vendredi 19 juin 2009

Calvaire

Derrière la petite porte verte rouillée menant au jardinet, la vieille maison semblait se tasser sur elle-même, anomalie grisâtre au milieu des champs de blé infinis. Que faisait-elle là, cette humble masure oubliée, refuge de quelque ancienne personne cacochyme, perdue parmi les domaines maraîchers ?
- Elle attend un bulldozer, ou un feu de forêt, ou un éclair providentiel qui allumera les premières flammes lui offrant sa délivrance. Délivrance de son sort funeste : Pourriture.
La fillette blonde qui regardait intensément par la porte d'entrée de la bâtisse aurait pu formuler cette pensée, mais elle était bien trop intriguée. Dans l'obscurité du salon, une dame âgée, assise sur ce qui semblait un vieux canapé, lui faisait signe d'approcher.
- N'aie pas peur, jeune fille !
L'enfant fit un pas en avant. Les consignes du paternel étaient pourtant claires ("Sois rentrée avant six heures et tâche de pas traîner en chemin ou parler aux inconnus, sinon c'est mon pied au cul et au lit sans manger, et je peux te dire que tu t'en souviendras") mais la curiosité était trop forte. Elle passait souvent devant la vieille maison mais n'avait jamais remarqué de présence à l'intérieur. De plus, il n'était que cinq heures un quart, et le voisin le plus proche vivait à seulement vingt mètres. Du jardin, elle l'apercevait, penché au dessus du moteur de son pick-up.
- Entre, jeune fille !
La fillette s'exécuta et découvrit l'intérieur après s'être habituée au contraste : le vieux fauteuil de cuir noirci, le tapis plein de poussière, la petite table en inox et l'assiette où reposaient quelques cookies au chocolat, et enfin l'occupante des lieux, la dame très âgée qui, assise, la toisait derrière ses lunettes sales, un sourire aux lèvres.
- Qu'est-ce qu'elle est ridée, pensa l'enfant. Jamais vu une vieille aussi ridée... En plus, elle schlingue.
L'ancienne sourit.
- Je ne suis plus toute jeune, hmm ?
- Je... euh... non ça va, murmura la fillette.
- Oh non, je ne suis plus toute jeune. Comment t'appelles-tu ?
Au loin, un moteur se mit à vrombir. L'enfant déglutit.
- Sabine Roche, Madame.
- Et quel âge as-tu, Sabine Roche ?
- Dix ans.
- Voilà une bien jolie et bien grande jeune fille de dix ans, dites-moi...
La vieille sourit. Plus une seule dent. Sabine déglutit de nouveau. Le son du moteur s'éloignait.
- Tu as faim ? Tu veux un gâteau ?
Toujours ça de gagné. La fillette commençait à regretter sa visite impromptue. Elle se saisit d'un des cookies qu'elle goûta : pas mal.
- Merci Madame, mais... je dois y aller, dit-elle.
- Oui, bien sûr. On se sert la main ? demanda la vieille.
Sabine tendit la main droite que la femme saisit prestement. La fillette se sentit soudain lasse.
- Tu reviendras demain, chère Sabine ? fit la dame.
- Euh... Oui. Oui, si vous voulez.
La vieille se crispa.
- Bien sûr que je veux, quelle question.
- Il faut que j'y aille, là.
- Excuse-moi.
Elle relâcha l'enfant qui s'éclipsa aussitôt.
- A demain, murmura la femme en souriant.
Mais l'enfant ne l'entendit pas. En nage, soufflant comme si elle avait gravi dix falaises, elle atteint son domicile quelques minutes plus tard et consulta les chiffres bleu sur son téléphone portable : 17:55. In extremis. Elle regagna sa chambre et s'effondra sur le lit, où elle s'endormit aussitôt.
Dans la maison grise au bout du chemin, la vieille n'avait pas cessé de sourire.

Le lendemain.
Sabine avait quitté le domicile de la dame âgée vingt minutes plus tôt. Vingt minutes pour faire cent-cinquante mètres, record de lenteur battu. D'où venait cet épuisement soudain ?
Elle n'aurait jamais dû s'y arrêter, elle regrettait vraiment sa halte du premier jour. Et même si la dame lui avait à nouveau offert un cookie qu'elle avait à peine touché, il se passait là-bas des choses qui...
- T'as vu l'heure ?
L'homme se tenait debout, dans la porte d'entrée. Il ne bougeait pas d'un pouce, bloquant l'accès à la fillette livide devant lui.
- Sabine, j'ai posé une question. Est-ce que tu as vu l'heure ?
- Papa, s'il te plaît... Je suis fatiguée.
- Fatiguée ? On n'est pas fatiguée quand on va faire la vie avec les copines jusqu'à sept heures moins dix ! Et ta mère qui se fait un sang d'encre !
Sabine leva des yeux cernés et éteints vers la silhouette qui la dominait, n'essayant même pas de relever l'absurdité de ce que venait de dire le paternel. Sa mère ne se faisait pas un sang d'encre, pour la bonne et simple raison qu'à sept heures moins dix, elle était tranquillement zombifiée devant la télé, déjà transformée en légume par les fidèles jumeaux Valium et Lithium.
- T'étais où ? demanda brusquement l'homme.
- J'étais chez la vieille.
- Quelle vieille ?
- La vieille au bout du chemin, dans la baraque grise.
Le fermier inspira calmement.
- Sabine, commença-t-il, cette maison est abandonnée depuis belle lurette...
- Mais...
- Et ce n'est pas comme ça que tu vas échapper à la fessée, j'aime autant te le dire !
- Elle m'a donné un gâteau.
- Quoi ? Où ?
- Là !
La fillette tendit la main. Dans la paume minuscule, un petit tas de poussière brune reposait. Horrifiée, elle la jeta.
- Mais...
- C'est ça, ton gâteau ? gronda l'homme.
- Papa, je suis fatiguée ! S'il te plaît !
- Evidemment, que t'es fatiguée, t'as une tête de déterrée... Vous faites quoi, avec les garçons, vous fumez des cigarettes, c'est ça ?
- Non ! La vieille dame m'a donné un gâteau, elle m'a pris la main, m'a parlé et...
La main calleuse heurta la joue blanche et douce, la gifle imprimant sur la peau fragile une marque d'un rose malsain, qui allait virer à l'écarlate au fil des jours. Les moqueries dans la cour de récré n'en seraient que plus cruelles : Sabine n'avait jamais un seul camarade avec qui jouer.
- Fous-moi le camp dans ta chambre, petite... petite menteuse de m... Oh nom de Dieu !
L'homme agrippa la fillette par sa fine robe blanche et la projeta dans la salon. Elle disparut aussitôt dans l'escalier.
- La mère et la fille, pensa-t-il. Pas une pour rattraper l'autre.
Devant la maison grise, le portillon vert rouillé oscillait doucement.

- Tu n'as pas envie de me donner un surnom ? demanda la vieille dame en caressant la joue droite de Sabine.
L'enfant, hypnotisée, ne répondit rien. Elle était de retour dans cette vieille maison nauséabonde et elle ne savait pas pourquoi, ni comment, ni depuis combien de temps. Elle se rappelait juste s'être arrêtée devant en rentrant de l'école, comme d'habitude, après une journée passée à dormir en classe.
- Hmmm ? Alors ? fit la femme.
Elle frotta doucement la paume de sa main contre la marque encore rouge qui ornait la joue de la petite, souvenir de la gifle de la veille. La trace disparut aussitôt.
- Je... je ne sais pas, Madame, dit faiblement la fillette.
- Concentre-toi... cherche....
Mais Sabine était bien incapable de se concentrer, tout comme elle était incapable de distinguer les traits de la femme en face d'elle. Bizarre, quand même : la vieille avait quitté son fauteuil, et ne portait plus de lunettes, ça elle en était sûre. Sa voix semblait plus claire, également, plus affirmée.
- Alors ?
- Je... Je ne sais pas. Madame Gâteau ? répondit faiblement Sabine.
La femme rit.
- Madame Gâteau ? Mais enfin, ma puce... C'est nul !
Elle se ressaisit.
- Tu n'as qu'à m'appeler... Madame Lilith.
- Madame Li-quoi ?
- Lilith. Tu sais qui était Lilith ?
Sabine avait mal à la tête, Sabine avait froid, Sabine avait peur.
- Madame, s'il vous plaît... Je voudrais... rentrer chez moi, dit-elle doucement.
La femme soupira.
- Un instant, voyons... Tu ne te plais pas en ma compagnie ? Tu n'aimes pas mes gâteaux ?
- S'il vous plaît...
- Ecoute plutôt. Lilith était la première femme d'Adam, bien avant Eve. Elle est la prêtresse des ténèbres, de la fécondité, mais aussi de la stérilité et de la destruction... Elle était le symbole incarné de la duplicité féminine. Tu le savais ?
En parlant, elle passait ses mains devenues brûlantes sous le tee-shirt rouge et blanc de la fillette, sous la petite robe de jean rapiécée, les doux collants de laine vert, la culotte Petit-Bâteau. Elle ne laissait aucune portion de chair inviolée.
- Tu me suis, ma petite chérie ? demanda-t-elle, haletante. Tu comprends ce que dit Madame Lilith, ta nouvelle amie ?
- S'il vous plaît, vous me faites mal... murmura l'enfant.
- Encore un peu... Encore un tout petit peu... Lilith te veut pour elle toute seule, chère et tendre enfant.
- Non... Je veux rentrer chez moi... Vous me faites mal...
- Encore...
Un violent coup de tonnerre résonna, tout proche. La femme sursauta et ce fut pour Sabine un signal évident, aussi clair qu'un phare par une nuit sans lune : si elle ne fuyait pas maintenant, elle ne sortirait jamais de ce trou d'enfer. Elle se dégagea prestement, poussa la silhouette brune qui bascula en arrière dans le fauteuil et en deux secondes, fila dans l'allée, sans se retourner.

C'est plusieurs minutes après le départ de l'enfant que la femme se dégagea d'un bond vif de l'imposant fauteuil de cuir brun.
- Bien penser à faire brûler cette saloperie, ça et tout le reste, se dit-elle. Et la foutue baraque en entier, pendant que j'y suis...
Elle sourit. Elle avait tout le temps de mener cette tâche à bien, désormais.
A cette pensée, "désormais", une onde de désir intense, sauvage, incontrôlé l'envahit. Elle se hâta vers la salle de bain crasseuse et entreprit de se mettre toute nue devant le miroir poussiéreux qui trônait à côte de la vieille baignoire jaunie par des années de crasse rance. La femme n'accorda pas un regard à ces marques les plus triviales, les moins avouables de son ancien quotidien répugnant de vieille dame handicapée, tout à la contemplation de son corps regénéré : les longs cheveux d'ébène soyeux, les seins durs dont les mamelons bruns pointaient à un point tel que ç'en devenait douloureux, le ventre plat et ferme, le bas-ventre tendrement rebondi où fourmillaient déjà des milliers d'étincelles ardentes, le pubis rond orné de rêche velours noir, les petites et grandes lèvres rosies et gonflées, le clitoris en feu dissimulé au dessus de la fente humide.
En soupirant, la femme caressa doucement ces merveilles retrouvées, bénies, chéries, massa abondamment les seins blancs et agressifs qui semblaient vouloir traverser le reflet, lêcha son majeur droit dressé qu'elle glissa ensuite entre ses deux fesses rebondies, avant de l'introduire dans son vagin accueillant. Elle gémit en sentant le premier orgasme se faire jour au creux de son ventre. Sur le vieux tapis de bain souillé, entre ses jambes, les premières tâches de cyprine dessinaient de bien étranges motifs, rosée intime annonciatrice de plaisirs intenses et infinis.
Elle ferma les yeux, lâcha un pet et se mit à jouir.
Vivre, vivre de nouveau, vivre cette joie enfin recommencée !

C'est en essayant de se relever pour la quatrième fois que Sabine comprit qu'elle n'allait pas y arriver. Elle qui faisait depuis l'an dernier le trajet seule en courant jusqu'à la maison ne pouvait même plus porter son modeste cartable rose, dérisoire ustensile qu'elle abandonna bien vite dans le fossé à sa droite, en se moquant éperdument de l'orage qui grondait à l'horizon : la lumière baissait de plus en plus et le vent la malmenait le long du sentier solitaire qui menait chez elle, à une centaine de mètres maintenant.
Elle s'aida de la clôture de bois, installée par le voisin le long du chemin, pour se redresser et commença à progresser : mais, au bout de trois mètres, son épuisement était tel qu'elle s'évanouit quelques secondes.
En reprenant conscience, elle se dit que si le voisin l'apercevait, elle lui ferait bien signe parce que là, elle ne voyait pas comment elle allait arriver chez elle à l'heure : elle tenait une gastro carabinée, ou alors une grippe. Le voisin... Comment s'appelait-il, déjà ?
Sabine leva la main et fut encore plus étonnée de constater que l'on y distinguait particulièrement bien les veines bleutées ainsi que de petites tâches brunes... La grippe pouvait-elle faire cela ? Et sa peau, grise et frippée ? Avait-elle la gale ? Bien penser à le rappeler aux parents, ça, que la vieille l'avait touchée.
Cette dernière pensée fut la plus forte. L'enfant sombra de nouveau dans le néant et roula sur le sol, sans bruit. Facétieux, hurlant de plus en plus fort pour manifester son plaisir, applaudi par les arbres alentour qui se courbaient de joie sous son souffle, le vent commença à jouer avec la minuscule silhouette inanimée qui s'offrait à lui.

- Là, là... elle exagère !
L'homme était en colère en faisant les cent pas dans le salon.
- Faut pas déconner, quand même... Sept heures vingt, et toujours pas rentrée !
Il jeta un oeil à sa femme. Elle regardait Friends, l'épisode avec Brad Pitt. Les rires en boîte fusaient au rythme fatigué des sempiternels gags usés.
- Je vais aller la retrouver sur le chemin et je peux te dire que ça va chier !
Sa femme ne répondit rien. Pas la peine. La boîte verte sur la table du salon parlait pour elle et semblait dire : "Ta moitié est partie faire une ballade à Valium City, mon pote... Raccroche, ça sonne dans le vide".
L'homme se détourna, ouvrit la porte d'entrée et hésita : le vent avait forci et la lumière du jour était maintenant un lointain souvenir. L'orage qui allait éclater serait du genre à remettre les compteurs à zéro dès le début de l'été.
- Nom de Dieu, maugréa-t-il. Et l'autre petite saleté qui est dehors...
Ce pensant, il aperçut une forme qui oscillait, coincée le long du portail d'entrée. Intrigué, il avança dans l'allée, luttant contre une bourrasque qui le terrassa presque.
- C'est quoi, ça ? se dit-il.
Mais ce n'était qu'un petit amas de minuscules branches, amoncelées avec quelques feuilles, des herbes et un peu de tissu rouge et blanc. Une des tiges de bois reposait sur le loquet du panneau de métal. Enfin, c'est ce qu'il crut voir : le buisson misérable fut soudain emporté par un coup de vent haineux qui renversa presque le solide fermier.
- Saloperie, cracha-t-il.
Péniblement, il fit route vers la porte d'entrée qui claquait. Il la verrouilla.
- N'aura qu'à frapper... et fort, si elle veut que je l'entende, bordel !
- C'était quoi, ce bruit ? fit une voix faible dans le salon.
- Rien.
- Quoi ?
- J'ai dit "rien", putain. Le vent. Juste le vent.
A la télé, l'épisode venait de s'achever. Sur la bande-son du générique, les gens riaient, riaient, riaient encore.