mardi 26 août 2008

Le dernier virage à gauche - III


Dans le cadre de leurs nocturnes occupations, les amateurs d'ésotérisme et de lycantropie - ainsi que tout adolescent en recherche de sensations fortes après avoir fumé un bon joint - pourraient s'enfoncer la nuit tombée dans la Forêt du Loup Perdu en espérant y apercevoir, sous la lueur blafarde de la pleine lune, quelque ténébreuse créature velue errant entre les sapins en grondant, à la recherche d'un mouton ou d'un veau pour améliorer son ordinaire, et prête à châtier d'une morsure l'imprudent venu lui disputer son territoire.
Ils en seraient pour leurs frais.
Le "Loup Perdu" en question ne fait pas référence à un nécromant, encore moins à un paria se livrant à de paiennes extrêmités en changeant de forme, mais à un chien imposant, un mâtin de Naples nommé Loup appartenant à François Carrier, modeste berger vivant sur la crête. L'animal s'était égaré en janvier 1826 au sein de la vaste forêt domaniale qui s'étendait à l'est de Saint-Raphael.
A l'époque, la forêt était plus étendue encore que maintenant et il avait fallu une semaine de battue intensive aux villageois entraînés et motivés pour débusquer l'animal redevenu littéralement sauvage. Celui-ci ayant déjà semé la mort dans plusieurs troupeaux de brebis, l'éliminer devenait une priorité.
Au fil des siècles, cette forêt avait perdu beaucoup de surface mais demeurait, en particulier depuis son classement dans les années 50, un espace sombre et libre, riche en cachettes multiples et labyrinthes végétaux inextricables.
Même les homosexuels locaux avides de lieux de rencontre discrets évitaient l'endroit, surtout parce que l'unique route qui la traversait sans facilité de stationnement aurait inévitablement trahi la présence de leur véhicule.
Du fait aussi de l'obscurité latente de la forêt, la rendant propice aux mauvaises rencontres.
Une agression, un meurtre pourrait avoir lieu ici, un cadavre, un fuyard pourrait être dissimulé dans les taillis, sans que quiconque ne s'en aperçût avant bien longtemps.

*
* *

Le lieutenant de gendarmerie Philippe Lassard savait déjà ce qu'il allait voir quand l'adjoint Bernier lui fit un signe du bas de la ravine, un signe connu de tous depuis l'Antiquité - le poing dressé, le pouce tendu vers le bas, ce qui, de par le monde, a toujours eu la même signification : "C'est mal barré".
Lassard avait laissé la Peugeot 409 le gyrophare clignotant au sommet de la butte, à l'orée de la forêt, au tout début du virage. La zone était signalée par deux hommes de la caserne de gendarmerie, envoyés sur les lieux en même temps que la brigade des pompiers. Un automobiliste avait donné l'alarme en découvrant à l'aube la barrière de sécurité fracassée et les panaches de fumée s'élevant au dessus du promontoire rocheux. Les pompiers avait fait de leur mieux, c'est à dire pas grand-chose, en aspergeant depuis le haut de la butte la voiture qui se consumait lentement. A ce moment là, pour les passagers de l'épave en flammes, les choses étaient sûrement réglées depuis longtemps.
C'était le ravin où avait plongé le bus avec tous les enfants. Lassard n'aimait pas cet endroit parce que, comme jeune recrue, il avait été envoyé en renfort dix ans plus tôt sur le lieu des... évènements. Il était venu pour aider et il avait vu. En rentrant chez lui, 20 heures plus tard, il s'était regardé longuement dans le miroir de la salle de bains et avait découvert dans le reflet, avec effroi, la transformation subie. A 27 ans tout juste, ses cheveux étaient désormais devenus blancs.
Dix ans déjà.
- Que ce fut bref, pensa-t-il.
Sans traîner, il atteignit le fond de la ravine, salua Bernier et entreprit aussitôt :
- Qu'est-ce que ça donne ?
Bernier se rengorgea. Les effets d'annonce, c'était son truc.
- Et bien, mon Lieutenant, dit-il en bombant le torse, le véhicule est dans un fort état de destruction et...
- Oui, ça je l'ai vu, Bernier, ne me prenez pas pour un débile !
Le sourire satisfait de l'adjoint se dilua, mais il poursuivit néanmoins :
- Un individu en cours d'identification a été extrait de la carcasse, où il est apparu d'après les membres du corps des pompiers, qu'il avait malheureusement passé de vie à trépas, et...
- "ETAIT passé de vie à trépas", Bernier, pas "AVAIT" ! l'interrompit Lassard.
- Oui, enfin, qu'il était décédé de ses blessures, finit l'adjoint, penaud.
- Et il est où, cet... individu ?
- Euh, par là, chef.
Lassard jeta rapidement un oeil las à l'épave calcinée tout en s'approchant d'une forme recouverte d'une couverture de survie.
- On l'a mis en dessous pour ne pas qu'il ait froid, hé hé, fit l'adjoint.
- La ferme, Bernier ! Comment arrivez-vous à déconner à un moment pareil ?
- Eh bien... c'est ce qui me garde en vie, Lieutenant.
- OK, alors allez-y, envoyez, qu'on en finisse, coupa Lassard, qui prit en profonde inspiration pendant que Bernier soulevait d'un geste théâtral la fine couverture argentée.
Des morts, le lieutenant en avait déjà vu quelques uns... en dehors de ceux du bus dix ans plus tôt. Malgré les films, les séries télé, les romans et cette fascination morbide du public pour tout ce qui touchait au macabre, Lassard savait une chose : on pouvait, à l'extrême rigueur, supporter la vue d'un corps très dégradé par un accident. Mais il y a une chose impossible à encaisser : l'odeur. Et avec les noyés, celle des brûlés était la pire. Ce cadavre ne faisait pas exception à la règle.
Le gendarme serra les dents. Il était clair qu'une autopsie aurait lieu, impossible de faire parler un corps dans cet état ici, avec les faibles moyens dont il disposait. Il fit signe à Bernier de recouvrir la dépouille difforme, expira discrètement et dit d'une voix qu'il espérait claire et ferme :
- On sait qui c'est ?
- Pas encore, répondit Bernier, mais l'analyse des plaques d'immatriculation ne va pas tarder, on va vite avoir un ou deux candidats.
- Des pistes, des indices ?
- Non, mais à mon avis, il allait trop vite et n'a pas dû voir la barrière de sécurité, qui a été quasiment coupée en deux. Tout autour de la voiture, il y avait des cartons, des roulements à billes, tout un bric-à-brac. A mon avis, c'était un représentant ou un placier, un truc comme ça.
Lassard leva les yeux : des morceaux de la barrière jonchaient la pente.
- Je me demande pourquoi il allait si vite.... demanda-t-il à haute voix. Il avait bu ?
- On n'en sait pas plus pour l'instant avant l'autopsie. Il était pressé en tout cas. Peut-être d'aller retrouver ses enfants ?
- Nom de Dieu, Bernier, qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- Ben, venez voir, on a trouvé un truc, plus haut.
Les deux hommes gravirent la pente, Lassard d'un pied souple, Bernier avec davantage d'efforts. Le lieutenant appréciait beaucoup cet adjoint un peu empâté, mais, fruit d'une éducation militaire stricte, il préferait avoir l'avantage sur le terrain.
Au sommet de la butte, sur la chaussée, des marques rouges avaient été tracées en cercle par les gendarmes, sorte d'idiomes dérisoires, grammaire aberrante improvisée pour expliquer la mort absurde du représentant inconnu qui gisait au fond de la ravine. Un de ces cercles grossièrement peints attira Lassard.
- C'est de cela dont vous vouliez me parler, Bernier ? demanda le lieutenant.
- Oui, chef, souffla l'adjoint. Elle devait être dans la voiture.
- Nom de Dieu....
Lassard se pencha et, troublé, détailla la petite silhouette qui s'étendait au milieu du rond rouge sur la chaussée.
- C'est pour sa gamine que ça va être dur, murmura Bernier.
- Nom de Dieu.... répéta Lassard.
A leurs pieds, sur le bitume humide de rosée, non loin du bord du promontoire, reposait une poupée. Une fille. Sur le dos, les bras atrophiés et noircis, la tête déformée, la robe en lambeaux, la minuscule forme de plastique déformée semblait se moquer des deux militaires, triste anomalie de plastique consumée venue les hanter.
- Elle était dans la voiture ? demanda Lassard à l'adjoint écarlate.
- Oui, enfin... je ne sais pas, chef. Je ne vois pas ce qu'elle ferait ici, en tout cas. Qu'en pensez-vous ?
- Pour l'instant je n'en pense rien.
- Moi non plus, monsieur, souffla Bernier. A moins qu'un môme ne soit venu contempler le spectacle.
- Bon Dieu, Bernier, ne me refaites pas ce coup là....
- Désolé, chef.
Le lieutenant se redressa. La journée s'annonçait complètement merdique.
- Déposez cette... chose à mon bureau. Pièce à conviction.
- Oui chef.
- Et... mettez-là dans un sac. Tous ces trucs me démoralisent.
- Euh... oui chef, murmura de nouveau Bernier, désormais totalement abattu.
Lassard s'en retourna. Les premiers rayons du soleil arrivaient enfin à percer l'ombre des arbres.
Il s'en trouva un pour se refléter dans l'unique oeil ouvert du pantin, malheureuse silhouette brisée gisant dans la boue.

lundi 4 août 2008

Le dernier virage à gauche - II


"Je vais coucher ces quelques mots sur le papier car je suis fatigué de parler, fatigué d'écouter.
Je souhaite que mon âme s'apaise enfin dans le grattement léger du crayon bon marché glissant sur ce cahier d'écolier.
L'école... Comme il est bon de repenser à la cour de mon école, dans les années 50... De repenser à mon instituteur, Monsieur Abraham, à tous mes camarades... Et le vieux préau, envahi à l'automne par les feuilles mortes qui..."
Le Père Francis Dellatre cessa d'écrire car il sentait, phénomène chronique, qu'il ne pourrait pas retenir ses larmes. A chaque fois qu'il avait tenté d'affronter l'épreuve de la page blanche, il avait renoncé. Ce soir, pourtant, l'heure était venue et il ne fallait pas reculer.
Il barra les quelques phrases déjà écrites et reprit :
" Qui pourrait prendre en pitié un prêtre ? Qui pourrait penser : 'Quelle tristesse, pour un homme de Dieu, de se lamenter dans un journal intime ?' Car on ne prend pas en pitié un prêtre. C'est le prêtre qui endosse la pitié, qui l'apprivoise et la porte en étendard comme on porte un drapeau, le drapeau de la Miséricorde, cette ultime imposture d'une religion un million de fois plus jeune que le monde lui-même et qui, en deux mille ans de règne, a fait assassiner plus de..."
Cette fois, ce fut la colère qui le fit arrêter.
- Avec toi, c'est soit l'apitoiement, soit le blasphème ! se sermonna-t-il. La vérité, Père Dellatre, rien que la vérité !
Il barra de nouveau les quelques mots à peine inscrits, inspira profondément et jeta sur le papier :
" Je sais pourquoi tous ces enfants sont morts, qui est responsable de leur mort, et qui aurait dû prendre la parole pour dévoiler la vérité sur leur mort."
Le vieil homme ferma les yeux et expira. Le plus dur était fait. Désormais, le reste serait facile.

*
* *

Deux heures plus tard, le vieux prêtre qui se leva de son bureau était un homme vidé, consumé. Dans ses mains, le petit cahier bleu et blanc avait quelque chose d'anachronique. Le Père Dellatre en avait rempli dix-sept pages.
- J'ai tenté d'affronter ma conscience. Je vais maintenant affronter mon Créateur, pensa-t-il.
Il déposa le cahier sur son lit, éteignit la lampe de chevet et, traversant la maison silencieuse, se dirigea vers la cave. L'escalier qui menait au sous-sol était abrupt et faiblement éclairé par une ampoule jaunie. Le prêtre l'emprunta avec précaution. Dans son esprit, les phrases qu'ils avaient tracées allaient et venaient.
" Je n'étais pas prêt quand la Mort s'est abattue sur ce petit village, le recouvrant comme un suaire. Je dis bien la Mort, car une fois les enfants décédés, tous les adultes le furent un peu aussi. Ce devint le village des damnés, des gens qui pleuraient dans les rues, des parents qui se sont suicidés, d'autres qui ont fui cet endroit. Je n'étais pas prêt, je ne savais pas... quoi dire, quoi faire pour les aider. Certains m'ont demandé où se trouvait Dieu et s'il allait se manifester, leur faire un signe, et je ne pouvais pas leur répondre. Mon Dieu, pourquoi as-tu mis ma foi à si rude épreuve ? Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"
Se penchant vers le sol de la cave, le Père Dellatre se saisit du petit escabeau de fortune qu'il lui arrivait d'utiliser pour de menus travaux d'entretien au sein de la rustique maison prêtée par l'archevêché. Il le positionna sous l'ampoule qui éclairait faiblement.
" Quand cet homme mal rasé et sentant l'alcool s'est avancé vers moi et s'est présenté comme étant le gendarme auxiliaire Marc Dugain et m'a demandé d'écouter sa confession, j'en fus étonné mais j'ai bien évidemment accepté. Il m'arrivait de le croiser au volant d'une voiture de la Gendarmerie. Pas une lumière, mais un brave homme. Serviable."
Se penchant de nouveau, le prêtre ramassa une corde. Il grimpa l'escabeau et la fit aisément passer par-dessus la poutre qui soutenait le plafond. Cette manoeuvre, il l'avait déjà effectuée plusieurs fois.
" Je n'avais jamais entendu un homme pleurer comme ça, encore moins un gendarme. Il me raconta tout. On lui avait donné l'ordre de bloquer la D201 qui menait au village par la crête et qui évitait la Forêt du Loup Perdu. Il se souvenait bien du bus, il avait même parlé au conducteur. A l'intérieur, il y avait peu de bruit, la plupart des enfants devaient dormir. Il se souvenait avoir prévenu le chauffeur de la difficulté de la route pentue qui serpentait au milieu de la forêt, et du dernier virage sur la gauche, très raide. Il se souvenait surtout des feux arrière du bus s'enfonçant dans la nuit."
Le noeud était prêt. Le prêtre l'ajusta autour de son cou.
" Il m'a tout dit. Il m'a dit qu'il avait subi des pressions et qu'il fallait bloquer cette route et que s'il ne le faisait pas, ils allaient ressortir son dossier et ses histoires d'alcoolisme, alors il a obéi. Il m'a donné les noms. Je l'ai pressé de se rendre à la Police ou alors à ses supérieurs, mais il avait peur et quelque temps après, il a fui lui aussi. Moi aussi, j'ai eu peur, et je n'ai pas osé violer le secret de la confession alors je me suis tu, et j'ai laissé faire quand ils ont annoncé que le chauffeur avait bu et que son imprudence avait causé le drame. Je me suis tu et ça fait dix ans que je me tais. C'est pour cela que ce soir, je suis fatigué. J'ai 57 ans et je suis fatigué."
L'escabeau commença à se balancer. Sans regret, il se sentit partir en arrière.
" Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de voler sa propre vie.
Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de trahir le secret du confessionnal sur un cahier d'écolier.
Il y a le silence consentant, le secret et la culpabilité de celui qui sait la vérité."
- Mon Dieu, regarde ce qu'il advînt du Fils de l'Homme, pensa-t-il.
Dans la chute, sa nuque se brisa. Faisant grincer doucement la poutre de soutien, le corps du prêtre suivit quelques instant un paisible mouvement de balancier. Il s'immobilisa enfin.
Il s'immobilisa au moment même où, dans la forêt, la voiture de Gérard Lebras s'embrasait, pour la plus grande joie des trente-huit petites ombres qui se dressaient dans la brume.