samedi 14 février 2009

Week-end peinture en perspective


Elles étaient trois, trois femmes jeunes dans le carré TGV deuxième classe. Le train bleu qui venait de quitter Paris filait maintenant dans la campagne vers sa destination, Nantes, pour une histoire de week-end peinture décidé à la suite d'un pari malheureux de l'une d'entre elles avec celui qui allait les recevoir.
L'une des filles, une blonde aux cheveux en bataille, demanda :
- Il va nous faire peindre quoi, au juste ?
- Sa mezzanine, répondit une autre, une petite brune menue.
- Quoi ?
- Plutôt les murs de sa mezzanine... Toute la peinture tombe en morceaux.
- Ah, d'accord. Et il y a beaucoup de surface ? Je vous préviens, j'ai mal au dos...
La brune soupira et répondit :
- Non, non, par contre il a prévu une échelle, y a une partie en hauteur.
- Ouais ben, celle-là, il se la tapera, moi j'ai le vertige, dit la blonde.
- Quitte à se taper quelque chose...
Elles rirent toutes les trois.
Une fois le sérieux revenu, la blonde reprit :
- Au fait, il a une copine, J ?
J était le type qui organisait le week-end peinture entre filles, en accord avec leurs compagnons restés à Paris. Tout ceci faisait partie d'un même jeu.
- Alors, commença la brune, non seulement je ne crois pas qu'il en ait une, mais...
- Mais ? Mais ? firent les deux autres.
- Mais en plus, je crois ne jamais l'avoir vu avec une nana depuis que je le connais, c'est à dire depuis... l'été 2003.
- NON ? s'exclamèrent-elles.
- SI ! Enfin, si, une fois il a embrassé Eléonore, la cousine de Sébastien. Dans ma cuisine, en plus.
- Enfin, elle, elle emballe n'importe qui, surtout quand elle est bourrée !
- La preuve !
Elles rirent de nouveau.
- Et... ça ne lui manque pas ? demanda la troisième, une grande aux cheveux châtains, férue d'opéra.
- Quoi ? Qu'est-ce qui lui manque ?
- Ben... Tu vois pas ?
- Ah ? Le sexe ? J'imagine que oui...
- Qu'est-ce qu'on fait, alors ? Dès qu'on arrive, on fonce au Relais H lui acheter "Coucher avec une fille Pour Les Nuls " ?
- Aaah aaah aaah !
- Hii hiiii !
- Oooh ooh !
Dans le carré TGV, l'ambiance était au beau fixe.
- Hrmppff... Attends, ça doit lui faire drôle quand même, reprit la grande.
- Quoi ?
- Ben, en Espagne, par exemple, il était le seul célibataire avec quatre couples, ça devait pas être évident... Et pourtant, il a réussi à rester cool, enfin... la plupart du temps.
- Il doit se masturber, fit la blonde, tout bas.
- Il sait comment on fait, au moins ?
- Ah ah ah !
- Ooooh ooh ooh !
Quelques années auparavant, ils avaient loué une villa en Espagne avec plusieurs amis. J en faisait partie.
- Non mais... tu sais que Sébastien lui avait proposé de partager sa chambre avec Dédé ?
- NON ?
- SI !!
Eclat de rire général.
Dédé était un membre périphérique du groupe qui travaillait de nuit dans un institut médico-légal. Un brave type, mais isolé et un peu... bizarre. Pas médiatique.
- Ouais enfin, moi, à choisir entre J et Dédé, je choisis J.
- Il s'habille mieux et il a plus d'humour, c'est vrai !
- Même s'il est plus Robert que Redford !
- Ah ah un grand classique !
- Ton humour baisse, ma chère !
- Oui je sais, je sais...
Les filles se ressaisirent.
- Et donc, il a dit quoi, J, au sujet de partager sa chambre avec l'autre ?- Il a refusé, tu penses.
- Il aurait préféré la partager avec la baby-sitter, j'imagine ?
- Hmmm... certainement.
Un des couples avait trouvé intelligent de venir en Espagne avec une baby-sitter attitrée, une adolescente du nom de Marie-Bénédicte.
- C'est vrai qu'elle était pas mal, Marie-Bé.
- Ouais, bon cul, bons nichons, et rien dans le citron !
- J, je suis sûre qu'il y a que ça qui l'intéresse, il est comme tous les autres, même avec ses grands airs...
- Au niveau cinéma, il est imbattable.
- Oui, peut-être, mais il a un côté je-sais-tout, moi des fois ça me gonfle. Je l'aime bien mais des fois, ça me gonfle.
- En plus, il est empoté, pas manuel pour un rond !
- Non, se sentit obligée d'intervenir la brune, il est volontaire et...
- La volonté, la volonté... ça fait pas tout, la volonté !
- Non, mais c'est le premier pas qui coûte !
Le silence se fit.
- J'y pense, dit la petite blonde, vous croyez qu'il fréquente des prostituées ?
- C'est pas impossible... Ce serait peut-être bien le genre, dit la grande.
- Ou alors... ou alors...
- Moui ?
- Il est peut-être... gay ?
Eclat de rire.
- Tu crois ? Tu crois vraiment ? demanda la grande.
- Je crois pas, fit la petite brune.
Une pause.
- Non, je crois pas, dit-elle de nouveau.
- A quoi tu vois ça ?
- Je sais pas. J'ai pas l'impression qu'il soit homo.
- Y cache peut-être son jeu, non ?
- OK, alors dès qu'on arrive, Relais H et " Coucher avec les mecs Pour Les Nuls " !
- Aaaah aah !
- Hii hiii hii !
- Oooh oooh !
Soudain, le portable de la petite blonde sonna.
- Allô ?
C'était Lino, son compagnon.
- Allô Mamour, oui, ça va mon chéri ? Oui ? T'es où ?
Une voix grave répondit de façon indistincte.
- Quoi ? Pas à la maison ? Mais qu'est-ce que tu fous ? T'es où ?
- ...
- Au bar ? Tu fêtes le week-end avec tes collègues de bureau ?
- ...
- Ah parce qu'en plus vous allez au resto après ?
- ...
- ET EN BOITE POUR FINIR ? Putain, mais tu t'emmerdes pas !
- ...
- Mais je m'en fous que tu sois avec J.F. et les autres ! Alors, moi, je pars faire de la peinture en province et toi, tu vas faire la jam avec toute la bande à Paris, c'est ça ?
-...
- Pas m'énerver ? Pas m'énerver ? Je m'énerve si je veux, oui !
- ...
Elle se tourna vers ses deux amies et cracha :
- Alors figurez-vous que pendant qu'on va faire les connes à peindre chez l'autre dans son bled, nos mecs vont faire la teuf avec des copines en boîte à Paris !
- NON ?
- SI !
La blonde reprit en main le minuscule mobile et articula distinctement :
- T'es encore là ?
- ...
- Ecoute-moi bien... Ecoute-moi bien... Tu vas rentrer à la maison tout de suite !
- ...
- JE M'EN FOUS ! TU RENTRES TOUT DE SUITE, SINON... SINON... PLUS RIEN !
- ...
- Alors là, que ça ne te plaise pas que je te donne des ordres, que ça ne te plaise pas de rentrer tout de suite, que ça ne te plaise pas de laisser tomber tes GRELUCHES du service RH, JE M'EN FOUS MAIS TOTALEMENT, T'ENTENDS ? TU ME DOIS QUELQUE CHOSE, RAPPELLE-TOI !
- ...
- Tu m'as entendue, je ne le répéterai pas !
Elle raccrocha.
Ses amies la regardait d'un air consterné. Tout le wagon avait profité de la conversation.
La petite blonde respira calmement et dit :
- Il va rappeler.
Les trois filles se turent et tournèrent leur regard vers le paysage, dehors. Mais la nuit était tombée, et l'on ne distinguait plus rien. Trois rangées plus loin, un enfant pleurait. Le train prit de la vitesse.

Il était vingt heures et, à Nantes, J jetait sur l'écran de son portable les derniers mots d'une petite histoire qu'il avait démarré une heure plus tôt. Rien de bien sensationnel, une simple conversation animée entre trois nanas qu'il connaissait. Il se prit à imaginer leur visage si elles la lisaient et sourit en pensant :
- Les filles, ne vous inquiétez pas, ce petit texte est une prose simple et efficace qui n'est jamais que la compilation de toutes les phrases que j'ai entendues ici ou là, des choses que l'on m'a suggéré ou jeté à la face... La vie, quoi.
Il se leva et approcha de la fenêtre. La nuit était tombée et dans le froid du soir, de furtives silhouettes se hâtaient.
J ressentait de plus en plus souvent du dégoût pour la routine de sa vie actuelle, tout ce cirque, l'existence. Depuis quelques mois, il lui arrivait de publier de maigres histoires sur le blog d'un ami qui lui faisait la gentillesse de le lire sans le démolir. De toute façon, à part essayer d'écrire, que pouvait-il faire d'autre ? Se lancer dans la plomberie ?
Il se demanda :
- Que vais-je faire ce soir ? Regarder un DVD ? Jouer avec la console ? A moins que j'aille draguer un mec, voir ce que ça fait ? Ou me payer une pute ?
Il s'en retourna vers l'ordinateur portable qui ronronnait doucement et fit alors ce qui lui apparaissait toujours le plus dur quand il écrivait : cliquer sur la touche Save, éteindre la machine et la remonter dans la mezzanine.
Au moment où il allait emprunter l'étroit escalier de bois, une forme blanche attira son regard : un petit morceau de peinture triangulaire s'était encore détaché du mur et reposait sur l'une des marches, pièce misérable d'un origami idiot.
Il posa l'ordi, se dirigea vers la cuisine, se saisit du balai en maugréant et entreprit de ramasser cette saloperie de morceau.
Organiser un week-end peinture serait peut-être une bonne idée, après tout.