mardi 16 septembre 2008

Le dernier virage à gauche - IV


Bâtiment imposant s'étendant sur six hectares à l'Est de la ville, la caserne de gendarmerie de Saint-Raphaël-Le-Gentil est un lieu austère.
Autour d'une vaste cour carrée dominée par un mât élevé où flotte jour et nuit le drapeau tricolore, les édifices cubiques abritant les locaux administratifs, le gymnase et les lieux de vie des soldats traduisent le credo ancestral de ce corps militaire singulier : travail, rigueur, solidarité, honneur de servir le pays. Les murs gris, les hautes fenêtres aveugles, le silence pesant... c'est dans le décor et les éléments que sont gravées les obligations de réserve des militaires. La Grande Muette lave son linge sale en famille, entre membres du clan, derrière les murs.
Assis sur leurs pattes arrières, le museau relevé, la gueule fermée, deux chiens-loups immobiles semblaient veiller sur la route goudronnée menant aux différents terrains d'entraînement, à quelques centaines de mètres de la caserne. Ils n'eurent pas un mouvement quand la 409 bleu nuit conduite par le Lieutenant Lassard fit irruption dans la cour et s'arrêta devant le bâtiment administratif central. Les animaux suivirent de leurs yeux bruns la haute stature du militaire qui s'engouffra dans le portail défraîchi et disparut en quelques secondes. Aucun de leurs poils ne frémit.
Ordre et discipline : ici, les animaux imitaient les hommes.

*
* *

Le soleil était maintenant haut. La lumière bienfaisante entrait à flots dans le bureau du lieutenant. Assis depuis peu, Philippe Lassard sentait sur sa nuque la chaleur réconfortante des rayons solaires, présence douce qui rendait plus irréelle encore la découverte macabre du petit matin, dans la forêt. Le militaire avait déposé sur une table d'appoint à l'entrée du bureau le minuscule sachet plastifié contenant la frêle poupée aux traits altérés par le feu. De son fauteuil, Lassard observait la silhouette crispée dont les deux bras chétifs se dressaient vers le plafond, et lui trouva quelque chose de monstrueusement comique. Il détourna les yeux.
Son regard s'égara sur le mur adjacent et rencontra le portrait du nouvel homme fort du pays, le Président élu depuis mai, Pierre-Antoine Clamozy. Il y avait un cadre comme celui-ci dans toutes les casernes et mairies de la nation. A la vue du visage froid au menton agressivement relevé, aux lèvres pincées, aux cheveux noirs coiffés en arrière, les traits du lieutenant se firent plus durs. C'était ce type que les Français avaient choisi. L'incompétence succédait ainsi à l'incompétence, après douze années du règne oisif d'un combinard épicurien et portant beau, dont la seule action de gloire était justement de ne pas avoir agi au moment des velléités bellicistes du grand allié qui piaffait outre-Atlantique.
Le soir du deuxième tour, au vu des résultats, Lassard avait serré les mâchoires et conservé un air impassible : devoir de réserve. Ce malgré ses collègues dont un grand nombre ne dssimulaient pas un sourire réjoui.
Mais il ne laissait pas de s'étonner des revirements quasi-schizophrènes du peuple français... Ce peuple si vaillant dans la défaite et prêt à ramper devant la force, si fier des Lumières de son passé et de sa déclaration des droits de l'Homme que cela lui permettait de garder bonne conscience en laissant pourchasser les malheureux sans-papiers qui avaient eu le malheur de croire en son utopie égalitaire. Et c'était lui, Pierre-Antoine Clamozy, le représentant le plus abouti de cette nouvelle race de politiciens maniant davantage la communication que l'information, pillant les pires idées de tous les extrêmes, balayant les modérés, distribuant les phrases choc, multipliant les poses.
La légende raconte que, lors de la séance de prise de vue, le Chef de l'Etat n'avait accordé que quelques minutes au photographe accrédité pour réaliser son portrait officiel. Aucun doute, l'effet était parfaitement réussi : sur la photo, il avait à peu près autant de classe qu'un trou du cul de chat.
- Ce pays a indéniablement le Président qu'il mérite, pensa Lassard.
Le tintement léger du téléphone numérique l'arracha à ses pensées. Le lieutenant déchiffra rapidement le nom écrit sur le minuscule écran à cristaux liquides - c'était l'adjudant Sophie Letellier, en poste depuis trois ans à la base - et pressa la touche qui activait le mode "conversation" de l'appareil.
- Oui, adjudant Letellier ?
- Bonjour Lieutenant, fit une voix féminine volontaire dans le haut-parleur. Un appel externe pour vous.
- Qui est-ce ?
- Jean-Patrick Lesprit.
Le Maire de la ville. Et Président Directeur Général de la société TPL, les Travaux Publics Lesprit. Une seule devise : "Nous bâtissons l'avenir de votre futur".
Philippe Lassard déglutit. Lesprit était un membre influent du MPU, le Mouvement Progressiste Unifié, le parti du Président Clamozy lui-même. Une pointure. Le gendarme allait devoir jouer profil bas. Lesprit n'était pas un tendre, et aurait tôt fait d'en référer au Colonel Claret-Tournier, le chef de la base, si la conversation dégénérait. Mais que voulait le Maire ?
- Très bien, je prends.
Le lieutenant inspira brièvement, le temps pour l'adjudant Letellier de commuter la ligne. Presque involontairement, il se prit à regarder la poupée prisonnière de sa gangue de plastique gris. Il sentit poindre en lui un sentiment diffus de colère. Il se saisit d'un trombone qui traînait sur le bureau.
La voix rauque de Lesprit, gros fumeur, brisa le silence du bureau.
- Lieutenant Lassard ?
- Bonjour Monsieur le Maire. Que me vaut cet honneur ?
- J'ai cru comprendre que vous avez été pas mal occupé cette nuit... Vous avez mouillé la chemise, n'est-ce pas ? lança le maire. Dans la forêt du Loup Perdu, c'est ça ?
- Exact. Nous en sommes encore à recueillir des éléments d'informations, des indices si vous préférez, et...
- Et que s'est-il passé ? coupa Lesprit.
- Au risque de me répéter, nous en sommes à recueillir les indices qui...
- Ecoutez, mon vieux, le coupa de nouveau le maire. Je veux savoir ce qu'il y a eu cette nuit, et je veux le savoir maintenant.
Lassard respira calmement. Il n'avait jamais senti Lesprit aussi agressif.
- Un individu a plongé avec son véhicule dans le ravin, à la lisière de la forêt, après le virage à gauche, dit-il.
- Le ravin où ... ?
- Oui.
Silence.
- L'homme n'a pas survécu, reprit le gendarme, mais il sera nécessaire de procéder à un examen légal pour déterminer les circonstances exactes de l'accident.
De nouveau le silence. Lassard baissa les yeux : il avait littéralement tordu le trombone saisi quelques minutes auparavant. Il en prit un autre et commença à le triturer.
Enfin, la voix du Maire résonna, encore plus rauque :
- Et, euh... a-t-on des pistes, des indices ?
- L'enquête débute. Il va falloir identifier le corps, pour commencer.
- Vous savez, je n'aime pas.... s'interrompit Lesprit.
- Oui ?
- Je... je n'aime pas quand quelque chose arrive là bas.
- Je ne vous y ai pas vu, il y a dix ans, Monsieur le Maire, persifla amèrement Lassard. Ses yeux ne quittaient plus la poupée calcinée.
- Est-ce un reproche ? fit Lesprit, sur la défensive.
- J'étais moi-même là-bas avec mes hommes la nuit passée, l'ignora Lassard, et ce n'est pas un endroit où l'on a envie de se trouver pour ramasser un cadavre.
- Je vous ai demandé si vous me faisiez des reproches par rapport à cette putain d'histoire de bus ! Répondez-moi, nom de Dieu ! tonna le Maire.
Lesprit était hors de lui. Le lieutenant était littéralement fasciné.
- Non, bien sûr.
- On en a tous bavé, vous savez, souffla Lesprit.
- Oui, je sais.
- Enfin bon, vous, vous n'avez pas d'enfant mais...
Le lieutenant grimaça sous la provocation mais tînt bon. Pas question de rentrer dans une engueulade avec un homme comme Lesprit. Ce serait perdu d'avance. Mais Bon Dieu, que voulait-il ?
- Que puis-je faire pour vous précisément, Monsieur le Maire ? demanda le lieutenant.
- Tenez-moi au courant des avancées de l'enquête : identité de la victime, indices majeurs, suspect éventuel...
- Des suspects ? fit Lassard, incrédule.
- Oui, enfin, tout élément nouveau que je pourrais éventuellement communiquer à la presse pour accélérer la procédure. Je veux garder la main sur cette histoire, Lassard, ne pas me laisser doubler par le préfet. Ni par le Ministre.
Le lieutenant était abasourdi. Le Maire de Saint-Raphaël venait de lui demander de se voir divulguer des éléments de l'enquête pour avoir pignon sur rue dans les médias, afin de montrer qu'il avait l'initiative.
- Eh bien, je...
- Je compte sur vous , Lieutenant. Je saurai m'en souvenir. Au revoir.
Un clic léger retentit : le Maire avait raccroché.
Lassard se laissa aller en arrière sur le dossier de son fauteuil.
- Putain, en voilà un qui a confiance en ses appuis politiques, pensa le gendarme.
Il baissa les yeux : sur son bureau reposaient quatre trombones tordus.
- Dans le genre, c'est un record, pensa de nouveau Lassard.
Le soleil avait tourné. Sur la table près de la porte, la petite forme de plastique déformée était déjà dans l'ombre. Les deux bras menus se tenaient dressés, comme prêts à applaudir.