement, il entendit la porte du vieux qui claquait. Bon débarras.
Un contact poisseux se fit sur son index gauche : une des épines avait perforé la peau fine et il saignait.
- Rouge, couleur du sang, couleur de la vie, avait dit le fleuriste.
J sourit dans le noir. Sa migraine avait disparu.

Plus tard.
Dans la cuisine, toutes lumières éteintes, J discutait avec Laetitia qui, comme à son habitude, animait la conversation avec esprit, humour et douceur.
- Mon ange, tu as envie de faire quelque chose de spécial ce week-end ? demanda-t-il.
Elle lui répondit que peu lui importait, qu’elle était contente d’être avec lui et qu’ils pouvaient fort bien rester ici, sous la couette.
- Si tu veux, on pourrait aller dîner sur les bords de Loire, il y a un petit restau sympa que j’aimerais bien te faire découvrir, ma puce.
Elle dit qu’il n’y avait pas de problème, qu’elle lui faisait confiance.
- J’appellerai tout à l’heure pour réserver, alors.
Elle dit que c’était parfait et qu’elle avait hâte de découvrir cet endroit.
- Ma douce, fit J en se penchant pour l’embrasser.
Ce faisant, il heurta du coude la bouteille de JB qui trônait sur la table et dont il avait vidé la moitié en moins d’une heure : elle roula sur la table et tomba sur les genoux de la jeune femme. Sous le choc, sa tête se mit aussitôt à pencher sur la droite.
- Oh pardon… pardon, mon bébé, s’exclama J.
En titubant, il se leva prendre le balai. A tâtons, il longea le mur qui menait à l‘escalier de la mezzanine où il dormait : la peinture du plafond s’écaillait et il devait régulièrement balayer les petits morceaux blancs sur le sol. Mais cela faisait maintenant un bail qu’il négligeait cette tâche élémentaire et les polygones blancs recouvraient le parquet, par dizaines. J s’en moquait : il vivait dans le noir depuis des semaines.
Il se saisit du balai, s’en retourna dans la cuisine et s’approcha de Laetitia. Elle n’avait pas bougé. Délicatement, avec une tendresse infinie, il redressa la tête de sa fiancée et la cala avec le balai incliné. Reculant, il observa la scène : elle se tenait de nouveau bien droite, le manche était pile poil de la bonne longueur.
- Ma chérie, sourit-il.
Une lueur brève venue du dehors balaya la pièce, encore et encore, se reflétant dans les yeux vitreux de la jeune femme. Intrigué, J s’approcha de la fenêtre, dissimulé derrière l’imposant volet intérieur en bois. C’était un vieil immeuble.
En contrebas, dans la rue pavée, deux voitures de police stationnaient en silence, leurs gyrophares allumés créant sur les murs de la cuisine un feu d’artifice bleu et rouge hideux, aberrant. Un flic épais sortit du premier véhicule.
Confusément, J sentit que le week-end avec Laetitia allait connaître quelque imprévu. Il décida de s’asseoir aux côtés de sa petite amie et de réfléchir à tout cela en en grillant une.
Il contempla le briquet Zippo qui se trouvait devant lui sur la table, à côté du bouquet de roses rouges négligemment éparpillé : scrutant la surface dépolie du petit objet, il distinguait bien la forme de son visage mais impossible de reconnaître ses traits, dans la sarabande bleu et rouge qui persistait.
- Bizarre, quand même, se dit J. Je n’arrive pas à me voir dans le reflet. Qu’en penses-tu, chérie ?
Laetitia répondit qu’elle n’en savait rien et qu’il était inutile de compliquer les choses en permanence comme il le faisait.
- Oui, tu as raison ma douce, excuse-moi.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la bouche. L’odeur qui se dégageait devenait insoutenable et l’estomac de J jouait à saute-mouton dans son ventre mais il s’en foutait bien. Elle était son seul amour : il l’avait aimée hier, il l’aimait aujourd’hui, il l’aimerait encore demain. Il l’aimait comme elle était.
Il posa sa joue contre la main gauche de la jeune femme et repensa à leurs retrouvailles imprévues. En rentrant tard il y a deux semaines, il l’avait aperçue derrière la médiathèque, à cent mètres de chez lui : elle regagnait sa voiture. Une joie immense l’avait gagné et il l’avait aussitôt approchée.
- Laetitia, tu te souviens de moi ?
Elle sursauta.
- Pardon ?
- Laetitia, tu te souviens de moi ? J, à la Faculté, en Licence ?
Elle tiqua.
- Vous faites erreur. Soyez gentil, merci de me laisser.
Il faisait nuit. Il faisait froid. Personne en vue.
- Mais si, voyons, on prenait souvent le café ensemble avec les autres, JF, Lino, Sébastien, Sophie… Tous les jours, on se retrouvait à la cafèt !
- Ecoutez, je ne vous connais pas, comment il faut vous le dire ?
Il s’était collé à elle vivement, lui agrippant les épaules, en haletant :
- Mais enfin, pourquoi ?
- Laissez-moi, je vais hur…
Alors il l’avait frappée, frappée, frappée encore et à la fin elle ne ressemblait plus tellement à Laetitia, ni à qui que ce soit d’autre.
La pluie s’était soudain mise à tomber : il avait ôté sa veste pour en recouvrir le malheureux visage meurtri de la jeune étudiante, afin de le protéger des gouttes. Puis il l’avait prise dans ses bras en pleurant, dans cette rue déserte qui ne les aimait pas.

Les coups sourds retentissaient depuis trente secondes à la porte quand il redressa vivement la tête : il s’était endormi.
- Laetitia, tu vas ouvrir ?
Elle garda le silence.
- Laetitia ? Ma chérie ?
Elle ne répondit rien. Le briquet Zippo était toujours dans la main de J : depuis la surface de métal, ses traits demeuraient indistincts. Le balai avait glissé : la jeune femme était désormais complètement penchée en avant, son front reposant sur la table de la cuisine.
Les coups à la porte se turent. Il lui semblait avoir entendu des voix émanant du palier mais il n’en était plus si sûr.
J était contrarié : il avait oublié d’appeler le restau pour réserver. C’était pourtant un endroit sympa, calme, un idéal lieu de rendez-vous romantique au bord du fleuve.
- Tu verras, Laetitia, ça te plaira, j’en suis sûr…
Elle ne dit mot. J s’approcha de la fenêtre et ouvrit le volet intérieur, puis la fenêtre : l’air frais s’engouffra.
- Je… j’ai juste un petit truc à faire et après, j’appelle le restaurant, promis. Tu verras, c’est un endroit super.
Il enjamba le balcon.
- Le nom, c’est « Carpe Diem ». Pas mal, non ?
Il ferma les yeux.

mercredi 4 mars 2009

Un samedi d'enfer

(Une teuf d'enfer 2)

Samedi, 10h25 du matin
C'est en revenant de chez le docteur Hubert Des Termes que tout a recommencé.
Ce matin, comme à son habitude, le psychiatre se lavait les mains dans le minuscule réduit qui bordait son cabinet, petite pièce sombre où il se livrait au rituel purificateur du robinet d'eau froide pour faire le vide après chaque rendez-vous passé à écouter ses patients pleurnicher. Peu d'entre eux développaient de réelles pathologies psychiatriques. La plupart des hommes et des femmes qui franchissaient la porte de son cabinet étaient de pauvres hères livrés à eux mêmes dans un monde occidental enclin à un individualisme de plus en plus suicidaire : mères célibataires quelconques incapables de faire face à la destruction de leur pouvoir d'achat et de leur tissu familial, hommes laids et isolés frustrés par le manque de sexe et la dé-responsabilisation sociale et professionnelle, adolescents en crise... Tel était le quotidien du psychiatre. S'il voulait rencontrer un Hannibal Lecter ou un Norman Bates, c'était au multiplexe UGC le plus proche qu'il les trouverait.
- Cette société engendre les déviants qu'elle mérite, pensa-t-il, résigné.
Il aimait ce moment d'intimité privilégié dans le petit réduit, écouter l'eau ruisseler dans le minuscule lavabo. En dehors de l'évidente mesure d'hygiène qu'elle supposait, la petite cérémonie d'ablution lui permettait de faire une entrée en scène quelque peu théâtrale devant le prochain patient qui l'attendait déjà dans le bureau. Les effets d'acteur avaient aussi leur rôle à jouer, sur le plan psychologique.
Ce jour, Des Termes se sentait anxieux, sans savoir pourquoi. La jeune femme menue aux cheveux noirs tirés en arrière par un chignon austère qui se trouvait dans le bureau l'étonnait et le rendait nerveux. Cela faisait la seconde fois en quelques mois qu'il se retrouvait en charge d'une femme sujette au délire. En début d'année, il avait reçu une étudiante qui se plaignait d'hallucinations : elle affirmait voir à l'avance les cadavres de personnes dont la mort était proche. Malgré ses efforts, Des Termes avait dès le début raté son entrée en matière : elle ne s'était pas présenté au second rendez-vous et n'avait jamais repris contact. Que devenait-elle ? Il est vrai que leur premier entretien avait été quelque peu... agité. Elle semblait lui demander de l'aider à aider ces gens condamnés, au lieu de tenter de comprendre les causes de son délire. Des Termes était secrètement soulagé de ne plus la voir.
La femme qu'il allait rencontrer aujourd'hui avait été envoyée par l'institut pénitentiaire Augustin-Roche à la demande du juge d'instruction : le policier qui l'accompagnait se trouvait en ce moment même dans la salle d'attente. Cette procédure inhabituelle (il était rare que les détenus soient transférés du lieu de détention au cabinet du médecin, c'était généralement l'inverse qui se produisait) venait, d'après le dossier, de l'état catatonique du sujet : la jeune femme n'avait pas prononcé le moindre mot ni émis le moindre son depuis son interpellation au bord du fleuve il y a deux mois, dans un état de délabrement physique et mental particulièrement avancé. Après discussion entre l'avocat de sa mère et le juge, il était acquis qu'un changement d'environnement pourrait déclencher chez la jeune femme un choc salutaire.
Des Termes n'avait pas lu en détail tous les éléments du dossier de la demoiselle mais il savait que trois plaintes majeures reposaient sur son dos : deux pour agression et mutilation, une troisième pour agression et tentative d'homicide. Lors d'une soirée trop arrosée, il semble que, prise d'une crise de démence, la femme fluette ait fait du mal à deux étudiants et un sans-abri. Son profil psychologique et une expertise destinée au tribunal avait été ordonnés et Des Termes était en première ligne. Le cas était considéré comme grave.
L'homme tourna le robinet, se sécha brièvement les mains et sortit du réduit. Généralement il lançait un jovial "A nous !" à son patient mais aujourd'hui, il s'abstint : trop de questions se bousculaient. Il avait lu un partie du dossier et était décontenancé... Comment cette femme, Florence Rey, 21 ans, avait-elle pu broyer les parties génitales d'un premier homme et littéralement sectionner le pénis d'un deuxième ? Comment avait-elle pu tenter d'étrangler un sans-abri la surpassant de plus de trente kilos ? Et mordre un de ses chiens ? Pourquoi une telle rage, une telle démence chez cette frêle étudiante recroquevillée sur son fauteuil et qui ne leva même pas les yeux quand le psychiatre contourna le bureau de son pas pesant.
Des Termes se laissa tomber négligemment dans son siège. Ce faisant, sa veste blanche s'écarta, dévoilant un nombril noir et un ventre nu à la chair rose envahie de poils gris. Il savait que cela pouvait indisposer certains visiteurs mais il s'en foutait : il était l'un des meilleurs psychiatres de la région et si les autres n'étaient pas contents, ils n'avaient qu'à aller aux urgences, essayer la psychiatrie publique.
- Drôle de fille, en vérité, pensa-t-il. Je me demande qui aurait envie de l'inviter à sortir.
Il releva son visage poupin et lança son slogan, sa réplique, son mantra :
- Je vous écoute !

11h45
Doucement, presque tendrement, Philippe Berg caressait les rugosités du poing américain qui occupait entièrement la paume de sa main gauche. Il le soupesa d'un geste expert, appréciant les tâches brun rouille qui parsemaient les anneaux destinés à enfiler les phalanges.
Ce bon vieux poing lui était fidèle et il l'emmenait partout. Un jour, après une bagarre mémorable avec des punks en marge d'un concert de Bérurier Noir, à Rennes, il lui avait fallu deux heures pour faire disparaître les taches de sang et les lambeaux de peau qui y restaient incrustés. Quant au type à qui appartenaient ces morceaux, mieux valait l'oublier.
Dans sa chambre, Berg était fébrile et ses mains tremblaient légèrement. Soucieux de son image, bien qu'il était seul, il serra brusquement les poings. Cet après-midi, il retrouvait son groupe, son clan (son posse, comme disaient les nègres, pensa-t-il) en vue de se joindre à la grande manifestation contre les nouvelles mesures gouvernementales qui allaient sans doute être votées la semaine suivante : diminution de 8% du plafond des retraites, allongement de cinq ans de la durée légale du travail, retour aux 44 heures et aux trois semaines de congés payés légales.
Si Philippe Berg avait eu un minimum de culture politique, il aurait pu penser :
- La bonne vieille rengaine de tous les gouvernements aux abois : broyer les acquis sociaux sous prétexte de relancer la machine libérale et les investissements. C'est comme cela que toutes les révolutions, et les guerres, ont commencé.
Mais il s'en foutait : lui, le voyou, l'agitateur, la brute, tout ce qu'il voulait, c'était casser la gueule à des mecs et en découdre avec les keufs.
Sur cette Terre, absurde caillou perdu, il y avait de toute façon suffisamment de causes et suffisamment de gens pour se battre pour elles : territoires, frontières, idéaux, vaccins, gloire et renommée, fortune. Berg, lui, se battait... tout court. Comme seuls le pensent les vrais nihilistes, il ne souhaitait pas un monde meilleur, ni même un monde pire : il souhaitait juste ne pas se faire choper. Vaste programme, mais qui en valait bien un autre.
Le groupe de casseurs qu'il dirigeait de façon officieuse (il était le chef tout simplement parce qu'il était vu comme le mâle alpha par les autres) s'inscrivait dans la mouvance "ultra-gauche incontrôlée" des groupuscules pro-actifs qui faisaient dégénerer les manifestations depuis une dizaine d'années. Composée de types motivés et rapides, l'équipe donnait de bons résultats, notamment en 2006 lors des manifestations anti-CPE. C'était la fierté de Berg : aucun de ses gars n'avaient été arrêtés, alors que le pouvoir en place faisait pleuvoir les peines de prison et assassinait par des amendes à perpétuité les quelques dizaines d'étudiants barbichus et chevelus que les CRS avaient enchaînés et molestés. L'homme sourit à cette idée : au fond de lui, secrètement, il aurait bien aimer rentrer dans les forces de l'ordre pour aligner quelques hippies. S'il était né plus tôt, il serait devenu skin, dans les années 80, pour aller foutre le bordel dans les stades. Mais avec la vidéo, les fouilles au corps et les assignations à résidence les soirs de matchs, ce n'était plus guère possible maintenant. Fin d'une belle époque... Il soupira.
Cet après-midi, il avait rencard avec sa bande sur la place des Lys à deux cents mètres du cortège : ne restait plus qu'à bien s'imbiber avant et à s'y mettre.
Il se gratta les couilles, rangea le poing américain dans la poche intérieure du bomber kaki qu'il arborait chaque jour, puis s'assit pour entreprendre de lacer ses Doc Martens noires.La journée s'annonçait excellente. Un samedi d'enfer.

14h18
- Merde de merde ! maugréa Yvon Durand, le chauffeur du fourgon cellulaire, devant l'ampleur du bordel qui s'étendait devant lui.
Cela devait être un petit samedi tranquille, une course peinard payée le double et ça se transformait en grosse galère... à cause des travaux de ce foutu tramway.
La rocade Est qu'il voulait emprunter afin d'arriver plus vite à la prison pour femmes était fermée à cause des travaux du futur tracé du tram : le Maire se représentait dans moins de un an, pas question de faire traîner le chantier, cela pourrait lui coûter sa réélection. Résultat des courses : les mecs bossaient nuit et jour pour tenir les délais... et la rocade était fermée aujourd'hui. Le manque de bol.
- Tramway à la con !
A la limite, faire un détour par le centre n'était pas si grave, mais ce samedi était le pire des jours possibles. Le fourgon était immobilisé depuis vingt minutes par la manifestation monstre contre le gouvernement du Président Clamozy. Chauffés à blanc par les sifflets, les pétards et les slogans, les manifestants exprimaient, avec retenue et classe, leurs sentiments à l'encontre des passagers du fourgon bleu nuit qui tentait de se frayer péniblement un passage :
- Enculés !
- Putain de nazis !
- CRS SS !
Yvon soupira. Un fourgon cellulaire dans une manif de gauche, c'est comme diffuser un film porno pendant le gala de fin d'année de l'école : ça fait désordre.
Voir la bande de planqués et de hippies crasseux qui défilaient le déprimait bien assez comme ça : il décida de se retourner pour vérifier si l'unique occupante du fourgon restait tranquille et actionna la minuscule trappe située à l'arrière, entre les deux sièges. Au bout de quelques secondes d'adaptation à l'obscurité, il la distingua, prostrée : c'était une jeune femme frêle qui n'avait pas bougé, à l'aller comme au retour. Le psy qu'elle venait de voir (sans grand succès d'après ce qu'il avait compris) lui avait administré une sorte de somnifère. Le chauffeur avait hésité puis renoncé à lui passer les menottes : après tout, elle pouvait être sa fille... et semblait complètement dans les vappes. Elle n'avait pas bougé d'un iota malgré le boucan énorme à l'extérieur du fourgon. Il referma la trappe.
A ses côtés, Martial Tessier, son collègue, somnolait, sans doute en train de cuver son vin de la veille : ça picolait dur dans la brigade. Les deux hommes s'appréciaient peu. Néanmoins, au milieu de cette manif et entourés d'éléments hostiles, Yvon était rassuré d'avoir le gros moustachu à portée de main. Le chauffeur portait une bombe lacrymo sur lui. Martial, lui, ne se séparait jamais de son Manhurin 357. Une bonne équipe.
Yvon repensa à cette fille à l'arrière : il avait souvent eu des problèmes en conduisant des femmes, de l'établissement pénitentiaire au tribunal par exemple. Aussi curieux que cela puisse paraître, convoyer une femme était souvent plus compliqué et plus dangereux que de convoyer un homme. Les détenus hommes jaugeaient le rapport de force physique éventuel avec leurs geôliers et, considérant l'uniforme, les menottes, les pistolets, savaient ce rapport en leur défaveur et perdu d'avance : ils renonçaient donc assez vite à tenter de s'échapper et optaient pour une attitude soumise.
Chez les femmes, le rapport de force était mental : il se souvenait avoir transféré une détenue qui hurlait comme une folle depuis une heure et en gardait un souvenir horrifié, pire que lorsqu'il avait emmené à l'hôpital un type accro à l'héroine qui avait entrepris de tout casser à cause du manque.
Perdu dans ses réflexions, il fut surpris par les cris d'un type, un grand black avec un djembé, qui hurlait devant le fourgon :
- Brigadier Sabari ! Opération Coup de Poing ! Coupe-coupe, la Police !
- Bouffe-le donc, ton tam-tam, espèce de... pensa-t-il avant de s'interrompre. Aucun mot ou geste hostile ne devait filtrer du fourgon, sous peine de déclencher une émeute. Déjà, plusieurs coups sourds avaient retenti sur la carlingue blindée du camion et les grillages de protection des vitres. Au son, Yvon penchait pour des canettes, ou des morceaux de mobilier urbain. Les pavés allaient arriver plus tard dans la journée.
Il serra les dents. Martial, son collègue, s'agita et ouvrit les yeux. Dans le fourgon, aucun mot n'avait été échangé.

14h28
Il y eu un choc plus fort que les autres sur la paroi extérieure (le coup de poing d'un manifestant aviné) et Florence ouvrit les yeux. Avec une conscience limitée de l'endroit où elle se trouvait, elle leva la tête. Des cris résonnaient dans le lointain
(Fi-llon Fi-llon carre-toi ta réforme dans le fion)
mais elle n'en distinguait guère le sens. Cela faisait plus d'un mois qu'elle marchait aux super-calmants de l'hôpital et de la prison. La camisole chimique était efficace : à défaut de l'aider à expliquer ses gestes passés lors de la fête funeste qui avait dérapé, la drogue allait en faire une citoyenne calme et docile. La jeune étudiante discrète et aimable était maintenant devenue un zombie. Dans l'abysse de sa mémoire, des visages et des voix reprirent brièvement vie
(J... joue contre joue ma chérie)
(Non mais c'est pas bientôt fini votre bor...)
(T'as... t'as soif ? Tu veux boire un coup ?)
puis disparurent bien vite, balayés. La jeune femme à la personnalité désintégrée ne pouvait aligner une pensée plus de trente secondes.
Elle écarta les mains : pas de menottes. Curieusement, ce détail se grava dans son esprit. Elle ferma les yeux.

15h12
- Putain, les mecs, regardez ça !
Philippe Berg apostrophait ses troupes. Il venait d'apercevoir le fourgon de la prison qui trônait, absurde réminescence de l'ordre public, en plein milieu de la manifestation que les casseurs avaient infiltrée depuis maintenant une heure.
Berg était fébrile : déjà bourré et bien qu'ayant distribué quelques gifles, les choses ne prenaient pas la tournure espérée. Un de ses gars s'était même fait étaler par l'un des membres du service d'ordre (un type de FO ou de la CGT, il ne se souvenait guère) et les flics avaient aussitôt débarqué pour le menotter, obligeant le gang à abandonner leur frère.
L'homme distinguait deux silhouettes dans le fourgon : c'était jouable.
Il hurla :
- En route ! Tous sur ce putain de camion ! Jimbo ! Derek ! Avec moi !
Ils se donnaient des surnoms.

15h20
Martial Tessier, le gros flic, n'eut pas le temps de réagir. Tout à sa gueule de bois du samedi, il avait commis l'erreur que même un bleu indigne n'aurait pu faire : oublier de verrouiller les portes du fourgon. Quand la portière passager s'ouvrit violemment, il eu à peine le temps de porter la main à son 357 que le terrible coup de poing américain asséné par Berg l'envoya chez Morphée pour un aller simple à la vitesse d'un charter rempli de Maliens volant pleins gaz vers Bamako. Le flic bascula vers la chaussée et s'écrasa lourdement. Sa mâchoire se brisa sous l'impact contre le bitume.
Berg était trop pressé pour latter le gros poulet de ses Doc Martens noires, évitant subrepticement le jet de lacrymo du chauffeur, trop lent et peu précis.
- Jimbo ! Derek ! Niquez-moi ce bâtard !
De l'autre côté de la cabine, le chauffeur fut brusquement happé par les deux complices de Berg et projeté à même le sol. Il eut à peine le temps de cracher un "Putain d'enc..." qu'un énorme coup de rangers coquées le fit taire, pour quelques semaines du moins. Il sombra dans le néant. Sa dernière pensée fut, assez bizarrement, de se demander s'il avait l'amour à sa femme la veille au soir.
- On l'a, Berg ! On l'a !
- M'appelle pas par mon nom, connard !
Le voyou contourna le camion. Autour d'eux, les gens s'étaient mis à courir. Personne n'avait fait le moindre geste ne serait-ce que pour appeler des secours.
Berg fit irruption devant ses complices et cracha :
- Faut ouvrir le fourgon et libérer les otages ! Trouvez-moi ces putains de clefs !
Une fouille rapide du corps inanimé fut concluante. Le trousseau en main, le chef du gang se rua sur la porte arrière : la serrure pivota quelques secondes plus tard. Une fois le fourgon ouvert, il lui fallut quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité.
- Nom de Dieu, souffla-t-il.
Du fond de son antre bleu nuit, le visage livide, les yeux cernés de noir, Florence Rey plongeait ses yeux vides dans les siens.
- C'est quoi ça ? fit Jimbo, l'un des acolytes de Berg, un gros type.
- C'est une meuf. On l'embarque !
La fille ne dit rien ni ne bougea quand Philippe Berg la prit dans ses bras rendus noueux par l'adrénaline et quinze années de boxe.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand il traversa en courant, elle dans les bras et suivi de ses deux sbires, l'étendue de la place de la Liberté, la plus grande de la ville, dominée par l'édifice imposant de la FNAC, tandis qu'au loin des manifestants parmi les plus excités venaient de jeter un cocktail Molotov dans le fourgon éventré qui s'enflamma encore plus vite que Cali face à Zemmour et Nauleau.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand d'un coup d'épaule, il dégagea l'un des vigiles surmenés de la FNAC prise d'assaut par une foule apeurée qui fuyait les cris et les gaz lacrymos qui commençaient à intoxiquer l'air.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand il la déposa délicatement au premier étage du bâtiment curieusement peu peuplé, au rayon écrans plats.
La jeune femme bascula la tête en arrière et se mit à fixer les images haute définition qui défilaient à l'envers derrière elle. C'était le Blu-ray de Ratatouille.
- Elle a l'air dans les vappes, dit le gros.
- Passe-moi une de tes bières, ordonna Berg.
- Quoi, une de mes bières ? Tu rigoles ?
- J'ai dit : passe-moi une de tes bières, enculé, répéta l'homme, froidement.
Le gros, Djimbo, s'exécuta : une cannette se matérialisa hors de son bomber.
- Noie pas le moteur, fit-il en la tendant au chef.
- Ta gueule ! cracha Berg. Je veux juste la réveiller un peu, je vais pas me faire chier à la porter toute la sainte journée !
Il défit la languette : de la mousse gicla. Il versa quelques gouttes de houblon entre les lèvres entr'ouvertes de Florence.
- C'est bon... C'est bon... Elle réagit, dit l'homme.
Par terre, la jeune femme avait maintenant les yeux grand ouverts.

Elle ouvrit la bouche. D'un mouvement vif, elle se redressa et happa la lèvre supérieure du hooligan qui se penchait au dessus d'elle. Méthodiquement, la tête oscillante, elle entreprit de scier le mince ruban de chair qui déjà se congestionnait.
Berg hurla. Il souleva la femme et la plaqua contre l'un des écrans plats qui se détacha aussitôt de son support mural et heurta le sol. Des étincelles jaillirent.
Sous le choc, Florence desserra les dents et ré-arma sa prise pour, cette fois-ci, mordre et la lèvre supérieure et la lèvre inférieure du casseur. Berg ne cessait plus de hurler. Derrière, le gros skin restait immobile. Il venait de pisser dans son froc. Le troisième voyou se trouvait toujours en bas : les vigiles de la FNAC se chargeaient de lui.
Brutalement, Florence lâcha prise : elle enleva avec elle la moitié de la bouche de Philippe Berg. L'homme bascula en arrière et perdit connaissance. Il s'effondra aux pieds de Jimbo. Une de ses joues heurta délicatement la Doc Martens droite du gros type, son visage ressemblant désormais un Picasso contrefait peint par un enfant dément. Du sang aspergea le sol. Du bomber kaki de Berg s'échappa le poing américain rouillé.
Florence le vit et marcha vers le deuxième voyou. Elle lui cracha à la gueule les morceaux de chair rougies : l'homme recula et vomit. La jeune femme s'empara aussitôt du poing américain, l'enfila et asséna un crochet du droit directement sur la tempe du skin. Jimbo devint grisâtre, lâcha une dernière gorgée de vomi avant de tomber sur Berg inanimé. Il ne bougea plus. Derrière eux, les étincelles qui s'échappaient de l'écran plat calciné commençaient à faire fondre un second moniteur. Une fumée âcre s'élevait.
La femme se mit à courir et aborda l'escalator immobile. En quelques secondes, elle se retrouva dans le hall clairsemé. L'un des vigiles venait de maîtriser Derek, le troisième voyou que Berg et Jimbo avaient laissé en arrière. C'était encore lui qui s'en sortait le mieux : il comprendrait sa chance plus tard.
Florence se glissa sans encombre entre les gardiens débordés et se retrouva dans le chaos géant de la manifestation qui s'était muée en champ de bataille. L'adrénaline pompait dans ses veines sous l'effet des quelques gouttes d'alcool que Berg lui avait distribué.
D'un regard, elle évalua la situation : la ligne de CRS qui avançaient à cent mètres à droite, les anonymes qui se ruaient en courant devant la FNAC pour refluer vers une ruelle adjacente à gauche. On voyait plusieurs personnes sur le sol, sans doute piétinées par la masse humaine rendue folle par l'odeur du gaz lacrymogène : ce jour-là, on dénombrerait trente-cinq blessés.
En face du porche où elle se tenait, un petit groupe d'hommes au visage dissimulé jetait divers projectiles sur l'escouade de CRS qui progressait.
Florence opta pour la ruelle à gauche.
Elle se mit à courir : devant elle, lui barrant la route, surgit un gros type à la longue barbe et portant un kefieh. Il glapit :
- Révolution ! C'est la révo...
Il se tut aussitôt : Florence venait de lui asséner un coup de poing américain dans la glotte. L'homme s'effaça de sa vue. Elle se remit à courir.

Feuille de chou locale, lundi matin
Diverses violences en marge de l'émeute de samedi
Des effets collatéraux de la manifestation qui a dégénéré samedi ont été rendus publics ce matin : plusieurs individus ont été blessés dans l'enceinte de la FNAC lors d'une échauffourée qui a opposé une femme isolée à plusieurs casseurs qui l'avaient enlevée d'un fourgon cellulaire où elle se trouvait pour être transférée à la prison. Les deux policiers qui l'escortaient sont toujours dans un état jugé sérieux après une première agression, de même que les deux casseurs qui auraient tenté d'abuser de la détenue et dont l'un souffre de sévères lacérations faciales.
La troisième personne victime de violences est un officier de police qui a été agressé dans une rue en marge du cortège alors qu'il stationnait dans un véhicule de service. D'après les témoins de la scène, une femme -identifiée comme la détenue échappée- l'a attaqué par surprise et assommé avec un instrument contondant volé aux casseurs qui l'avaient kidnappée.
La femme, Florence Rey, a ensuite volé le véhicule qui a été retrouve écrasé contre un arbre ce matin, dans la forêt de Viala, à dix kilomètres du lieu du vol. La suspecte est en fuite.
La photo de la jeune femme a été largement dffusée : les autorités mettent en garde toute personne qui la croiserait du caractère particulièrement instable de la jeune personne et recommandent de prendre contact avec les services de Police dans les plus brefs délais.

samedi 14 février 2009

Week-end peinture en perspective


Elles étaient trois, trois femmes jeunes dans le carré TGV deuxième classe. Le train bleu qui venait de quitter Paris filait maintenant dans la campagne vers sa destination, Nantes, pour une histoire de week-end peinture décidé à la suite d'un pari malheureux de l'une d'entre elles avec celui qui allait les recevoir.
L'une des filles, une blonde aux cheveux en bataille, demanda :
- Il va nous faire peindre quoi, au juste ?
- Sa mezzanine, répondit une autre, une petite brune menue.
- Quoi ?
- Plutôt les murs de sa mezzanine... Toute la peinture tombe en morceaux.
- Ah, d'accord. Et il y a beaucoup de surface ? Je vous préviens, j'ai mal au dos...
La brune soupira et répondit :
- Non, non, par contre il a prévu une échelle, y a une partie en hauteur.
- Ouais ben, celle-là, il se la tapera, moi j'ai le vertige, dit la blonde.
- Quitte à se taper quelque chose...
Elles rirent toutes les trois.
Une fois le sérieux revenu, la blonde reprit :
- Au fait, il a une copine, J ?
J était le type qui organisait le week-end peinture entre filles, en accord avec leurs compagnons restés à Paris. Tout ceci faisait partie d'un même jeu.
- Alors, commença la brune, non seulement je ne crois pas qu'il en ait une, mais...
- Mais ? Mais ? firent les deux autres.
- Mais en plus, je crois ne jamais l'avoir vu avec une nana depuis que je le connais, c'est à dire depuis... l'été 2003.
- NON ? s'exclamèrent-elles.
- SI ! Enfin, si, une fois il a embrassé Eléonore, la cousine de Sébastien. Dans ma cuisine, en plus.
- Enfin, elle, elle emballe n'importe qui, surtout quand elle est bourrée !
- La preuve !
Elles rirent de nouveau.
- Et... ça ne lui manque pas ? demanda la troisième, une grande aux cheveux châtains, férue d'opéra.
- Quoi ? Qu'est-ce qui lui manque ?
- Ben... Tu vois pas ?
- Ah ? Le sexe ? J'imagine que oui...
- Qu'est-ce qu'on fait, alors ? Dès qu'on arrive, on fonce au Relais H lui acheter "Coucher avec une fille Pour Les Nuls " ?
- Aaah aaah aaah !
- Hii hiiii !
- Oooh ooh !
Dans le carré TGV, l'ambiance était au beau fixe.
- Hrmppff... Attends, ça doit lui faire drôle quand même, reprit la grande.
- Quoi ?
- Ben, en Espagne, par exemple, il était le seul célibataire avec quatre couples, ça devait pas être évident... Et pourtant, il a réussi à rester cool, enfin... la plupart du temps.
- Il doit se masturber, fit la blonde, tout bas.
- Il sait comment on fait, au moins ?
- Ah ah ah !
- Ooooh ooh ooh !
Quelques années auparavant, ils avaient loué une villa en Espagne avec plusieurs amis. J en faisait partie.
- Non mais... tu sais que Sébastien lui avait proposé de partager sa chambre avec Dédé ?
- NON ?
- SI !!
Eclat de rire général.
Dédé était un membre périphérique du groupe qui travaillait de nuit dans un institut médico-légal. Un brave type, mais isolé et un peu... bizarre. Pas médiatique.
- Ouais enfin, moi, à choisir entre J et Dédé, je choisis J.
- Il s'habille mieux et il a plus d'humour, c'est vrai !
- Même s'il est plus Robert que Redford !
- Ah ah un grand classique !
- Ton humour baisse, ma chère !
- Oui je sais, je sais...
Les filles se ressaisirent.
- Et donc, il a dit quoi, J, au sujet de partager sa chambre avec l'autre ?- Il a refusé, tu penses.
- Il aurait préféré la partager avec la baby-sitter, j'imagine ?
- Hmmm... certainement.
Un des couples avait trouvé intelligent de venir en Espagne avec une baby-sitter attitrée, une adolescente du nom de Marie-Bénédicte.
- C'est vrai qu'elle était pas mal, Marie-Bé.
- Ouais, bon cul, bons nichons, et rien dans le citron !
- J, je suis sûre qu'il y a que ça qui l'intéresse, il est comme tous les autres, même avec ses grands airs...
- Au niveau cinéma, il est imbattable.
- Oui, peut-être, mais il a un côté je-sais-tout, moi des fois ça me gonfle. Je l'aime bien mais des fois, ça me gonfle.
- En plus, il est empoté, pas manuel pour un rond !
- Non, se sentit obligée d'intervenir la brune, il est volontaire et...
- La volonté, la volonté... ça fait pas tout, la volonté !
- Non, mais c'est le premier pas qui coûte !
Le silence se fit.
- J'y pense, dit la petite blonde, vous croyez qu'il fréquente des prostituées ?
- C'est pas impossible... Ce serait peut-être bien le genre, dit la grande.
- Ou alors... ou alors...
- Moui ?
- Il est peut-être... gay ?
Eclat de rire.
- Tu crois ? Tu crois vraiment ? demanda la grande.
- Je crois pas, fit la petite brune.
Une pause.
- Non, je crois pas, dit-elle de nouveau.
- A quoi tu vois ça ?
- Je sais pas. J'ai pas l'impression qu'il soit homo.
- Y cache peut-être son jeu, non ?
- OK, alors dès qu'on arrive, Relais H et " Coucher avec les mecs Pour Les Nuls " !
- Aaaah aah !
- Hii hiii hii !
- Oooh oooh !
Soudain, le portable de la petite blonde sonna.
- Allô ?
C'était Lino, son compagnon.
- Allô Mamour, oui, ça va mon chéri ? Oui ? T'es où ?
Une voix grave répondit de façon indistincte.
- Quoi ? Pas à la maison ? Mais qu'est-ce que tu fous ? T'es où ?
- ...
- Au bar ? Tu fêtes le week-end avec tes collègues de bureau ?
- ...
- Ah parce qu'en plus vous allez au resto après ?
- ...
- ET EN BOITE POUR FINIR ? Putain, mais tu t'emmerdes pas !
- ...
- Mais je m'en fous que tu sois avec J.F. et les autres ! Alors, moi, je pars faire de la peinture en province et toi, tu vas faire la jam avec toute la bande à Paris, c'est ça ?
-...
- Pas m'énerver ? Pas m'énerver ? Je m'énerve si je veux, oui !
- ...
Elle se tourna vers ses deux amies et cracha :
- Alors figurez-vous que pendant qu'on va faire les connes à peindre chez l'autre dans son bled, nos mecs vont faire la teuf avec des copines en boîte à Paris !
- NON ?
- SI !
La blonde reprit en main le minuscule mobile et articula distinctement :
- T'es encore là ?
- ...
- Ecoute-moi bien... Ecoute-moi bien... Tu vas rentrer à la maison tout de suite !
- ...
- JE M'EN FOUS ! TU RENTRES TOUT DE SUITE, SINON... SINON... PLUS RIEN !
- ...
- Alors là, que ça ne te plaise pas que je te donne des ordres, que ça ne te plaise pas de rentrer tout de suite, que ça ne te plaise pas de laisser tomber tes GRELUCHES du service RH, JE M'EN FOUS MAIS TOTALEMENT, T'ENTENDS ? TU ME DOIS QUELQUE CHOSE, RAPPELLE-TOI !
- ...
- Tu m'as entendue, je ne le répéterai pas !
Elle raccrocha.
Ses amies la regardait d'un air consterné. Tout le wagon avait profité de la conversation.
La petite blonde respira calmement et dit :
- Il va rappeler.
Les trois filles se turent et tournèrent leur regard vers le paysage, dehors. Mais la nuit était tombée, et l'on ne distinguait plus rien. Trois rangées plus loin, un enfant pleurait. Le train prit de la vitesse.

Il était vingt heures et, à Nantes, J jetait sur l'écran de son portable les derniers mots d'une petite histoire qu'il avait démarré une heure plus tôt. Rien de bien sensationnel, une simple conversation animée entre trois nanas qu'il connaissait. Il se prit à imaginer leur visage si elles la lisaient et sourit en pensant :
- Les filles, ne vous inquiétez pas, ce petit texte est une prose simple et efficace qui n'est jamais que la compilation de toutes les phrases que j'ai entendues ici ou là, des choses que l'on m'a suggéré ou jeté à la face... La vie, quoi.
Il se leva et approcha de la fenêtre. La nuit était tombée et dans le froid du soir, de furtives silhouettes se hâtaient.
J ressentait de plus en plus souvent du dégoût pour la routine de sa vie actuelle, tout ce cirque, l'existence. Depuis quelques mois, il lui arrivait de publier de maigres histoires sur le blog d'un ami qui lui faisait la gentillesse de le lire sans le démolir. De toute façon, à part essayer d'écrire, que pouvait-il faire d'autre ? Se lancer dans la plomberie ?
Il se demanda :
- Que vais-je faire ce soir ? Regarder un DVD ? Jouer avec la console ? A moins que j'aille draguer un mec, voir ce que ça fait ? Ou me payer une pute ?
Il s'en retourna vers l'ordinateur portable qui ronronnait doucement et fit alors ce qui lui apparaissait toujours le plus dur quand il écrivait : cliquer sur la touche Save, éteindre la machine et la remonter dans la mezzanine.
Au moment où il allait emprunter l'étroit escalier de bois, une forme blanche attira son regard : un petit morceau de peinture triangulaire s'était encore détaché du mur et reposait sur l'une des marches, pièce misérable d'un origami idiot.
Il posa l'ordi, se dirigea vers la cuisine, se saisit du balai en maugréant et entreprit de ramasser cette saloperie de morceau.
Organiser un week-end peinture serait peut-être une bonne idée, après tout.






jeudi 15 janvier 2009

Nos lendemains ne chanteront pas

Karine Deloitte détaillait un à un les ouvrages qui envahissaient par dizaines la massive bibliothèque en chêne, dont la présence intimidante semblait faire gage d'autorité souveraine chez le médecin qui la recevait, par ce froid après-midi de janvier, avec une heure de retard.
- Le retard, l'un des privilèges de la corporation médicale, pensa-t-elle.
Elle détestait les toubibs, et encore plus les psychiatres. Celui-ci, le docteur Hubert Des Termes, était son troisième en deux mois. A ce moment précis, il se lavait les mains dans le petit cabinet de toilette adjacent : par la porte entr'ouverte, Karine, déjà assise, distinguait le ruissellement léger d'un robinet ouvert.Sur l'un des rayons, un livre attira son regard. C'était Do It de Jerry Rubin, la Bible du vivre-mieux californien mâtiné de new-age à la sauce bobo, le manifeste des néo-hippies qui proposait l'abolition de toutes les barrières morales, sexuelles, économiques et sociales, perspective agrémentée d'un petit salmigondis de capitalisme triomphant pour réussir à s'épanouir en gagnant beaucoup d'argent tout en baisant mieux. Karine commença à douter du bien-fondé de sa visite chez Des Termes.
Dans le cabinet, l'eau avait cessé de couler, le médecin devait se sécher les mains. L'entrevue allait démarrer.
- Par où commencer ? se demanda la jeune femme. Tout ceci fut... si brusque.
Le premier psychiatre rencontré, il y a deux mois, avait écouté son histoire puis lui avait proposé dans la foulée de faire un électro-encéphalogramme dans une petite pièce sombre à côté de son bureau. A peine entrée dans le minuscule réduit, elle avait senti l'haleine humide et altérée de l'homme contre sa joue et deux doigts tremblants contre son sein gauche. Ce fut pour elle un demi-tour direct vers la porte, sans espoir de retour. Au moins, il n'avait pas osé lui demander de payer la consultation.
Le deuxième psy, quant à lui, avait été également remarquable, à sa manière : une heure et demie d'attente sans donner signe de vie. Mais le pire, c'est quand il avait fini par ouvrir la porte de son cabinet pour daigner la recevoir. Karine avait levé les yeux vers lui et
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soudain, une violente nausée l'avait envahie, en même temps qu'un sifflement aigu brûlait ses tympans. Malheureusement, le malaise n'était rien à côté de la vision : au dessus du col de la chemise aux imprimés démodés portée par le médecin, le cou, les traits, les pommettes, les joues et le front avaient pris une tête cireuse parsemée de tâches grisâtres. De la bouche et des yeux de l'homme s'échappaient de minuscules vers noirs, glissant le long de la bouche, salissant la cravate grise et le pantalon de flanelle beige avant de heurter le sol en faisant floc. Sur le lino, quelques filaments nauséabonds avaient aussitôt ondulé vers elle.
- Oh Mon Dieu, ça recommence ! gémit-elle avant de se ruer vers la porte qui donnait sur le couloir et fuir l'apparition de cauchemar.
Se retournant vivement pour dévaler l'escalier, elle avait jeté un dernier regard vers la forme qui se découpait dans le hall : la pénombre ne lui permit pas de distinguer ses traits.
La voix forte du docteur Des Termes, qui venait de sortir du réduit, interrompit cette évocation morbide. La vue du visage poupin et rosâtre de l'homme dégarni la rassura : pas d'hallucination à craindre pour le moment.
- Ah nous, Mademoiselle Deloitte.
La voix grave du psy tranchait avec son physique : il ressemblait un peu à cet animateur de télévision porté sur les interviews grivoises et les défis débiles, tard le soir. Comment s'appelait-il, déjà ?
A cette pensée, Karine sourit faiblement. Des Termes était réputé pour être l'un des meilleurs psychiatres de la région.
Contournant le bureau, le médecin se cala dans un siège imposant : sa blouse blanche s'écarta alors légèrement sur son ventre, libérant quelques longs poils gris et une portion de chair blanche. L'homme pencha la tête de côté d'un air encourageant et lança un tonique :
- Je vous écoute.

La première hallucination s'était produite lors d'un repas entre collègues, début octobre. Au milieu de l'apéro avait débarqué le compagnon de la responsable développement sur gros système du service où Karine travaillait depuis maintenant un an. Les deux femmes ne s'appréciaient guère : comment se targuer d'être "chef de projet" quand on dirigeait une équipe de zéro personne ? Karine n'avait toujours pas trouvé la réponse.
L'homme portait beau, la quarantaine élégante, le regard bleu vif, et un corps encore svelte dans sa combinaison de moto gris clair. Un motard flamboyant, un George Clooney de province bien qu'un peu court sur pattes, pensa la jeune femme. Karine avait 24 ans et encore jamais couché avec un homme plus âgé. Elle n'était pas contre le principe d'une telle expérience, surtout si cela pouvait faire chier l'autre conne.
C'est au début du repas, alors qu'elle jetait un ènième regard bref vers l'homme détendu et souriant qu'elle ressentit une très violente envie de vomir. Elle eut à peine le temps de retenir un renvoi acide que le brouhaha rassurant du petit restaurant ouvrier où ils se trouvaient tous
fut couvert par un
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sifflement strident. De l'autre côté de la table, le motard était maintenant penché vers la droite dans une posture grotesque, la combinaison en kevlar rougie de sang. Sa tête avait disparu, la plaie au cou formant une section parfaitement rectiligne.

- Aviez-vous bu, ou fumé du cannabis ? Etiez-vous sous traitement médicalisé ? interrompit Des Termes.
- Non, non.... murmura la jeune femme.
- Prenez-vous la pilule ? Dans certains cas, des dérèglements hormonaux liés à ce moyen contraceptif peuvent engendrer des nausées, des sensations de vertige, voire une dépression, et je ne serais pas étonné que...
Karine respira calmement.
- Docteur Des Termes, ce n'est pas de... l'hallucination dont je veux vous parler.
- Ah ? Mais je pensais...
- Ce n'est pas de l'hallucination mais de ce qui s'est produit plus tard dont je souhaite m'entretenir avec vous, si vous me le permettez.
Le médecin prit un air pincé.
- Très bien. Continuez.

Se levant, elle s'était excusée timidement et, avec faiblesse, avait battu en retraite vers les minuscules toilettes du restaurant. Là, sous la lueur jaunie de l'unique ampoule crasseuse, elle s'était aspergée la figure. Le malaise avait reflué, la sifflement s'était tu. Au bout de quelques minutes, Karine revint à table : personne ne semblait avoir noté son absence. Au moment où elle reprenait place, son regard croisa celui du motard redevenu normal. Il lui décocha un sourire enjôleur. La jeune femme détourna les yeux et tomba sur l'auto-proclamée chef de projet : elle, par contre, elle faisait la gueule.
Le lendemain, l'homme était mort.
En reprenant le boulot et en découvrant les visages consternés de ses collègues du service, Karine avait aussitôt comprit que quelque chose de grave s'était produit.
Circulant à l'est de la ville, le motard avait perdu le contrôle de la fusée d'acier entre ses jambes et percuté une glissière de sécurité pour finir sa course folle de l'autre côté de la voie rapide, à cinquante mètres du bolide fracassé et trente de son casque intégral brisé. La violence du choc l'avait décapité.

- Mademoiselle Deloitte... interrompit de nouveau Des Termes.
- Quoi encore ?
- Mademoiselle, vous est-il venu à l'esprit qu'il ne puisse s'agir que d'une simple coïncidence et rien d'autre ? Car c'est bien de cela dont vous souhaitiez me parler, n'est-ce pas ? De la relation de cause à effet entre votre... vision, dirais-je, et le décès de cette personne ?
- Je croyais que le propre des réducteurs de tête comme vous était de laisser les gens parler, objecta la jeune femme, contrariée.
Des Termes s'empourpra.
- Mademoiselle, répondit-il d'un ton plus ferme, je ne suis pas votre ennemi. Le comprenez-vous, au moins ? Et plus vous vous fermerez, plus...
- Ce que je comprends, moi, c'est que je vois des choses, je vois des gens dont l'apparence torturée et sanglante m'annonce, à moi et à moi seule, qu'ils vont très bientôt mourir et beaucoup trop tôt pour que je puisse les prévenir à temps ! Voilà ce que je comprends !
- Mademoiselle...
- Et j'ajoute, souffla Karine hors d'haleine, que la vision de ce type en combinaison de moto a été suivie par une autre avec un autre individu, un psychiatre comme vous avec qui j'avais rendez-vous et que j'ai vu surgir de son bureau, le visage pourri et rongé par les vers, il y a de cela quelques semaines.
- Mais enfin, voyons...
- Docteur Des Termes, avez-vous un confrère psychiatre décédé récemment ?
- Je... je ne crois pas, bredouilla l'homme.
- Oh si, vous en avez un ! Le docteur Lassalle, un autre réducteur de tête, qui s'est pendu dans sa maison de campagne en Normandie, à la fin de l'année. Sa fille a découvert le corps une semaine après son suicide. D'après le journal, il n'a pas supporté le départ de son épouse.
- Je...
- Vous voyez bien, Docteur, que quelque chose se passe ! Je vous appelle à l'aide, là ! Vous devez faire quelque chose, nom de Dieu ! cria la jeune femme.
Parmi les postillons qu'elle expulsa, quelques-uns atterrirent sur le bureau du médecin. Elle les balaya machinalement du revers de la main droite.
Le silence se fit. Des Termes ôta ses lunettes et entreprit de les essuyer avec méthode.
Il avait rarement vu des cas de délire précoce pareils et se prit à regretter d'avoir accepté ce rendez-vous : cette patiente s'annonçait difficile.
Il remit ses lunettes et maugréa :
- Reprenons calmement, voulez-vous ?

Depuis la baie vitrée du salon, on distinguait à peine le mur végétal formé par les haies quelques dizaines de mètres en contrebas, derrière la balançoire immobile. Les parois végétales se confondaient avec la brume ouatée et glaciale de la fin janvier. La neige avait cessé une heure plus tôt. Par moments, une silhouette furtive rayait brièvement l'étendue immaculée de la pelouse recouverte d'une fine couche neigeuse : c'était Lucrèce, le chat de la famille, estomac sur pattes d'humeur badine en cet après-midi maussade. Gambadant en toute impunité, le felin ne semblait nullement importuné par les frimas.
- Combien d'entre nous n'ont pas rêvé un jour d'être un chat ? songea Karine avec lassitude.
Allongée sur le sofa, elle venait d'apercevoir l'animal : il appuyait doucement sa patte avant droite contre le siège de la balançoire, sans grand effet pour l'instant.
La jeune femme se sentait gelée malgré la température de vingt-sept degrés qui règnait dans le salon, tous les convecteurs poussés à fond. Son père aurait été hors de lui s'il avait constaté cela. Mais elle ne se sentait pas la force de se rendre au sous-sol quérir quelque bûche pour allumer un feu. Trop fatiguée, trop déprimée pour tenter quoi que ce soit. Trop abrutie par les régulateurs d'humeur qu'elle venait d'ingérer, également. Il valait mieux que ses parents lui aient laissé la maison quelques jours plutôt que de la voir comme cela : ils prenaient l'avion tout à l'heure à destination de Cannes. Sa maman, inquiète, devait d'ailleurs lui envoyer un petit message.
Karine repensa à son entrevue avec le psy, cinq jours plus tôt.
- Deux semaines d'arrêt de travail ainsi qu'un traitement neuroleptique léger avant de tenter quoi que ce soit de sérieux, avait lâché Des Termes d'un ton pénétré. Cela dépendra des résutats de l'électro-encéphalogramme, mais je pencherais tout de même pour un état de stress lié à un conflit professionnel larvé.
La routine, quoi. Lessivée par les anti-dépresseurs, incapable de se lever, trop crevée pour penser plus de dix secondes, la jeune femme se demanda soudain ce que signifiait un traitement "lourd", ou quelque chose de "sérieux" dans l'esprit du psychiatre.
- Des électrochocs, peut-être ? frissonna-t-elle. Ou une camisole...
Elle s'abîma dans la contemplation de l'écran plat qui illuminait le salon et qu'elle avait activé sans trop savoir pourquoi.
Sur l'écran, une multitude de cotillons, drapeaux multicolores et confettis traversaient par millions l'ocean de pixels de la surface haute-définition hors de prix.
Sur une chaîne américaine, ce 20 janvier, la fête battait son plein, même si Karine avait auparavant considérablement diminué le volume sonore pour épargner ses nerfs exsangues. La dépression pouvait se satisfaire des couleurs, pas du son, et encore moins du vacarme.
Dans la lucarne démesurée apparurent les traits réguliers du premier Président noir des Etats-Unis, Hicham Fofana-Hope. Il prêtait serment ce jour même.
Confiant, il s'avança au devant de la scène. La foule hurlait. D'un bond élégant et léger, le Président gravit l'estrade qui surplombait les caméras.
- Un grand pas pour l'homme, un grand pas pour l'Humanité, sourit la jeune femme. Yes we can...
Elle n'eut même pas le temps de se réjouir de l'image rassurante de cet élu qui avait combattu la barbarie raciste et les préjugés pour faire entre son pays dans une ère moderne. Une nausée géante la cloua sur le canapé et le
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sifflement recouvrit les premiers mots de celui qui était désormais l'homme le plus puissant de la planète.
- I remember, years ago, walking with my beloved grand'ma in this broad land of Washington...
La jeune femme se pencha au dessus du tapis de laine beige et vomit. Sur l'écran, le visage fin avait pris la consistance d'une pomme avariée, les dents désormais rouges, le fond des yeux jaunes comme le jaune d'un oeuf qui aurait pourri dans une chambre surchauffée pendant des mois, le crâne ouvert en deux du front jusqu'à la base de la nuque.
Les oreilles vrillées par le
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son du pressentiment annonçant la mort prochaine du visage à l'écran, elle redressa la tête et entrevit la lueur bleu-clair du portable qui clignotait sur la table du salon.
(Message reçu - Maman)
Karine se saisit du minuscule instrument. La nausée la reprit violemment : elle eut à peine le temps de regarder le minuscule écran du Blackberry
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de déchiffrer en quelques secondes le message et de prendre connaissance de la photo jointe, avant de glisser du sofa et de heurter le tapis, inconsciente, son bras droit reposant dans la flaque de vomi brun.
- Because I'll never let a man drag me so low that I would be forced to hate him!
Un choc léger retentit. Derrière la fenêtre, les pattes appuyées sur la vitre, Lucrèce, le facétieux chat de la famille, scrutait d'un oeil étonné la silhouette évanouie sur le sol. Sans discerner sa maîtresse, il s'en retourna vers la balançoire.
Au pied du canapé, la lueur légère de l'écran du téléphone portable illuminait le dessous de la table en ébène. Sur la photo, les visages recroquevillés et noircis des parents de Karine se tordait de façon grotesque vers l'objectif, avec en sur-impression quelques mots bleus.
(Dernière photo avant le décollage. Biz Ta Maman)
Dehors, la neige se remit à tomber.