vendredi 5 février 2010

SKX


Une douzaine d'années déjà, que ces évènements eurent lieu.
Je m'en souviens bien car nous étions alors tous témoins, sur le campus où j'étudiais à l'époque, d'un étrange phénomène climatique, rarissime et singulier, sorte de pendant printanier du célèbre "été indien" automnal, quand les derniers jours d'octobre se parent des couleurs et de la température caressante d'un retour estival inespéré. Nous étions en avril ; de façon inattendue, des courants froids et humides venus du Nord s'installèrent pour plusieurs jours, transformant chaque crépuscule en un envahissement de brume opaque, coupante, nimbant le monde, s'insinuant partout : végétation, rues, bâtiments.... et peut-être bien coeurs et âmes, également.
Je finissais mon année de maîtrise, passais mon temps à bûcher comme une bête pour ne pas foirer l'examen final en juin et pouvoir quitter la fac, affronter le monde. Pas de fric, pas de petite amie, peu de potes : les distractions étaient rares. Quand la brume est arrivée, ce fut, à sa mesure, un évènement : pour me détendre, le soir, posté à la fenêtre ouverte de ma piaule, je fumais des cigarettes, observant le brouillard épais et tranquille, imaginant, l'esprit quelque peu enfiévré par les algorithmes révisés à la chaîne, des ombres furtives errant entre les chênes centenaires de la cité U à la recherche de sensations, d'aventure. Généralement, Carl, mon coloc, se mettait alors à gueuler :
- Ça caille, bordel ! Ferme, putain...
Je ne lui en voulais guère : il venait de Vendée. J'obtempérais généralement en silence, et fermais la fenêtre.
Depuis la chambre, grâce à l'éclairage public, la nuit prenait une teinte orange-grise et j'aimais la contempler encore quelques instants. Les algorithmes pouvaient bien attendre.

En rentrant d'un cours d'analyse fonctionnelle particulièrement retors, je tombais, deux jours plus tard, après le week-end, sur Carl complètement excité qui arpentait notre chambrée à une allure de possédé :
- T'es au courant ? demanda-t-il en haletant.
- De quoi ?
- Y a eu un meurtre ! Ils ont trouvé une fille assassinée derrière la fac de science-éco ! Massacrée, y paraît.
- Tu déconnes ?
Non, il ne déconnait pas, ce vieux Carl. La zone était bouclée et quand j'ai tenté, comme quelques autres curieux, de m'approcher de la fac d'éco, deux-trois flics nerveux nous firent dégager sans ménagement excessif. Ils étaient à cran. Je les comprenais. Le soir même, Carl sorti, je me demandais, observant la brume derrière la fenêtre, dans le noir de notre chambre, ce qu'avait ressenti cette malheureuse, au moment de sa rencontre funeste. Qui sait, cela s'était peut-être passé pendant une de ces étranges nuits brumeuses : une étreinte froide, glacée et passionnée, entre une naïve étudiante, une ombre insaisissable et l'acier froid d'un couteau. La peur me gagna.
Les détails qui allaient filtrer dans la presse le lendemain, bien que ténus, semblaient indiquer un sévère acharnement sur la victime. Plus bas dans l'article que je lisais, figurait une photo de la jeune infortunée : une petite brune boulotte à lunettes, quelconque, déjà vieillotte. La déception me prit : ce cliché, mon parfum de drame et d'aventure morbide n'y résisterait pas. Triviale inertie du quotidien. Sous la photo, un nom : Sabrina Cousineau, 22 ans, étudiante en licence de sciences économiques, originaire de Fontenay-Le-Comte.
C'était donc vrai. Ces choses arrivaient. Je sursautai quand Carl murmura, derrière mon épaule :
- Il paraît qu'il lui a coupé les oreilles ! T'imagine ?
- Non, vieux, j'imagine pas.
Je lui calai d'office le journal dans les mains et m'éloignai.
Le lendemain matin, la seconde victime fut découverte à côté de l'amphithéatre S de la fac de lettres modernes, et pour le coup, la nouvelle fit encore plus grand bruit que le précédent meurtre. Non seulement le crime venait de se produire vingt-quatre heures après le premier, non seulement en plein milieu du campus qui grouillait de flics, mais en plus la victime était connue de tous : syndicaliste étudiante notoire, Gaëlle Martineau animait une émission appréciée du public universitaire sur la télé locale, "Étudiants poil aux dents". Elle était plutôt mignonne, en plus.
Dans la chambre, le même soir, les commentaires allaient bon train.
- C'est y pas malheureux, un canon pareil ? fit Carl, dégoûté.
- Je l'ai croisée plusieurs fois, dis-je, ça fait bizarre de savoir qu'elle est morte.
- Tu l'as sautée ?
- Je ne vois pas le rapport. Pourquoi tu demandes ?
- Rien. Comme ça.
Il replongea dans son classeur de trigo. Fin de l'entr'acte pour lui.
Il était huit heures du soir et la brume faisait lentement son entrée. L'air nocturne devenait de plus en plus vif, les microscopiques gouttelettes d'eau charriées par le vent transperçaient tout. Je me levai pour aller regarder le brouillard depuis le porche, Carl devenait pénible avec cette histoire de fenêtre.
Au moment où j'allais sortir de la pièce, il me lança :
- Au fait, celle-là, il lui a coupé la tête, à ce qu'on dit.
- Pauvre connard, grommelai-je.
Je claquai la lourde.
En bas, cigarette allumée, je m'arrêtai quelques mètres après la porte d'entrée de l'escalier B, celui du bloc où je résidais, quand un type maigre, blouson de cuir marron, aux yeux agités, s'approcha et me demanda :
- On peut savoir où vous allez ?
Il tendit une carte tricolore. D'accord.
- Assassiner une jeune femme, pourquoi ? répondis-je en exhalant un léger nuage de fumée.
Le flic se rapprocha. Je sentis son haleine fétide. Autour de nous, le brouillard avait pris possession du campus, anéantissement des distances, oblitération du son.
- Les petits marioles comme toi, je les brise, t'entends ? grinça-t-il. Bouge, maintenant.
Je vous jure, il a vraiment dit ça, "je les brise".
Je me détournai de lui, jetai négligemment le clope et m'en retournai.
La porte refermée, je regardai du hall vers l'extérieur : le flic ne me quittait pas des yeux.

Le journal du lendemain le hurlait par ses gros titres : un, les flics n'étaient qu'une bande d'incapables et deux, un détail avait fuité dans la presse. Le meurtrier avait gravé avec un objet tranchant trois lettres sur le ventre de la malheureuse Gaëlle Martineau : un "S", un "K" et un "X". D'où venait cette information ? Mystère. Dans un film, j'avais entendu un type dire que les journalistes payaient des flics pour obtenir ce genre de scoop. Légende, mythe, réalité ? Sur le campus, où errait un spectre désormais surnommé SKX par les étudiants apeurés, les faits perdaient tout sens, les fantasmes prenaient corps, et la Mort demeurait un secret.
Dans la chambre, je me battais contre une énigme à résoudre en Lisp quand Carl m'interrompit :
- Ça veut dire quoi, "SKX" ?
- Aucune idée.
Il marqua une pause et hasarda enfin :
- Peut-être "Serial Killer X" ? Ou alors "Stephen King X" ?
- Qui sait ce qu'un dingue essaie de dire ?
Il se tut, puis reprit :
- Tu sais, cette histoire de tête ?
- Tu remets ça ? lui lançai-je.
- Ouais, eh ben, c'est vrai... Il lui a tranché la tête !
- Qu'est-ce qui te dit que c'est un homme ? Si c'était une femme ?
Le "O" que fit sa bouche était tellement inattendu, l'effet comique tellement disproportionné, que je me mis à rire. Il se renfrogna. Toujours ça de gagné.

C'est le lendemain qu'un grand discours devait être tenu par le recteur de l'Université dans l'amphi A de la fac de droit. La déclaration allait être retransmise par des haut-parleurs dans le hall de l'amphi, et une équipe de la télé locale se tenait sur place pour diffuser le truc. J'y étais.
Des trémolos dans la voix, le vieux y alla de son oraison funèbre, louant le courage de ces deux jeunes femmes sacrifiées sur l'autel de l'insécurité, exhortant l'amphi bondé à coopérer activement avec les forces de police (quelques sifflets s'élevèrent alors) et affirmant enfin avec fermeté qu'aucun individu violent et lâche ne saurait faire flêchir le Temple du Savoir que représentait l'Unversité de ...
- Y'en a eu une autre ! hurla soudain une voix du haut des gradins.
Le recteur, secoué quoique digne, osa un bien cavalier "Quel est le con qui...?" mais il était trop tard... Devant un public compact et les caméras de Télé-Nantes, un étudiant dégarni venait de vendre la mèche, déclenchant un chaos indescriptible -qui allait d'ailleurs être coupé au montage- en annonçant l'impensable : une troisième malheureuse avait été découverte, derrière le resto U du Tertre, à deux pas. Son corps... enfin, d'après la rumeur, quelque chose manquait.
Le campus fut promptement évacué, quelques faciès plus bronzés que la moyenne dûment contrôlés, mais dans l'ensemble les étudiants effrayés abandonnèrent les lieux sans faire d'histoire. Je regagnai ma piaule de cité U, y trouvait un Carl un peu pété au shit ramené quelques semaines plus tôt de Hollande.
- Jamais deux sans trois, fit-il.
- On sait qui c'est ? demandai-je.
- SKX ?
- La victime, crétin.
- Une des employés du self, je crois.
- C'est marrant, t'as l'air bien renseigné, je trouve...
Il fit des yeux ronds.
- Je vois, j'entends, je sens ! murmura-t-il.
Je lui jetai mon polochon sur la tronche.
- Faut monter une milice, proposa faiblement Carl. Rien à foutre...
- T'es dingue ? répondis-je.
Aucune réaction : il s'était endormi.
Par la fenêtre, on ne distinguait plus rien. Les autres bâtiments avaient disparu : la brume d'argent les avait avalé.

Le canard du lendemain avait dû recevoir des consignes, relatant l'affaire avec une parcimonie de détails : lieu, nom, métier de la victime, timide avancée de l'enquête, appel au calme. La femme s'appelait Louise Dantec, elle bossait au resto U, au self. Sur la photo, on distinguait une petite blonde souriante, la quarantaine, sans grand charme. Elle avait dû se faire attaquer en quittant son job, après neuf heures du soir. Comble de l'ironie : elle venait de fêter ses dix ans à la cafétéria.
Des étudiants politiquement à droite distribuaient des tracts pour la création de patrouilles de protection et réclamaient davantage de flics, des étudiants de gauche, eux, appelaient à une attitude responsable et des investigations ciblées, en arguant -pas faux, d'ailleurs- que la présence d'inspecteurs en civil sur le campus rendrait impossible la distinction entre les policiers et des agitateurs venus du dehors. Le recteur, remis de son bref malaise lors de la bronca dans l'amphi, s'apprêtait à annoncer une avancée des vacances de Pâques de deux semaines et comptait bien déposer un recours pour faire retarder les examens de fin d'année en juillet au lieu de mai.
L'ébullition et le désordre régnaient. Mais la nuit venue, en silence, autre chose prenait le pouvoir, halètement des airs, craquement des branchages, frissonnement des échines. La peur du loup garde encore la vie dure.

Deux échauffourées avaient eu lieu le lendemain matin, la première quand deux policiers furent pris à parti par un groupe d'étudiants furieux qu'on leur interdise l'accès à la cafétéria ; la seconde au moment où un jeune type en fac de socio fut tabassé par des nerveux de l'UNI, le syndicat étudiant de droite. Avec ses cheveux longs, son nez élancé et sa démarche bonhomme, le mec avait dû leur paraître suspect. La situation dégénérait. Les flics avaient plutôt intérêt à se bouger.
Je me rendais à un cours d'Intelligence Artificielle qui s'annonçait costaud quand je croisai Carl : il suait.
- Oh bordel, tu devineras jamais...! bégaya-t-il.
- Non... Pas ça.... fis-je.
- Si ! Le tueur a encore frappé ! Une quatrième ! A moitié enlisée dans le fleuve, les poulets deviennent dingues, ils ont envoyé vingt types en garde à vue dont deux sur des brancards, de pauvres gars qui passaient juste dans le coin et qu'ils ont démolis !
- Mais c'est pas vr...
- De la folie pure ! La méga pression, y paraît que le préfet pète les plombs ! Et le Maire, aussi !
- Nom de Dieu...
- J'te laisse, je vais glaner des infos !
Il disparut prestement. J'arrivai à mon cours avec cinq minutes de retard. Incapable de prendre la moindre note.
Deux heures plus tard, en sortant, j'aperçus un petit groupe qui devisait avec animation. Je m'approchai. Ils évoquaient la victime, ce à quoi elle ressemblait.
- On sait qui c'est ? j'ai demandé comme ça, oubliant ma timidité naturelle.
- Y paraît que c'est une nana en fac de sciences, répondit une blonde plutôt pas mal.
- Et... qu'est-ce qu'elle faisait près du fleuve ?
- Le fleuve ? Pas celle du fleuve ! On parle de celle qu'on a retrouvée sur le toit du labo de chimie !
Je me sentis quelque peu mal. Non, très mal. J'allais m'asseoir un peu plus loin, seul. Les étudiants du petit attroupement n'y prêtèrent guère attention.

Le soir venu, maussade, je fixai la brume argentée paresseusement alanguie sur le campus abandonné. Une semaine de brouillard. Cinq femmes assassinées.
Maudits. Nous étions maudits.
Et puis, le lendemain matin, sans crier gare, éclatant, miséricordieux, le grand Soleil père de toute vie fit son retour, triomphant et invaincu. Avril reprenait ses quartiers, avec ses après-midi doux, ses soirées légères où résonnent le rire suave des filles qui se font embêter par les garçons et font semblant de ne pas aimer ça. Finie la brume, évanouies les ombres dans l'air froid et salin, refermée la boîte aux secrets. Ensuite, ce serait mai, et sa Nature exubérante, l'anti-chambre de l'été.
Le recteur tint parole. Les vacances de Pâques furent avancées d'une semaine, le campus déserté juste après le retour du beau temps. Le nom des deux victimes de l'assassin fut dévoilé, mais bien peu y prêtèrent attention.
De retour de vacances, l'affaire avait pris pour moi un tour irréel, comme une vieille légende encombrante, une mauvaise odeur qui perdait de son impact.
Il n'y avait pas eu d'autre crime. La peur rôdait toujours et les flics ont facilement dû arrêter une trentaine de personnes, mais toutes finirent par être relâchées. Pour les prochaines élections, le Maire, lui, était donné perdant à 220 contre 1. Quant au recteur, il décéda prématurément d'une embolie cérébrale, sans doute déclenchée par tout ce merdier.
À leur façon, ils furent les deux dernières victimes du fantôme insaisissable qu'on appelait SKX.
Pour ma part, j'obtins en juin, après un mois de révisions héroïques, mon diplôme de maîtrise avec mention "Assez bien", ce qui constituait la clef sertie d'or pour mon départ en Coopération vers un pays africain, où je restai deux ans. De retour en France, je fis mes armes au sein de diverses entreprises, et c'est dans l'une d'elles que je rencontrai ma future femme. Nous nous sommes mariés quatre ans plus tard et avons maintenant deux beaux enfants. Hasard de mes pérégrinations professionelles, nous nous sommes installés il y a trois ans non loin -amusante coïncidence- de la fac où j'avais fait mes études, dans un petit lotissement tranquille. Lors des dernières fêtes de fin d'année, la neige s'est invitée : quel immense bonheur pour nos deux pious-pious ! Nous menons la belle vie.
Je n'ai jamais revu Carl. Et je n'ai rien fait pour.

Comme je vous le disais, ces évènements se déroulèrent il y a douze ans.
Et puis ce matin, au réveil... Le remue-ménage dans la maison, l'agitation de ma femme en bas, les enfants qui pleurent, et à peine le temps de descendre que mon épouse crie et me fait des reproches alors que je l'écoute à peine, les yeux fixés sur la fenêtre vers l'extérieur, scrutant la pâle luminescence d'une brume opaque qui anéantit les distances, oblitère le son, avale le décor.
Déjà, hier soir, en sortant fumer une cigarette devant la maison, je l'avais senti, cet air froid, salin, saturé d'infimes gouttelettes qui transpercent tout, fruits de ce phénomène climatique si rare, si singulier, qui n'arrive qu'au printemps.
Ma femme s'est enfermée dans la salle de bain, au premier. Je réconforte comme je peux nos deux chéris, Léo et Lucie. Ils n'aiment pas que leur papa et leur maman se disputent.
Sur l'écran plat du salon, un lugubre présentateur de la chaîne info raconte une histoire à propos d'un corps de femme mutilé retrouvé ce matin sur le campus de la ville, près d'ici. Il donne des détails que les petits ne doivent pas entendre. Je zappe bien vite sur la chaîne Gulli et lui abandonne les enfants rassurés. Je voudrais bien l'être autant qu'eux.
À l'étage, depuis la salle d'eau, ma femme hurle que je ne suis pas rentré de la nuit. Séparé par la porte, je voudrais la consoler, lui dire qu'elle se trompe mais, assez bizarrement, impossible de me souvenir de ce que j'ai pu fabriquer hier soir ; je me souviens de la cigarette fumée en contemplant la brume, et ensuite plus rien, le trou noir. Ce dont je suis sûr, c'est que je me sens gagné par une peur panique d'aller inspecter la poubelle verte, là bas, au fond de notre garage obscur.
Derrière la porte, mon épouse sanglote. Elle croit que j'ai passé la nuit avec une autre femme.
Et moi... Mon Dieu, je commence à le croire aussi.

lundi 18 janvier 2010

Tu sais même pas dire "Je t'aime"

Sans se hâter, il traversait l'un des ponts au desssus du fleuve lorsqu'il sentit le cellulaire vibrer dans sa poche, contre la cuisse droite. Il s'en saisit et, à la lecture du prénom sur l'écran lumineux (Joëlle), poussa un bref soupir. Joëlle était sa compagne, ils étaient ensemble depuis deux ans et n'avaient pas d'enfant. Les choses marchaient moyen, depuis quelques mois maintenant.
La corrida commença aussitôt, à peine le temps pour lui d'actionner la touche "Appel" verte et de dire :
- Allô ? Ça va ?
- ON VERRA ÇA PLUS TARD, SI ÇA VA ! LA BAGNOLE DÉMARRE PAS !
- Comment ça, la bagnole démarre pas ?
- T'ES SOURD OU QUOI ? LA BAGNOLE DÉMARRE PAS ! JE TOURNE LA PUTAIN DE CLEF ET RIEN NE SE PASSE !
- OK, OK... Restons calme. Qu'est-ce qui apparaît sur l'écran ?
- L'ÉCRAN ? QUEL ÉCRAN ? T'ES MALADE OU QUOI ?
- Le tableau de bord, oh bordel, fais pas l'idiote, je me suis trompé, c'est tout... Le tableau de bord !
- FAIRE L'IDIOTE ? TU ME TRAITES D'IDIOTE, TOI ? TOI ?
- Quoi, moi ? J'essaie de t'aider, m'engueule pas !
- M'AIDER ? COMMENCE PAR EMPLOYER LES BONS MOTS, AVANT DE DONNER DES LEÇONS, CRÉTIN !
Il soupira de nouveau, plus profondément, et reprit calmement :
- OK, est-ce qu'il y a des voyants rouge sur le tableau de bord ? Est-ce qu'il y un petit voyant avec une batterie d'allumé ?
- QU'EST-CE QUE J'EN SAIS, MOI ?
- Mais enfin, c'est simple, sers toi de tes yeux, voyons...
- AH TU RECOMMENCES À FAIRE LE MALIN ? TU RECOMMENCES À FAIRE DE L'ESPRIT ? MONSIEUR JE-SAIS-TOUT, QUI CONFOND ÉCRAN ET TABLEAU DE BORD ?
- Joëlle, putain t'es vraiment chiante !
- CHIANTE ? PARCE QUE TOI, T'ES PAS CHIANT, PEUT-ÊTRE ? TU VOIS PAS DANS QUELLE MERDE JE ME DÉBAT, NON ? J'AI UN RENDEZ-VOUS SUPER IMPORTANT AVEC UN CLIENT DE LA BOÎTE, ET TOI TU ME TRAITES D'IDIOTE, DE CHIANTE ? MAIS TU T'ES PAS REGARDÉ, MON PAUVRE !
- Ben vas-y, continue, insulte-moi, pendant que tu y es ! J'en ai rien à secouer, de ton problème merdique ! Qu'est-ce que j'en sais moi, pourquoi la bagnole démarre pas ? Je te dis que c'est sûrement la batterie !
- T'AS RIEN DIT DU TOUT !
- Je t'ai demandé si il y avait un petit voyant rouge allumé avec une batterie dessus, tu m'as répondu "Non", j'en déduis donc que c'est la batterie...
- J'AI PAS RÉPONDU "NON", J'AI RÉPONDU QUE J'EN SAVAIS RIEN... T'AS PAS ÉCOUTÉ ! DE TOUTE FAÇON, T'ÉCOUTE JAMAIS CE QUE JE TE DIS !
- C'est pas vrai, et tu le sais... Commence pas, Joëlle, par pitié !
- PAR PITIÉ ? TU M'IMPLORES, MAINTENANT, AU LIEU DE M'AIDER ? MAIS T'AS VRAIMENT AUCUNE DIGNITÉ, MON PAUVRE !
- Joëlle, s'il te plaît, j'aimerais que tu arrêtes de proférer des phrases toutes faites, si c'était possible...
- OH PUTAIN, JE DÉTESTE QUAND TU EMPLOIES TES GRANDS MOTS, MONSIEUR JE-SAIS-TOUT !
Il se sentit accablé. Avec le temps, elle devenait de plus en plus aigrie, colérique, de plus en plus relâchée, de plus en plus moche. Où était passée l'étudiante rieuse dont il était si amoureux, à la Fac ? Ils s'étaient rencontrés à la caféteria, un jeudi de mai, ils faisait un temps radieux et, par la baie vitrée, à quelques centaines de mètres, le fleuve resplendissait comme un miroir ardent.
Mais si elle était devenue comme cela, c'était peut-être bien, également, de sa faute à lui.
D'un ton las, il dit :
- Joëlle, je... j'en ai marre, t'entends ? Je n'en peux plus... de tes cris, de tes reproches...
- ET MOI ? COMMENT TU CROIS QUE JE FAIS ? JE PASSE MON TEMPS À REPASSER DERRIÈRE TOI ! TU SAIS RIEN FAIRE À LA MAISON ! TU SAIS PAS BRICOLER ! TU SAIS PAS RÉPARER UN FER À REPASSER ! POSER DU PAPIER PEINT ! MÊME POUR OUVRIR DES HUÎTRES, TU TE COUPES !
- Je sais écrire ! Tu aimais bien mes histoires, autrefois, comme "Pour toujours Sylvia"...
- CELLE AVEC LA FILLE MORTE, LÀ ? MAIS T'ES MALADE, MON PAUVRE ! FAUT TE FAIRE SOIGNER ! C'EST DÉGUEULASSE, CE QUE T'ÉCRIS ! LA LISTE DES COURSES CHEZ AUCHAN A PLUS DE TALENT QUE TOI, TU TE RENDS COMPTE DE ÇA ?
- Oh nom de Dieu...
- C'EST PAS POSSIBLE ! TU SAIS RIEN FAIRE DE TES DIX DOIGTS !
- Tu disais pas ça, hier soir...
- OH RECOMMENCE PAS, JE T'EN PRIE ! TU SAIS MÊME PAS DIRE "JE T'AIME" CORRECTEMENT !
- Joëlle, j'en ai marre !
- MOI AUSSI ! ET JE SUIS EN RETARD, T'ENTENDS ? IL EST DÉJÀ DEUX HEURES ET JE SUIS EN RETARD !
- Tourne cette putain de clef dans ce putain de démarreur et dis-moi si quelque chose apparaît à l'écr... euh, sur le tableau de bord.
- NE ME PARLE PAS SUR CE TON, T'AS COMPRIS ? JE T'INTERDIS DE ME PARLER SUR CE TON !
- Écoute... Écoute-moi bien... On va faire comme ça : tu tournes la clef, tu me dis si c'est la batterie, ce que je présume, j'appelle le garage pour qu'ils t'envoient une dépanneuse, pendant ce temps tu appelles ton client pour prévenir de ton retard inopiné, et ensuite, ceci fait, je te LARGUE, t'as compris ? C'est fini ! Plein le cul de toi !
- AH C'EST COMME ÇA ? J'AURAIS MIEUX FAIT D'ÉCOUTER MON PÈRE ! IL ME DIT TOUT LE TEMPS, "QUITTE-LE, TU MÉRITES MIEUX, C'EST UN NUL, IL A PAS D'AMBITION" !
Une bouffée de rage l'envahit et il lança :
- Tu rappelleras à ton papa bien-aimé, retraité EDF à cinquante-deux balais et pas porté sur la bouteille mais un peu quand même, que s'il a des choses à me dire, il peut me les dire en face ! Putain, mais c'est quoi, cette famille ?
- TA GUEULE ! NE PARLE PAS DE MA FAMILLE COMME ÇA !
- Et toi ne parle pas de moi, de ma vie, de mes histoires comme ça ! J'en ai marre, bordel, marre ! Marre de toi... marre de tout !
Elle se mit à pleurer. Jamais il n'avait entendu quelqu'un pleurer de la sorte, des sanglots qui venaient de loin, qui sortaient du gouffre d'une âme en ruines. Et sur ce pont presque désert, il crut bien qu'il allait craquer aussi et il dut s'enfoncer des barres de fer dans les yeux et dans le bide pour ne pas chialer.
Il murmura :
- Bon, ne pleure pas, Jo... Ne pleure pas. Quelque soit le problème, on va essayer de le résoudre, d'accord ?
- C'EST FOUTU... TOUT EST FOUTU !
- Mais non, rien n'est foutu, tu vas voir...
- LA VOITURE... ELLE NE...
- J'arrive, d'accord ? J'attrape un bus et j'arrive... Je suis là dans vingt minutes.
- TRAÎNE PAS, ALORS !
- Oh putain...
Il raccrocha prestement.
Rien à foutre. Il était bien décidé à y aller, à faire démarrer la voiture, et ensuite, bye bye. La liste des courses chez Auchan... Où allait-elle chercher ces phrases débiles ? Remarque, comme écrivain, elle serait pas mal, dans le genre trash.
Sur le chemin de l'arrêt de bus se trouvait un tabac. Il y entra. Le lecteur électronique de vérification des tickets de Loto se trouvait à droite : il présenta le billet de la Française des Jeux, acheté la veille, sous le fin laser rouge. La machine bippa.
Sur l'écrant vert apparut la phrase : "Lot gagnant : huit euros cinquante-quatre".
Il sourit faiblement. Malgré tout, il lui restait encore un peu de talent.

mercredi 2 septembre 2009

"Destination Paradis"

Au sud des Landes, le long des premiers contreforts rocheux annonçant les fiers massifs des Pyrénées, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s'y jeter, nul fleuve n'y prend sa source. Sur son étendue, les coups de vent capricieux dessinent parfois de longues rides liquides, et sous sa surface, il suffit de quelques brasses pour s'enfoncer dans les ténèbres d'une eau glaçée vieille de mille ans.
La forêt qui entoure le lac porte le nom de Forêt du Loup Perdu et seul quelque ancien du village saurait peut-être encore expliquer le sens funeste de cette appellation. Certains appellent encore le lieu "Lac du Loup Perdu", mais le promoteur immobilier qui a bâti dans les années 50 une petite base nautique de loisirs le long de l'étendue d'eau ne s'est pas, lui, embarrassé avec ce détail. Démarche commerciale oblige, il a choisi de frapper fort et a baptisé l'endroit d'un nom qui tape, d'un nom qui claque, d'un nom dont on se souvient longtemps.
Ce lac, il l'a surnommé : "Destination Paradis".
Une "Destination Paradis", dans les années 50, cela voulait dire vingt petites cabanes familiales comportant chacune une chambre pour 4 personnes et un petit coin cuisine équipé simplement. En comptant les douches et toilettes collectives à cent mètres des habitations sommaires, quelques jeux pour enfants, dix pédalos stationnés sur la fine plage de sable beige, on avait un petit centre tout à fait présentable - pas le grand luxe mais déjà un début à l'ère naissante de la démocratisation des loisirs. Du moins, c'est ce que pensait Hubert Tardieu, le promoteur qui, flairant le bon coup, avait investi cent mille nouveaux francs (en 1958 !) pour contruire ce mini-complexe.
Et quand, au coeur de l'été immaculé, le ciel bleu et l'ardeur du soleil faisait resplendir la surface du lac apaisé, une fête des sens se faisait jour - rires enfantins, reflets de l'eau, odeur fraîche des sous-bois... Le bonheur était à portée de main, la porte des cieux semblait s'entr'ouvrir et radieux, Hubert Tardieu, l'homme d'affaire souriant, se disait que cet endroit ressemblait bien à ce qu'il promettait : un petit coin de paradis.
Mais parfois, les sens ne sont plus en fête, les rires enfantins ne résonnent plus et l'odeur entêtante des pins s'efface sous les remugles de la terre mouillée. Le soleil disparaît, les nuages se font hostiles, le lac placide arbore alors sa vilaine teinte grisâtre.
Et le paradis se transforme en Enfer.
Le dix août 1959, une jeune vacancière de quinze ans s'est noyée à Destination Paradis. Alertés bien vite, les secours n'ont pu sauver l'adolescente dont le corps ne fut d'ailleurs jamais repêché. On fit en hâte acheminer de Toulon une drague spéciale pour les grands fonds, en vain : ce qu'il prend, le Lac du Loup Perdu ne le rend pas, et même si sur ses rives, le soir, le vent chante dans les pins et accompagne les rossignols légers, les eaux sombres du lac, elles, gardent leur secret, profond de mille nuits. Et les morts qui y dorment se taisent.
Le choc de la noyade de la jeune femme traumatisa les estivants, les circonstances du drame étant difficiles à préciser. Savait-elle nager, l'avait-on poussée ? Pourquoi voulait-elle traverser le lac dans le sens de la longueur ? Pour rejoindre ses amies ?
Le camp de vacances fut bouclé pour enquête, les parents de la jeune fille évacués à l'hôpital. Hubert Tardieu contemplait le procès sanglant et la ruine assurée se rapprocher de lui lentement et sûrement.
Deux mois plus tard, en octobre 1959, le camp était fermé.
Mais le lac placide, lui, celui qu'on appela un temps le lac Paradis, s'étend toujours avec majesté au pied des collines, cerné de pins centenaires, et parfois, quand la tempête se lève, sa surface agitée semble se lever vers le ciel noir pour lui chuchoter quelque sinistre histoire, l'histoire de la jeune enfant intrépide aux cheveux roux qui l'épousa pour toujours, dans des noces d'herbes, de vase, de larmes et d'eau.

Bien des années plus tard...
Les trois filles avaient franchi la petite butte qui les séparaient du lac et se tenaient silencieuses devant l'étendue calme, fascinées. Il faisait beau et doux, à 1200 mètres, ce qui promettait des nuits fraîches et des journées agréables pour août. Les adolescentes, arrivées une heure plus tôt, appréciaient le spectacle comme la température. Le temps de jeter les sacs à dos dans la chambre du haut et hop, direction le lac. Le périple de quelques heures en voiture pour atteindre le chalet, où était prévue cette semaine de vacances, avait donné lieu à bien des projets, entre aller en boîte, rencontrer des mecs craquants, bouger, faire des trucs délires et tout, mais le premier et plus urgent était d'aller plonger direct dans le lac Paradis en arrivant. Mais maintenant, les demoiselles restaient immobiles, jouissant du spectacle. Des années avant, la vue du lieu depuis la butte qui le surplombait avait coupé le souffle à bien des vacanciers.
- Que c'est beau ! souffla l'une d'elles.
- Oui, approuvèrent ses amies, à voix basse elles aussi.
Pas grand-chose d'autre à ajouter. Elles se turent.
Au bout de quelques minutes, Téva, la plus âgée, dit :
- On ira nager demain, si vous voulez, mais je vous préviens : ça caille et en plus c'est profond.
Négligemment, elle remua son poignet droit : deux petits bracelets à clous tintèrent doucement. Les trois filles adoptaient le look rock à fond, parce que ça leur plaisait et qu'on a la vie qu'on se fait. Par ce mois d'août, an de grâce 2009, le lac Paradis les accueillait placidement, se moquant bien de leur apparence.
- Profond comment ? demanda Claire, la blonde.
- Très profond. Des gens se sont noyés ici.
Le silence devint pesant. Avisant l'expression consternée de ses amies, Teva reprit :
- Enfin, c'était il y a hyper-longtemps...
- Ah ? fit la troisième fille, Camille.
- Oui, en fait il n'y a eu qu'une personne qui y est restée, une femme.
- Ah ? répéta Camille.
Claire la poussa doucement de l'épaule et lui dit :
- Change de disque, mademoiselle AhAh !
- Oh, ça va.
De nouveau le silence. Une brève brise se leva, ridant la surface de l'eau. Depuis un pin, sur une haute branche, un sifflement léger retentit, produit par un geai. Harmonie, équilibre, toujours.
- Et comment tu sais ça ? finit par demander Claire.
- Mon père me l'a raconté, répondit Téva.
- Ah bon ?
- Oui, vous voyez la petite cabane en ruine, là-bas ?
Elle désignait du doigt ce qui avait dû être un petit chalet rudimentaire, maintenant complètement désossé. Ses deux amies approuvèrent.
- Eh bien, autrefois, avant les évènements, les parents de la femme noyée passaient leur vacances dans cette baraque et son père y avait peint un portrait de sa fille...
- Ah oui ? dit Claire, que la conversation passionnait de moins en mois.
Mais Téva était lancée. Camille buvait ses paroles : les histoires occultes, c'était son truc.
- Donc, reprit l'adolescente au tee-shirt The Stooges, le portrait est resté longtemps dans ce petit chalet bien après que la fille se fût... enfin... vous voyez... Bref, devinez où il a atterri ?
Silence.
- Chez nous, à la maison, juste derrière !
- Génial, murmura Camille.
- Délire, chuchotta Claire.
Téva rayonnait : cible atteinte, effet réussi, deux victimes sur le carreau. Elle sourit :
- Oui c'est mon grand-père qui l'a récupéré - avec d'autres babioles - et a tout mis à la cave. Défense d'y toucher, et tout ! Grosse déchire ! Mon père s'en souvient bien, il m'a raconté ça il y a longtemps mais j'ai pas oublié !
Les deux autres filles ne quittaient plus Téva des yeux. Camille demanda :
- Dois-je comprendre que dans la cave se trouve le portrait de la noyée du lac Paradis ?
- Bingo, t'as tout compris, ma vieille !
- M'appelle pas comme ça !
- Pardon, pardon... FPST !
- FPST ? demanda Claire.
- Fais Pas Sous Toi !
Elles rirent.
Le vent se leva de nouveau. Il était sept heures, il commençait à faire froid, et sombre. La surface du lac demeurait immobile, un vrai miroir. Le reflet d'un cumulus y dérivait doucement : son image plongeait dans l'étendue d'eau. effet vertigineux. Mais les filles l'ignorèrent.
- Bon, on rentre ? suggéra Camille.
Elles rebroussèrent chemin. Leur chalet était à cent mètres.
- Tout à l'heure, si vous voulez, on ira voir le portrait, proposa Téva. Ma mère ne dira rien, on fera ça discrètos...
Ses deux amies hochèrent la tête vigoureusement. Téva se félicita : le portrait de la noyée, ça faisait toujours son petit effet. Et puis, il n'y avait pas que le portrait : son grand-père avait stocké d'autres choses lui ayant appartenu.
Les trois adolescentes hâtèrent le pas.
Elles se bousculèrent et rirent tout au long du trajet. Le chalet, le lac, le portrait : pas de doute, la semaine commençait bien.

L'escalier qui menait à la cave humide et froide était très raide et peu éclairé par l'unique ampoule qui dispensait une lumière chiche, misérable. C'était une lueur qui mendiait et le joug des ténèbres se faisait sentir. Les trois adolescentes avait procédé à leur descente avec précaution : pas le moment de se casser un truc sur le chemin du "Portrait Maudit de la Disparue" (l'expression était de Claire, inventée juste après le repas). Les filles faisaient silence : la maman de Téva, en charge du groupe pour la semaine et épuisée par le trajet, s'était couchée tôt. Il était vingt-trois heures.
- C'est par là, chuchota Téva.
- Beurk ! Y fait noir et ça pue ! maugréa Camille.
- Tu t'attendais à voir quoi ? George Clooney ?
- FPST !
- Oh, ça va !...
Le long d'un minuscule corridor étaient disposés les objets typiques qu'une cave se devait de recéler : deux vieux matelas tâchés, des transats poussiéreux repliés, une bibliothèque où s'entassaient des dizaines de livres de poche (Claire remarqua au passage un "Fantômette contre le Masque d'Argent", pas mal mais pour les petits), un ballon de volley, trois parasols fermés aux couleurs passées, un tableau représentant une plage déserte (très moche, pensa-t-elle) et bien d'autres pépites pour vide-grenier du dimanche.
- C'est par là, murmura Téva, en actionnant un interrupteur.
Une seconde ampoule se mit à distribuer un éclairage encore plus mortifère que le premier, dévoilant un minuscule résidu à droite du corridor. Dans la petite pièce, le long du mur de gauche, un drap gris formait une bosse de un mètre de haut, dissimulant un meuble.
- Un meuble ou un portrait d'une jeune fille décédée, eh eh, pensa Claire.
Téva ne fit pas de cadeau et arracha le drap sans ménagement aucun. Camille sursauta.
La poussière envahit le réduit. Une fois dissipée, les filles s'approchèrent d'un chevalet au pied duquel gisait un carton fermé. Des tâches de moisissure en constellaient la surface marron.
- Alors, le portrait ? demanda Camille.
- Il est là, il est dans l'autre sens, face au mur, chuchota Téva.
- Bon, tu le retournes ?
- C'est que...
L'adolescente hésitait : ce n'était peut-être pas bien de faire ça, après tout, déranger le portrait de la noyée.
- Allez, retourne-le ! ordonna Claire.
- Regardez ! dit Camille.
Se penchant, elle avait remarqué quelque chose et entr'ouvrit le carton.
- Camille, ne... fit Téva.
- Ouaaahh ! D'enfer !
Elle se saisit avec précaution d'un large tissu qu'elle déplia aussitôt.
- Ouaaahh ! Une robe ! J'hallucine ! Une robe !
Elle écarta les bras, chaque épaule de la robe autrefois blanche, maintenant sale et par endroit noircie, bien calée entre le pouce et l'index, offrant le spectacle à ses amies. Les trois filles étaient médusées.
- Gothique à mort ! La déchire ! murmura Claire.
- J'hallucine ! sourit Camille.
- Première fois que je la vois ! déglutit Téva.
La taille de la robe atteignant au pire 38, on pouvait en déduire que la personne qui l'avait portée devait être menue.
- C'est à elle ? haleta Camille. C'est sa robe ? C'est la robe qu'elle portait quand... ?
Silence.
Camille se tourna vers Téva et reprit :
- C'est sa robe ?
- A... à qui ?
- Ben, à la noyée ?
- Je... je crois.
- Tu nous a dit que tu connaissais déjà ces trucs !
- Oui, enfin je savais qu'il y avait le portrait, pas la robe, et...
- Ouahhouh ! Regardez, y a autre chose ! J'hallucine grave !
Ne tenant plus la robe que d'une main, elle se pencha vers le carton et en sortit un minuscule bouquet de roses fanées et noires, ainsi qu'un collier de perles bon marché, sans doute en toc.
- Ou en plastoc, pensa Claire.
Camille ne se tenait plus : ses joues rouges devaient être la seule source de chaleur à dix kilomètres.
- Délire ! Regardez, le collier, le bouquet, la robe ! Regardez sa robe !
- Camille, arrête, s'il-te-plaît, demanda Téva.
- Quoi ? Je fais rien de mal...
- Ce n'est pas bien, on va tout remettre et...
- Oooh... FPST ! T'en fais, une tête !
Téva se tut. Toute volonté semblait l'avoir abandonnée. Claire reprit la main et dit :
- Bon allez, aboule le portrait, ensuite on range tout et on remonte.
Cette histoire débile de portrait et de noyée commençait à la gonfler au plus haut point. Donc, le portrait, ensuite retour dans la chambre, dodo, et demain, le lac, les délires et le rock à fond la caisse. Ce qui tombait bien, elle venait d'acheter le dernier CD de My Chemical Romance.
Téva se saisit du portrait retourné et le déposa sur le sol avec douceur, tout en le tourant vers ses amies.
- Quoi ? C'est ça ? Mais c'est nul ! cracha Claire.
- Hein, c'est nul ?
Téva contourna le tableau et le fixa quelques secondes.
- Ah oui, effectivement, c'est pas terrible...
Le cadre jauni, serti d'ordinaires imitations de dorures anciennes, servait d'armature à une plaque de tissu de trente centimètres de large sur cinquante de haut, où l'on distinguait avec peine les épaules, le cou et le visage de trois-quart d'une femme assez jeune, située au premier plan d'un paysage qui, à première vue, faisait penser au lac Paradis. L'ensemble était recouvert de poussière, et la lumière médiocre n'aidait pas.
Claire ne cacha pas sa déconvenue :
- Bon, on repose ce truc, on éteint et on remonte. Camille, t'es pas d'accord ?
L'adolescente ne répondit rien. Absorbée par le portrait souillé depuis des années, elle tendit une main tremblante et caressa la surface rugueuse de la peinture âgée.
- Cinquante ans... murmura-t-elle. Un peu de respect, ce portrait date d'il y a cinquante ans...
Claire et Téva se taisaient. Camille reprit :
- Elle est morte si jeune, si innocente... Son portrait, sa robe...
- Camille..., interrompit doucement Téva.
- C'est tout ce qu'il reste d'elle... continua Camille. Dans la poussière et les toiles d'araignées... ce carton... contient ses seuls biens.
- Camille, on va remonter, d'accord ?
- Elle est... si seule, si abandonnée...
La jeune fille se laissa tomber sur le seul et se mit à pleurer. Ses sanglots déchirèrent quelques instants le silence pesant et humide de la cave. Elle se calma rapidement.
Claire soupira : son amie avait toujours été trop sensible.
- Bon, Téva, aide-moi. On va retourner dans la chambre. Camille, relève-toi.
L'adolescente renifla et se remit sur pied bien vite. Le portrait fut ré-installé à sa place, la robe rangée en hâte avec le bouquet et le collier.Trois minutes plus tard, les filles avaient regagné le rez-de-chaussée, sans un bruit. Tendrement, Claire déposa un baiser sur la joue rouge de Camille. Les deux amies se sourirent.
Dans les profondeurs de la cave, l'obscurité, le silence et le froid régnaient de nouveau.
Sur la surface du lac, une onde traversa l'étendue d'eau glacée et, dans la nuit, vint recouvrir la petite plage de sable gris, à cent mètres du chalet.

De paisibles ronflements troublaient à peine la quiétude de l'habitation silencieuse. Louise, la maman de Téva, occupait une chambre au rez-de-chaussée, alors que les filles avaient réquisitionné la grande pièce du grenier aménagée en dortoir communautaire de huit lits : l'idéale proximité du lac, de la montagne et de la mer faisait du chalet une destination familiale prisée. Cela expliquait peut-être aussi la relative absence de bisbilles lors des traditionnelles retrouvailles tribales : ne pas se brouiller pour continuer à profiter de la maison de vacances semblait un mot d'ordre implicite.
La pleine lune resplendissait et l'on y voyait comme en plein midi. Depuis la baie vitrée du salon, quelques rayons blafards en profitaient pour illuminer l'escalier hostile par la porte ouverte de la cave. En bas des marches, la lueur jaunâtre de l'ampoule crasseuse prenait le relais.
Du fond du corridor, de faibles paroles résonnaient si doucement qu'aucune autre occupante du chalet n'aurait pu en être dérangée.
- Presque... J'y suis presque...
Dans le minuscule résidu nauséabond, véritable repaire pour cancrelats, souris et peut-être même rats porteurs de germes, les pieds nus sur le sol poussiéreux et humide, respirant goulûment l'air envahi des remugles et de la puanteur des choses mortes, des choses damnées, affublée de la robe décomposée de la noyée depuis longtemps prisonnière des ténèbres glacées du lac, le collier noirci et souillé autour du coup, Camille s'appliquait à délicatement nettoyer chaque parcelle de peinture du portrait qui lui faisait face. Et ce qu'elle contemplait la ravissait et la joie se faisait jour en son coeur.
- Encore un peu...
Par terre reposaient des dizaines de morceaux d'essuie-tout noirci. Depuis combien de temps l'adolescente était-elle occupée à ce nettoyage funeste ? Aucun souvenir de Camille sur ce point.
- Je crois qu'il y a ton prénom écrit tout en bas...
Elle déchira vivement un nouveau morceau d'essuie-tout, abandonnant l'ancien qui s'écrasa en douceur au pied du chevalet où trônait le portrait de la noyée (de la "Disparue", aurait dit Claire) et dans le cadre, le visage au rictus boudeur qui plongeait ses yeux dans ceux de Camille n'avait plus rien de la forme indistincte et recouverte de crasse entrevue trois heures plus tôt.
- Tu vois, tu n'es plus seule, maintenant.
La jeune femme gratta avec douceur le bord inférieur droit de la peinture, dévoilant quelques lettres tracées négligemment, mais encore intelligibles.
- G.. E...O.... Georgie.
Sans le savoir, Camille ressentit un sentiment très fort qu'elle ne sut analyser.
- Georgie, tu vois, je suis ta nouvelle amie.
Elle recula, très fière d'elle.
Dans le cadre, occupant l'espace au trois quarts, une jeune femme aux cheveux roux la fixait. La peau blanche, les lèvres pleines, la moue butée de la bouche, le nez recourbé, les quelques tâches de rousseur sur les pommettes, le cou gracile et tendre, les grands yeux vert translucides, les mèches délicates de la chevelure attachée en arrière, tous ces détails, Camille les adoraient du regard sans retenue, sans honte, avec le sentiment de retrouver quelqu'un de connu, quelqu'un d'attendu depuis bien longtemps. Même le reflet coupant du lac sous le soleil, derrière la fille, n'altérait en rien le portrait, mieux, il en soulignait l'expressivité.
Camille était au comble du ravissement.
Et, dehors, la lune participait de l'éclat de cette joie et brillait de tous ses feux dans le calme de la nuit, tandis que d'étranges craquement résonnaient dans le sous-bois qui partait du lac et menait au chalet, alors que de vilaines plaques de vase et d'herbe en souillaient maintenant chaque tronc d'arbre.
Devant la maison, sous l'impulsion de quelque force, le portail du jardin s'inclina légèrement en grinçant.
Camille ne l'entendit pas. Du fond de la cave, elle regardait le portrait de la morte qui s'appelait Georgie et qui, à son corps défendant, du moins l'imaginait-elle, avait fini par accepter d'être peinte par son père devant ce lac perfide qui allait la prendre pour toujours. L'adolescente visualisait la scène, et elle comprit soudain ce qu'était sentiment si fort, encore plus puissant maintenant, ressenti au moment où Téva avait retourné le chevalet.
Confusément, Camille comprit alors que rien de ce qu'elle pourrait voir ou faire ne lui ferait peur désormais, car une force veillait à ses côtés.
Et Amour était son nom.

- Téva ! Réveille-toi !
- Hmmm ?
L'adolescente brune ouvrit brusquement les yeux et sursauta devant la vision blafarde du visage de son amie, masque rond éclairé par un rayon de lune, et dont les orbites formaient deux puits noirs, la bouche un O inexpressif.
- Putain, mais... Claire, qu'est-ce que tu fous ? cracha-t-elle. Je dormais !
- Y'a du bruit dehors ! Camille n'est plus dans son lit et y'a du bruit dehors !
La jeune femme haletait.
- Quoi ?
- Faut appeler les flics ! Et ta mère !
Téva s'assit sur le rebord du lit. Elle se concentra quelques dizaines de secondes en silence, Claire trépignant devant elle, plus excitée qu'effarée : de l'action, enfin !
- On va aller voir et après, on réveille ma mère ! décida Téva.
- Cooool !
Les deux filles prirent l'escalier en silence, ombres légères affublées de pyjama. Arrivées derrière la porte du salon, elles se blottirent en silence.
- Chhutt !! murmura Téva.
- Regarde ! La porte de la cave est ouverte ! dit Claire.
- Aucune force au monde ne me fera descendre dans ce truc !
- Et Camille ? Tu l'oublies ?
- Non, bien sûr que non ! T'es dingue ?
Téva avança un pied dans le salon et approcha du corridor incliné menant au sous-sol, lorsque... Floc !
- Aaah c'est quoi ça ? fit-elle.
Elle venait de marcher sur quelque chose d'humide et froid : Claire se pencha vers le pied souillé, augmentant sensiblement le stress de son amie.
- On dirait de la boue.
- C'est pas de la merde, au moins ? gémit Téva.
- Non... On dirait que c'est...
Ecoeurée, angoissée, la jeune femme fit volte-face et actionna l'interrupteur du salon. Les six ampoules reprirent vie depuis le lustre modeste au dessus de la table à manger.
Impossible, désormais, de rater l'ampleur de la scène.
- ... de la vase.
Le carrelage, à espaces réguliers, le canapé, la télévision, les ouvrages de la maigre bibliothèque, le garde-manger faisant office de mini-bar, tout était recouvert de vase brunâtre, sans compter le pied de Téva, qui avait marché dans une flaque nauséabonde devant la porte menant aux chambres. De minuscules brins d'herbe jaune et vert foncé jonchaient le sol.
- C'est pas vrai... Mais c'est quoi, ça ?
Téva se mit à pleurer.
- Camille ! Oh mon Dieu, Camille...
Claire serra les dents.
- Le lac. Quelqu'un est venu du lac, c'est évident, avec toute cette vase..., cracha-t-elle.
- Oh mon Dieu, Camille...
- Faut y aller ! Faut aller la chercher !
- Et ma mère ? On réveille pas ma mère ?
Claire inspira calmement, se pencha vers la cave, et appela :
- Camille ?
Le silence pour seul écho, à part les sanglots légers de Téva.
- Je vais voir en bas.
- Quoi ? T'es pas folle ?
- Elle a dû se planquer en bas...
Trouver une explication à toute cette galère, et le plus vite possible, sinon elles allaient disjoncter toutes les deux...
- Ecoute, Téva, quelqu'un est rentré dans cette baraque pour faire du vandalisme, Camille les a surpris et est partie se planquer en bas !
- Et si les... gens... sont encore en bas aussi ?
"C'est bien ce qui me fait peur" pensa Claire.
- Eh bien je cours le risque ! trancha-t-elle.
Sans bruit, l'adolescente se faufila dans la cave silencieuse, évitant autant que possible les dégoûtantes plaques de vases grisâtres qui recouvraient le sol terreux, les murs, les objets abandonnés et poussiéreux. Pas un son.
Discrètement, elle glissa un regard dans le résidu : personne. Mais le carton était éventré, en pièces et le chevalet gisait brisé sur le sol. Plus de portrait, ni de robe, à ce qu'elle voyait.
- Au lac. Elle est au lac. Génial...
Aussi vite qu'à l'arrivée, elle rebroussa chemin et rejoignit Téva qui reniflait en haut de l'escalier.

- Et si elle est pas là-bas ? mumura Téva.
Les deux filles cheminaient péniblement le long du sentier. La lune avait disparu derrière une épaisse couche de nuages. La brume se levait. Il faisait froid. Claire avait pris soin de prendre son portable, qui indiquait quatre heures quinze. L'heure idéale pour s'enfoncer dans la forêt à la recherche d'une amie disparue.
- On rentre à la maison et on réveille ta mère, qui appellera les flics et préviendra les voisins, dit-elle.
- Camille... Mais pourquoi ?
Claire stoppa et agrippa le coude de son amie.
- Ecoute, il y des mecs qui ont fait les cons au lac et qui sont venus nous foutre la trouille alors on va essayer de jauger la situation pour... pour...
- Evaluer nos chances ? suggéra Téva.
- Ouais, évaluer nos chances, et ensuite on réveille ta mère, OK ? Maintenant, silence !
Elles reprirent leur marche. Régulièrement, Claire actionnait la touche "Appel" du léger téléphone cellulaire, le petit écran éclairant alors le sol d'une lueur fantômatique.
Soudain, Téva gémit :
- Je la vois ! Elle est là-bas !
Une silhouette blanchâtre se détachait depuis la rive du lac.
- Attends, faut y aller discrètem... commença Claire
Mais trop de stress accumulé avait eu raison des résistances de Téva, qui hurla :
- Camille ! Camille, on est là !
Elle courut.
"Et merde" pensa Claire, qui s'élança à son tour.
L'angoisse et la colère avaient décuplé la force des deux adolescentes qui atteignirent la rive en quelques secondes. La silhouette blanche était devant elles, à dix mètres, dans le lac jusqu'à la taille. Bientôt, la pente allait s'amorcer et la vraie profondeur commencer.
- Camiiiille !! hurla Téva.
Au loin, derrière les arbres, une lumière se fit au premier étage du chalet.
Il fallait agir.
- J'y vais, jeta Claire.
Elle ne prit même pas la peine de frissonner quand son pyjama absorba l'eau glacée du lac funeste, Téva sur les talons. Elle fut bientôt tout près de Camille, qui venait de recommençer à marcher en lui tournant le dos, le portrait de la disparue sous le bras, la robe flêtrie gorgée d'eau flottant autour d'elle comme un linceul.
- Camille ! Attends ! cria-t-elle.
Elle posa la main sur l'épaule de son amie, tendit l'autre bras, et appuya sur le bouton "Appel" du portable pour mieux voir.
Elle vit. Et derrière elle, Téva vit aussi.
Le visage, les cheveux, les épaules recouverts de vase et d'herbe, Camille se tourna vers ses deux amies et leur sourit. Dans la lueur phosphorescente de l'écran du cellulaire, la robe autrefois blanche luisait, et Claire distinguait bien le bras droit de Camille qui tenait par la main sa nouvelle rencontre.
- Elle est revenue, pensa Claire, terrifiée.
Elle inspira. Derrière elle, Téva se mit à pleurer de nouveau.
- Mon Dieu... Elle est revenue du fond du lac parce que nous avons retourné son portrait, et maintenant elle nous suit et elle veut quelqu'un avec qui jouer dans le froid et la vase et la pourriture, oh Mon Dieu...
La forme noire devant Camille entreprit de se retourner. Claire plissa les yeux et distingua le profil de l'être lui faire face lentement, gonflé et pourri par cinquante années de sommeil dans l'eau. Ce fut la dernière image qu'elle en conserva : l'écran du portable jugea alors préférable de s'éteindre.
Claire saisit brusquement son amie par la taille et se mit à nager vers la rive. Téva l'avait déjà devancée quand elle s'effondra sur le sable, hors d'haleine, Camille à ses côtés. Au loin résonnaient la voix inquiète de Louise, la maman, qui avançait parmi les arbres avec une puissante lampe-torche.
Son aide fut la bienvenue : elles ne furent pas trop de trois pour retenir la jeune possédée, en pleine démence, qui hurlait et se débattait pour partir rejoindre Georgie, la fiancée du lac repartie dormir dans les ténèbres au moment où des gouttes de pluie froide se mirent à heurter le portrait qui dérivait sur la surface immobile du lac redevenu serein.

Au sud des Landes, entouré de milliers de pins centenaires où nichent geais, pies et rossignols, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s'y jeter, nul fleuve n'y prend sa source. Sur son compte, bien des histoires circulent et parfois, au plus profond d'une nuit froide, des êtres sensibles et impressionnables peuvent y succomber, comme cette jeune fille venue en vacances il y a quelques temps et qui, affirmant qu'un fantôme lui a fait une visite, a dû être soignée durant de longues semaines.
Oh ! Elle va bien mieux maintenant. Ses amies aussi d'ailleurs. Mais il est fort probable qu'elles ne reviennent jamais dans la région.
C'est dommage car c'est un joli coin. Et le chalet familial derrière le lac est toujours une destination appréciée, même si la cave en a été évacuée et la porte du sous-sol condamnée.
Il y a derrière ces murs un portrait que l'on ne saurait regarder sans troubler le repos d'une jeune fille impatiente de trouver quelqu'un avec qui jouer.

vendredi 19 juin 2009

Calvaire

Derrière la petite porte verte rouillée menant au jardinet, la vieille maison semblait se tasser sur elle-même, anomalie grisâtre au milieu des champs de blé infinis. Que faisait-elle là, cette humble masure oubliée, refuge de quelque ancienne personne cacochyme, perdue parmi les domaines maraîchers ?
- Elle attend un bulldozer, ou un feu de forêt, ou un éclair providentiel qui allumera les premières flammes lui offrant sa délivrance. Délivrance de son sort funeste : Pourriture.
La fillette blonde qui regardait intensément par la porte d'entrée de la bâtisse aurait pu formuler cette pensée, mais elle était bien trop intriguée. Dans l'obscurité du salon, une dame âgée, assise sur ce qui semblait un vieux canapé, lui faisait signe d'approcher.
- N'aie pas peur, jeune fille !
L'enfant fit un pas en avant. Les consignes du paternel étaient pourtant claires ("Sois rentrée avant six heures et tâche de pas traîner en chemin ou parler aux inconnus, sinon c'est mon pied au cul et au lit sans manger, et je peux te dire que tu t'en souviendras") mais la curiosité était trop forte. Elle passait souvent devant la vieille maison mais n'avait jamais remarqué de présence à l'intérieur. De plus, il n'était que cinq heures un quart, et le voisin le plus proche vivait à seulement vingt mètres. Du jardin, elle l'apercevait, penché au dessus du moteur de son pick-up.
- Entre, jeune fille !
La fillette s'exécuta et découvrit l'intérieur après s'être habituée au contraste : le vieux fauteuil de cuir noirci, le tapis plein de poussière, la petite table en inox et l'assiette où reposaient quelques cookies au chocolat, et enfin l'occupante des lieux, la dame très âgée qui, assise, la toisait derrière ses lunettes sales, un sourire aux lèvres.
- Qu'est-ce qu'elle est ridée, pensa l'enfant. Jamais vu une vieille aussi ridée... En plus, elle schlingue.
L'ancienne sourit.
- Je ne suis plus toute jeune, hmm ?
- Je... euh... non ça va, murmura la fillette.
- Oh non, je ne suis plus toute jeune. Comment t'appelles-tu ?
Au loin, un moteur se mit à vrombir. L'enfant déglutit.
- Sabine Roche, Madame.
- Et quel âge as-tu, Sabine Roche ?
- Dix ans.
- Voilà une bien jolie et bien grande jeune fille de dix ans, dites-moi...
La vieille sourit. Plus une seule dent. Sabine déglutit de nouveau. Le son du moteur s'éloignait.
- Tu as faim ? Tu veux un gâteau ?
Toujours ça de gagné. La fillette commençait à regretter sa visite impromptue. Elle se saisit d'un des cookies qu'elle goûta : pas mal.
- Merci Madame, mais... je dois y aller, dit-elle.
- Oui, bien sûr. On se sert la main ? demanda la vieille.
Sabine tendit la main droite que la femme saisit prestement. La fillette se sentit soudain lasse.
- Tu reviendras demain, chère Sabine ? fit la dame.
- Euh... Oui. Oui, si vous voulez.
La vieille se crispa.
- Bien sûr que je veux, quelle question.
- Il faut que j'y aille, là.
- Excuse-moi.
Elle relâcha l'enfant qui s'éclipsa aussitôt.
- A demain, murmura la femme en souriant.
Mais l'enfant ne l'entendit pas. En nage, soufflant comme si elle avait gravi dix falaises, elle atteint son domicile quelques minutes plus tard et consulta les chiffres bleu sur son téléphone portable : 17:55. In extremis. Elle regagna sa chambre et s'effondra sur le lit, où elle s'endormit aussitôt.
Dans la maison grise au bout du chemin, la vieille n'avait pas cessé de sourire.

Le lendemain.
Sabine avait quitté le domicile de la dame âgée vingt minutes plus tôt. Vingt minutes pour faire cent-cinquante mètres, record de lenteur battu. D'où venait cet épuisement soudain ?
Elle n'aurait jamais dû s'y arrêter, elle regrettait vraiment sa halte du premier jour. Et même si la dame lui avait à nouveau offert un cookie qu'elle avait à peine touché, il se passait là-bas des choses qui...
- T'as vu l'heure ?
L'homme se tenait debout, dans la porte d'entrée. Il ne bougeait pas d'un pouce, bloquant l'accès à la fillette livide devant lui.
- Sabine, j'ai posé une question. Est-ce que tu as vu l'heure ?
- Papa, s'il te plaît... Je suis fatiguée.
- Fatiguée ? On n'est pas fatiguée quand on va faire la vie avec les copines jusqu'à sept heures moins dix ! Et ta mère qui se fait un sang d'encre !
Sabine leva des yeux cernés et éteints vers la silhouette qui la dominait, n'essayant même pas de relever l'absurdité de ce que venait de dire le paternel. Sa mère ne se faisait pas un sang d'encre, pour la bonne et simple raison qu'à sept heures moins dix, elle était tranquillement zombifiée devant la télé, déjà transformée en légume par les fidèles jumeaux Valium et Lithium.
- T'étais où ? demanda brusquement l'homme.
- J'étais chez la vieille.
- Quelle vieille ?
- La vieille au bout du chemin, dans la baraque grise.
Le fermier inspira calmement.
- Sabine, commença-t-il, cette maison est abandonnée depuis belle lurette...
- Mais...
- Et ce n'est pas comme ça que tu vas échapper à la fessée, j'aime autant te le dire !
- Elle m'a donné un gâteau.
- Quoi ? Où ?
- Là !
La fillette tendit la main. Dans la paume minuscule, un petit tas de poussière brune reposait. Horrifiée, elle la jeta.
- Mais...
- C'est ça, ton gâteau ? gronda l'homme.
- Papa, je suis fatiguée ! S'il te plaît !
- Evidemment, que t'es fatiguée, t'as une tête de déterrée... Vous faites quoi, avec les garçons, vous fumez des cigarettes, c'est ça ?
- Non ! La vieille dame m'a donné un gâteau, elle m'a pris la main, m'a parlé et...
La main calleuse heurta la joue blanche et douce, la gifle imprimant sur la peau fragile une marque d'un rose malsain, qui allait virer à l'écarlate au fil des jours. Les moqueries dans la cour de récré n'en seraient que plus cruelles : Sabine n'avait jamais un seul camarade avec qui jouer.
- Fous-moi le camp dans ta chambre, petite... petite menteuse de m... Oh nom de Dieu !
L'homme agrippa la fillette par sa fine robe blanche et la projeta dans la salon. Elle disparut aussitôt dans l'escalier.
- La mère et la fille, pensa-t-il. Pas une pour rattraper l'autre.
Devant la maison grise, le portillon vert rouillé oscillait doucement.

- Tu n'as pas envie de me donner un surnom ? demanda la vieille dame en caressant la joue droite de Sabine.
L'enfant, hypnotisée, ne répondit rien. Elle était de retour dans cette vieille maison nauséabonde et elle ne savait pas pourquoi, ni comment, ni depuis combien de temps. Elle se rappelait juste s'être arrêtée devant en rentrant de l'école, comme d'habitude, après une journée passée à dormir en classe.
- Hmmm ? Alors ? fit la femme.
Elle frotta doucement la paume de sa main contre la marque encore rouge qui ornait la joue de la petite, souvenir de la gifle de la veille. La trace disparut aussitôt.
- Je... je ne sais pas, Madame, dit faiblement la fillette.
- Concentre-toi... cherche....
Mais Sabine était bien incapable de se concentrer, tout comme elle était incapable de distinguer les traits de la femme en face d'elle. Bizarre, quand même : la vieille avait quitté son fauteuil, et ne portait plus de lunettes, ça elle en était sûre. Sa voix semblait plus claire, également, plus affirmée.
- Alors ?
- Je... Je ne sais pas. Madame Gâteau ? répondit faiblement Sabine.
La femme rit.
- Madame Gâteau ? Mais enfin, ma puce... C'est nul !
Elle se ressaisit.
- Tu n'as qu'à m'appeler... Madame Lilith.
- Madame Li-quoi ?
- Lilith. Tu sais qui était Lilith ?
Sabine avait mal à la tête, Sabine avait froid, Sabine avait peur.
- Madame, s'il vous plaît... Je voudrais... rentrer chez moi, dit-elle doucement.
La femme soupira.
- Un instant, voyons... Tu ne te plais pas en ma compagnie ? Tu n'aimes pas mes gâteaux ?
- S'il vous plaît...
- Ecoute plutôt. Lilith était la première femme d'Adam, bien avant Eve. Elle est la prêtresse des ténèbres, de la fécondité, mais aussi de la stérilité et de la destruction... Elle était le symbole incarné de la duplicité féminine. Tu le savais ?
En parlant, elle passait ses mains devenues brûlantes sous le tee-shirt rouge et blanc de la fillette, sous la petite robe de jean rapiécée, les doux collants de laine vert, la culotte Petit-Bâteau. Elle ne laissait aucune portion de chair inviolée.
- Tu me suis, ma petite chérie ? demanda-t-elle, haletante. Tu comprends ce que dit Madame Lilith, ta nouvelle amie ?
- S'il vous plaît, vous me faites mal... murmura l'enfant.
- Encore un peu... Encore un tout petit peu... Lilith te veut pour elle toute seule, chère et tendre enfant.
- Non... Je veux rentrer chez moi... Vous me faites mal...
- Encore...
Un violent coup de tonnerre résonna, tout proche. La femme sursauta et ce fut pour Sabine un signal évident, aussi clair qu'un phare par une nuit sans lune : si elle ne fuyait pas maintenant, elle ne sortirait jamais de ce trou d'enfer. Elle se dégagea prestement, poussa la silhouette brune qui bascula en arrière dans le fauteuil et en deux secondes, fila dans l'allée, sans se retourner.

C'est plusieurs minutes après le départ de l'enfant que la femme se dégagea d'un bond vif de l'imposant fauteuil de cuir brun.
- Bien penser à faire brûler cette saloperie, ça et tout le reste, se dit-elle. Et la foutue baraque en entier, pendant que j'y suis...
Elle sourit. Elle avait tout le temps de mener cette tâche à bien, désormais.
A cette pensée, "désormais", une onde de désir intense, sauvage, incontrôlé l'envahit. Elle se hâta vers la salle de bain crasseuse et entreprit de se mettre toute nue devant le miroir poussiéreux qui trônait à côte de la vieille baignoire jaunie par des années de crasse rance. La femme n'accorda pas un regard à ces marques les plus triviales, les moins avouables de son ancien quotidien répugnant de vieille dame handicapée, tout à la contemplation de son corps regénéré : les longs cheveux d'ébène soyeux, les seins durs dont les mamelons bruns pointaient à un point tel que ç'en devenait douloureux, le ventre plat et ferme, le bas-ventre tendrement rebondi où fourmillaient déjà des milliers d'étincelles ardentes, le pubis rond orné de rêche velours noir, les petites et grandes lèvres rosies et gonflées, le clitoris en feu dissimulé au dessus de la fente humide.
En soupirant, la femme caressa doucement ces merveilles retrouvées, bénies, chéries, massa abondamment les seins blancs et agressifs qui semblaient vouloir traverser le reflet, lêcha son majeur droit dressé qu'elle glissa ensuite entre ses deux fesses rebondies, avant de l'introduire dans son vagin accueillant. Elle gémit en sentant le premier orgasme se faire jour au creux de son ventre. Sur le vieux tapis de bain souillé, entre ses jambes, les premières tâches de cyprine dessinaient de bien étranges motifs, rosée intime annonciatrice de plaisirs intenses et infinis.
Elle ferma les yeux, lâcha un pet et se mit à jouir.
Vivre, vivre de nouveau, vivre cette joie enfin recommencée !

C'est en essayant de se relever pour la quatrième fois que Sabine comprit qu'elle n'allait pas y arriver. Elle qui faisait depuis l'an dernier le trajet seule en courant jusqu'à la maison ne pouvait même plus porter son modeste cartable rose, dérisoire ustensile qu'elle abandonna bien vite dans le fossé à sa droite, en se moquant éperdument de l'orage qui grondait à l'horizon : la lumière baissait de plus en plus et le vent la malmenait le long du sentier solitaire qui menait chez elle, à une centaine de mètres maintenant.
Elle s'aida de la clôture de bois, installée par le voisin le long du chemin, pour se redresser et commença à progresser : mais, au bout de trois mètres, son épuisement était tel qu'elle s'évanouit quelques secondes.
En reprenant conscience, elle se dit que si le voisin l'apercevait, elle lui ferait bien signe parce que là, elle ne voyait pas comment elle allait arriver chez elle à l'heure : elle tenait une gastro carabinée, ou alors une grippe. Le voisin... Comment s'appelait-il, déjà ?
Sabine leva la main et fut encore plus étonnée de constater que l'on y distinguait particulièrement bien les veines bleutées ainsi que de petites tâches brunes... La grippe pouvait-elle faire cela ? Et sa peau, grise et frippée ? Avait-elle la gale ? Bien penser à le rappeler aux parents, ça, que la vieille l'avait touchée.
Cette dernière pensée fut la plus forte. L'enfant sombra de nouveau dans le néant et roula sur le sol, sans bruit. Facétieux, hurlant de plus en plus fort pour manifester son plaisir, applaudi par les arbres alentour qui se courbaient de joie sous son souffle, le vent commença à jouer avec la minuscule silhouette inanimée qui s'offrait à lui.

- Là, là... elle exagère !
L'homme était en colère en faisant les cent pas dans le salon.
- Faut pas déconner, quand même... Sept heures vingt, et toujours pas rentrée !
Il jeta un oeil à sa femme. Elle regardait Friends, l'épisode avec Brad Pitt. Les rires en boîte fusaient au rythme fatigué des sempiternels gags usés.
- Je vais aller la retrouver sur le chemin et je peux te dire que ça va chier !
Sa femme ne répondit rien. Pas la peine. La boîte verte sur la table du salon parlait pour elle et semblait dire : "Ta moitié est partie faire une ballade à Valium City, mon pote... Raccroche, ça sonne dans le vide".
L'homme se détourna, ouvrit la porte d'entrée et hésita : le vent avait forci et la lumière du jour était maintenant un lointain souvenir. L'orage qui allait éclater serait du genre à remettre les compteurs à zéro dès le début de l'été.
- Nom de Dieu, maugréa-t-il. Et l'autre petite saleté qui est dehors...
Ce pensant, il aperçut une forme qui oscillait, coincée le long du portail d'entrée. Intrigué, il avança dans l'allée, luttant contre une bourrasque qui le terrassa presque.
- C'est quoi, ça ? se dit-il.
Mais ce n'était qu'un petit amas de minuscules branches, amoncelées avec quelques feuilles, des herbes et un peu de tissu rouge et blanc. Une des tiges de bois reposait sur le loquet du panneau de métal. Enfin, c'est ce qu'il crut voir : le buisson misérable fut soudain emporté par un coup de vent haineux qui renversa presque le solide fermier.
- Saloperie, cracha-t-il.
Péniblement, il fit route vers la porte d'entrée qui claquait. Il la verrouilla.
- N'aura qu'à frapper... et fort, si elle veut que je l'entende, bordel !
- C'était quoi, ce bruit ? fit une voix faible dans le salon.
- Rien.
- Quoi ?
- J'ai dit "rien", putain. Le vent. Juste le vent.
A la télé, l'épisode venait de s'achever. Sur la bande-son du générique, les gens riaient, riaient, riaient encore.

dimanche 12 avril 2009

Des roses pour Laetitia

D’un pas alerte, J traversait la passerelle de bois et de métal qui enjambait la Loire. Mètre après mètre, la sensation bien connue d’oppression s’évanouissait, laissant la place à une allégresse sauvage, presque païenne. Son lieu de travail s’éloignait enfin, ce travail honni par dessus tout.
La joie l’envahissait, car chez lui, discrète, douce, aimante et attentive l’attendait Laetitia, sa petite amie. En pensant à elle, J se mit à sourire. Combien d’années avaient passé sans qu’il ait de ses nouvelles ? Combien de jours, combien d’heures n’avait-il pas rêvé d’elle, son sourire, ses yeux, sa façon de le regarder qui disait « Moi, je te comprends » ?
J rayonnait car être amoureux dans cette vie lui suffisait. Il était un homme comblé.
Sur cette étroite passerelle le croisaient divers passants qui lui jetaient de brefs regards de biais et il y en eut quelques-uns pour penser « Voici le visage de quelqu’un d’heureux ». L’observant, un adolescent boutonneux se dit qu’il devait kiffer sa meuf grave. Une dame cinquantenaire un peu boulotte se demanda avec nostalgie depuis combien de temps son mari ne l’avait pas regardée de la sorte. Un jogger d’une trentaine d’années le dépassa et se dit qu’il devrait peut-être, ce soir même, inviter sa propre copine à dîner car cela faisait une paie. Sur la passerelle caressée par la brise délicate du printemps naissant, l’Amour frappait à la porte et n’attendait qu’un sourire pour entrer dans le coeur des êtres.
Sa traversée achevée, J s’engagea dans une ruelle et se dirigea vers la petite boulangerie où il avait ses habitudes. Il allait prendre du pain, bien sûr, mais aussi quelques pâtisseries. Laetitia en était friande et il avait lu dans Marie-Claire que les femmes étaient sensibles aux petites attentions qui égaillaient leur quotidien. Ce numéro de Marie-Claire, il s’en souvenait bien. Le grand dossier du mois c’était : « Orgasme : un nouvel horizon pour votre corps - et votre couple ! ».
Il y avait un peu de monde en cette fin d’après-midi. Deux lycéennes avaient du mal faire leur choix, retardant toute la file et J en profita pour jeter un œil fatigué sur l’écran plat qui diffusait un bandeau d’informations en continu au dessus du rayon viennoiserie.
Sarkozy / Obama : désaccord sur l’entrée de la Turquie en Europe.
Tu m’étonnes.
Alliot-Marie : contre le port des cagoules pendant les manifestations.
Toujours les mêmes conneries.
Sarkozy : pour un capitalisme décent à visage humain.
Droit dans le mur, et avec le sourire en plus.
Nantes : vive émotion après la disparition d’une étudiante.
J ne regardait déjà plus l’écran car il venait d’avoir une idée : il allait faire une halte chez le fleuriste situé à quelques mètres et dont il venait d’apercevoir l‘enseigne. Il paya rapidement les deux baguettes, la religieuse et l’éclair au café emballés que la petite employée brune lui tendit en lui faisant un bref clin d’œil. Il sourit. Ils se connaissaient de vue, et même s’il la trouvait un peu jeune, ce petit signe de complicité lui fit du bien.
- Heureusement que Laetitia ne voit pas cela, elle est si jalouse ! pensa-t-il.
Le fleuriste était un homme grisonnant à qui on ne la faisait pas. Quand J lui fit part de son souhait d’offrir des fleurs à sa fiancée, l’homme prit un ton docte et démarra tout de go :
- Monsieur, le cœur d’une femme est un océan de secrets !
- Alors là, je suis bien d’accord, fit J.
- Quel bouquet pour quel type de femme, me demanderez-vous ? Eh bien, en fait c’est simple : il faut lui offrir le plus beau, le plus tendre, le plus doux des témoignages et…
J ne l’écoutait pas car il avait fait son choix : près des lys et des œillets, de magnifiques roses rouges éclataient, rendant tout le rayon fade à leur côté.
- Je vais prendre une douzaine de ces roses rouges, là-bas, coupa J.
- Rouge, couleur du danger, du sang, de la vie ! fit l’homme.
- Et poète, avec ça !
- Vous pouvez me donner du Monsieur, si vous voulez !
Ils rirent. J s’acquitta du prix et s’éloigna sans tarder.
Derrière lui, l’homme l’interpella :
- N’oubliez pas ! Bien penser à couper les tiges et verser la poudre de conservation dans le vase sinon elles vont vite pourrir. Ce serait dommage…
J marchait vivement et bientôt le son de la voix du vendeur se fit moins distinct.
- Ce serait dommage qu’elles se fanent si vite !
L’homme se tut. Son client ne l’écoutait plus et il n’aurait pu l’en blâmer : lui aussi avait été très amoureux de sa première épouse au début (il y a de cela… quoi… vingt, vingt-cinq ans) et il avait eu ce même regard.
C’était il y a bien longtemps.

J franchit le portail de son immeuble : il se referma brutalement derrière lui en un choc sourd. Le brouhaha de la circulation était maintenant atténué par les hauts murs de pierre caractéristiques du vieil édifice qu’il habitait. La nuit tombait rapidement et l’éclairage indirect dans l’escalier dispensait chichement une lueur misérable.
Pas un son, hormis le pas léger de J sur les dalles de pierre. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait de son étage, le troisième, une odeur lourde prit corps, de plus en plus présente.
- Laetitia, pensa J, dans quelques secondes, je serai rentré. Je… j’ai un cadeau… des roses… pour toi.
J arriva au troisième. Son appartement se trouvait à droite. L’odeur avait cru en force et était impossible à ignorer. Il s’en foutait.
Soudain, un claquement se fit entendre derrière lui : c’était le voisin d’en face qui déverrouillait sa lourde. J serra les dents : il ne supportait pas ce vieux qui schlinguait comme s’il ne s’était jamais essuyé le cul. Dire que ce salaud était propriétaire de quatre appartements dans l’immeuble… à se demander comment il avait fait. En vendant du beurre aux allemands ?
Le vieil homme court sur pattes sortit de chez lui et lança du palier, sur un ton faussement jovial :
- Ah ! Monsieur J !
J ne répondit rien : impossible de se souvenir du nom de ce fils de pute.
- Bien, bien… fit le voisin.
Il se racla la gorge et reprit :
- Auriez-vous remarqué, depuis quelque temps, ce… cette…
- Oui ?
- Eh bien, voyons… cette odeur forte à l‘étage ?
- Quelle odeur ?
« Erreur, erreur, pensa J. Reprends et ne t’énerve pas. »
- Ouais, c’est un peu curieux, corrigea-t-il.
Il commençait à avoir la migraine.
- Ah ! Vous l’avez sentie aussi, n’est-ce pas ? demanda le vieux.
- Mouais.
- Je me demande ce que ça peut bien être.
J frottait doucement l’une des épines des roses du bouquet de son index gauche. Il se sentit un peu mieux.
- Il doit bien y avoir une explication… reprit le vieux.
- Certainement.
- C’est peut-être un rat mort dans la colonne de gaz.
- Peut-être.
- Et… euh… chez vous… vous n’avez pas le problème ?
- Vous pensez que ça pue chez moi, c’est ça ?
- Euh, et bien, je…
- Si vous croyez que ça pue chez moi, dites-le carrément et qu’on en finisse !
- Admettez quand même que l’odeur est plus forte devant votre porte, et je me disais…
- Moi, je me disais que si vous vous essuyiez plus souvent le derche, l’odeur diminuerait peut-être un petit peu…
« Arrête, nom de Dieu, tu dis des conneries » pensa J.
- Non mais dites voir, jeune homme… hoqueta le voisin.
- Et sachez que je ne suis plus si jeune que ça ! Au revoir !
J s’en retourna vers sa porte qu’il ouvrit rapidement. Il s’engouffra dans l’obscurité du hall d’entrée et referma brièvement derrière lui, ce qui n’empêcha pas un bref effluve aigre de refluer vers le palier. Du couloir obscurci de l’appartement, il entendit la porte du vieux qui claquait. Bon débarras.
Un contact poisseux se fit sur son index gauche : une des épines avait perforé la peau fine et il saignait.
- Rouge, couleur du sang, couleur de la vie, avait dit le fleuriste.
J sourit dans le noir. Sa migraine avait disparu.

Plus tard.
Dans la cuisine, toutes lumières éteintes, J discutait avec Laetitia qui, comme à son habitude, animait la conversation avec esprit, humour et douceur.
- Mon ange, tu as envie de faire quelque chose de spécial ce week-end ? demanda-t-il.
Elle lui répondit que peu lui importait, qu’elle était contente d’être avec lui et qu’ils pouvaient fort bien rester ici, sous la couette.
- Si tu veux, on pourrait aller dîner sur les bords de Loire, il y a un petit restau sympa que j’aimerais bien te faire découvrir, ma puce.
Elle dit qu’il n’y avait pas de problème, qu’elle lui faisait confiance.
- J’appellerai tout à l’heure pour réserver, alors.
Elle dit que c’était parfait et qu’elle avait hâte de découvrir cet endroit.
- Ma douce, fit J en se penchant pour l’embrasser.
Ce faisant, il heurta du coude la bouteille de JB qui trônait sur la table et dont il avait vidé la moitié en moins d’une heure : elle roula sur la table et tomba sur les genoux de la jeune femme. Sous le choc, sa tête se mit aussitôt à pencher sur la droite.
- Oh pardon… pardon, mon bébé, s’exclama J.
En titubant, il se leva prendre le balai. A tâtons, il longea le mur qui menait à l‘escalier de la mezzanine où il dormait : la peinture du plafond s’écaillait et il devait régulièrement balayer les petits morceaux blancs sur le sol. Mais cela faisait maintenant un bail qu’il négligeait cette tâche élémentaire et les polygones blancs recouvraient le parquet, par dizaines. J s’en moquait : il vivait dans le noir depuis des semaines.
Il se saisit du balai, s’en retourna dans la cuisine et s’approcha de Laetitia. Elle n’avait pas bougé. Délicatement, avec une tendresse infinie, il redressa la tête de sa fiancée et la cala avec le balai incliné. Reculant, il observa la scène : elle se tenait de nouveau bien droite, le manche était pile poil de la bonne longueur.
- Ma chérie, sourit-il.
Une lueur brève venue du dehors balaya la pièce, encore et encore, se reflétant dans les yeux vitreux de la jeune femme. Intrigué, J s’approcha de la fenêtre, dissimulé derrière l’imposant volet intérieur en bois. C’était un vieil immeuble.
En contrebas, dans la rue pavée, deux voitures de police stationnaient en silence, leurs gyrophares allumés créant sur les murs de la cuisine un feu d’artifice bleu et rouge hideux, aberrant. Un flic épais sortit du premier véhicule.
Confusément, J sentit que le week-end avec Laetitia allait connaître quelque imprévu. Il décida de s’asseoir aux côtés de sa petite amie et de réfléchir à tout cela en en grillant une.
Il contempla le briquet Zippo qui se trouvait devant lui sur la table, à côté du bouquet de roses rouges négligemment éparpillé : scrutant la surface dépolie du petit objet, il distinguait bien la forme de son visage mais impossible de reconnaître ses traits, dans la sarabande bleu et rouge qui persistait.
- Bizarre, quand même, se dit J. Je n’arrive pas à me voir dans le reflet. Qu’en penses-tu, chérie ?
Laetitia répondit qu’elle n’en savait rien et qu’il était inutile de compliquer les choses en permanence comme il le faisait.
- Oui, tu as raison ma douce, excuse-moi.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la bouche. L’odeur qui se dégageait devenait insoutenable et l’estomac de J jouait à saute-mouton dans son ventre mais il s’en foutait bien. Elle était son seul amour : il l’avait aimée hier, il l’aimait aujourd’hui, il l’aimerait encore demain. Il l’aimait comme elle était.
Il posa sa joue contre la main gauche de la jeune femme et repensa à leurs retrouvailles imprévues. En rentrant tard il y a deux semaines, il l’avait aperçue derrière la médiathèque, à cent mètres de chez lui : elle regagnait sa voiture. Une joie immense l’avait gagné et il l’avait aussitôt approchée.
- Laetitia, tu te souviens de moi ?
Elle sursauta.
- Pardon ?
- Laetitia, tu te souviens de moi ? J, à la Faculté, en Licence ?
Elle tiqua.
- Vous faites erreur. Soyez gentil, merci de me laisser.
Il faisait nuit. Il faisait froid. Personne en vue.
- Mais si, voyons, on prenait souvent le café ensemble avec les autres, JF, Lino, Sébastien, Sophie… Tous les jours, on se retrouvait à la cafèt !
- Ecoutez, je ne vous connais pas, comment il faut vous le dire ?
Il s’était collé à elle vivement, lui agrippant les épaules, en haletant :
- Mais enfin, pourquoi ?
- Laissez-moi, je vais hur…
Alors il l’avait frappée, frappée, frappée encore et à la fin elle ne ressemblait plus tellement à Laetitia, ni à qui que ce soit d’autre.
La pluie s’était soudain mise à tomber : il avait ôté sa veste pour en recouvrir le malheureux visage meurtri de la jeune étudiante, afin de le protéger des gouttes. Puis il l’avait prise dans ses bras en pleurant, dans cette rue déserte qui ne les aimait pas.

Les coups sourds retentissaient depuis trente secondes à la porte quand il redressa vivement la tête : il s’était endormi.
- Laetitia, tu vas ouvrir ?
Elle garda le silence.
- Laetitia ? Ma chérie ?
Elle ne répondit rien. Le briquet Zippo était toujours dans la main de J : depuis la surface de métal, ses traits demeuraient indistincts. Le balai avait glissé : la jeune femme était désormais complètement penchée en avant, son front reposant sur la table de la cuisine.
Les coups à la porte se turent. Il lui semblait avoir entendu des voix émanant du palier mais il n’en était plus si sûr.
J était contrarié : il avait oublié d’appeler le restau pour réserver. C’était pourtant un endroit sympa, calme, un idéal lieu de rendez-vous romantique au bord du fleuve.
- Tu verras, Laetitia, ça te plaira, j’en suis sûr…
Elle ne dit mot. J s’approcha de la fenêtre et ouvrit le volet intérieur, puis la fenêtre : l’air frais s’engouffra.
- Je… j’ai juste un petit truc à faire et après, j’appelle le restaurant, promis. Tu verras, c’est un endroit super.
Il enjamba le balcon.
- Le nom, c’est « Carpe Diem ». Pas mal, non ?
Il ferma les yeux.

mercredi 4 mars 2009

Un samedi d'enfer

(Une teuf d'enfer 2)

Samedi, 10h25 du matin
C'est en revenant de chez le docteur Hubert Des Termes que tout a recommencé.
Ce matin, comme à son habitude, le psychiatre se lavait les mains dans le minuscule réduit qui bordait son cabinet, petite pièce sombre où il se livrait au rituel purificateur du robinet d'eau froide pour faire le vide après chaque rendez-vous passé à écouter ses patients pleurnicher. Peu d'entre eux développaient de réelles pathologies psychiatriques. La plupart des hommes et des femmes qui franchissaient la porte de son cabinet étaient de pauvres hères livrés à eux mêmes dans un monde occidental enclin à un individualisme de plus en plus suicidaire : mères célibataires quelconques incapables de faire face à la destruction de leur pouvoir d'achat et de leur tissu familial, hommes laids et isolés frustrés par le manque de sexe et la dé-responsabilisation sociale et professionnelle, adolescents en crise... Tel était le quotidien du psychiatre. S'il voulait rencontrer un Hannibal Lecter ou un Norman Bates, c'était au multiplexe UGC le plus proche qu'il les trouverait.
- Cette société engendre les déviants qu'elle mérite, pensa-t-il, résigné.
Il aimait ce moment d'intimité privilégié dans le petit réduit, écouter l'eau ruisseler dans le minuscule lavabo. En dehors de l'évidente mesure d'hygiène qu'elle supposait, la petite cérémonie d'ablution lui permettait de faire une entrée en scène quelque peu théâtrale devant le prochain patient qui l'attendait déjà dans le bureau. Les effets d'acteur avaient aussi leur rôle à jouer, sur le plan psychologique.
Ce jour, Des Termes se sentait anxieux, sans savoir pourquoi. La jeune femme menue aux cheveux noirs tirés en arrière par un chignon austère qui se trouvait dans le bureau l'étonnait et le rendait nerveux. Cela faisait la seconde fois en quelques mois qu'il se retrouvait en charge d'une femme sujette au délire. En début d'année, il avait reçu une étudiante qui se plaignait d'hallucinations : elle affirmait voir à l'avance les cadavres de personnes dont la mort était proche. Malgré ses efforts, Des Termes avait dès le début raté son entrée en matière : elle ne s'était pas présenté au second rendez-vous et n'avait jamais repris contact. Que devenait-elle ? Il est vrai que leur premier entretien avait été quelque peu... agité. Elle semblait lui demander de l'aider à aider ces gens condamnés, au lieu de tenter de comprendre les causes de son délire. Des Termes était secrètement soulagé de ne plus la voir.
La femme qu'il allait rencontrer aujourd'hui avait été envoyée par l'institut pénitentiaire Augustin-Roche à la demande du juge d'instruction : le policier qui l'accompagnait se trouvait en ce moment même dans la salle d'attente. Cette procédure inhabituelle (il était rare que les détenus soient transférés du lieu de détention au cabinet du médecin, c'était généralement l'inverse qui se produisait) venait, d'après le dossier, de l'état catatonique du sujet : la jeune femme n'avait pas prononcé le moindre mot ni émis le moindre son depuis son interpellation au bord du fleuve il y a deux mois, dans un état de délabrement physique et mental particulièrement avancé. Après discussion entre l'avocat de sa mère et le juge, il était acquis qu'un changement d'environnement pourrait déclencher chez la jeune femme un choc salutaire.
Des Termes n'avait pas lu en détail tous les éléments du dossier de la demoiselle mais il savait que trois plaintes majeures reposaient sur son dos : deux pour agression et mutilation, une troisième pour agression et tentative d'homicide. Lors d'une soirée trop arrosée, il semble que, prise d'une crise de démence, la femme fluette ait fait du mal à deux étudiants et un sans-abri. Son profil psychologique et une expertise destinée au tribunal avait été ordonnés et Des Termes était en première ligne. Le cas était considéré comme grave.
L'homme tourna le robinet, se sécha brièvement les mains et sortit du réduit. Généralement il lançait un jovial "A nous !" à son patient mais aujourd'hui, il s'abstint : trop de questions se bousculaient. Il avait lu un partie du dossier et était décontenancé... Comment cette femme, Florence Rey, 21 ans, avait-elle pu broyer les parties génitales d'un premier homme et littéralement sectionner le pénis d'un deuxième ? Comment avait-elle pu tenter d'étrangler un sans-abri la surpassant de plus de trente kilos ? Et mordre un de ses chiens ? Pourquoi une telle rage, une telle démence chez cette frêle étudiante recroquevillée sur son fauteuil et qui ne leva même pas les yeux quand le psychiatre contourna le bureau de son pas pesant.
Des Termes se laissa tomber négligemment dans son siège. Ce faisant, sa veste blanche s'écarta, dévoilant un nombril noir et un ventre nu à la chair rose envahie de poils gris. Il savait que cela pouvait indisposer certains visiteurs mais il s'en foutait : il était l'un des meilleurs psychiatres de la région et si les autres n'étaient pas contents, ils n'avaient qu'à aller aux urgences, essayer la psychiatrie publique.
- Drôle de fille, en vérité, pensa-t-il. Je me demande qui aurait envie de l'inviter à sortir.
Il releva son visage poupin et lança son slogan, sa réplique, son mantra :
- Je vous écoute !

11h45
Doucement, presque tendrement, Philippe Berg caressait les rugosités du poing américain qui occupait entièrement la paume de sa main gauche. Il le soupesa d'un geste expert, appréciant les tâches brun rouille qui parsemaient les anneaux destinés à enfiler les phalanges.
Ce bon vieux poing lui était fidèle et il l'emmenait partout. Un jour, après une bagarre mémorable avec des punks en marge d'un concert de Bérurier Noir, à Rennes, il lui avait fallu deux heures pour faire disparaître les taches de sang et les lambeaux de peau qui y restaient incrustés. Quant au type à qui appartenaient ces morceaux, mieux valait l'oublier.
Dans sa chambre, Berg était fébrile et ses mains tremblaient légèrement. Soucieux de son image, bien qu'il était seul, il serra brusquement les poings. Cet après-midi, il retrouvait son groupe, son clan (son posse, comme disaient les nègres, pensa-t-il) en vue de se joindre à la grande manifestation contre les nouvelles mesures gouvernementales qui allaient sans doute être votées la semaine suivante : diminution de 8% du plafond des retraites, allongement de cinq ans de la durée légale du travail, retour aux 44 heures et aux trois semaines de congés payés légales.
Si Philippe Berg avait eu un minimum de culture politique, il aurait pu penser :
- La bonne vieille rengaine de tous les gouvernements aux abois : broyer les acquis sociaux sous prétexte de relancer la machine libérale et les investissements. C'est comme cela que toutes les révolutions, et les guerres, ont commencé.
Mais il s'en foutait : lui, le voyou, l'agitateur, la brute, tout ce qu'il voulait, c'était casser la gueule à des mecs et en découdre avec les keufs.
Sur cette Terre, absurde caillou perdu, il y avait de toute façon suffisamment de causes et suffisamment de gens pour se battre pour elles : territoires, frontières, idéaux, vaccins, gloire et renommée, fortune. Berg, lui, se battait... tout court. Comme seuls le pensent les vrais nihilistes, il ne souhaitait pas un monde meilleur, ni même un monde pire : il souhaitait juste ne pas se faire choper. Vaste programme, mais qui en valait bien un autre.
Le groupe de casseurs qu'il dirigeait de façon officieuse (il était le chef tout simplement parce qu'il était vu comme le mâle alpha par les autres) s'inscrivait dans la mouvance "ultra-gauche incontrôlée" des groupuscules pro-actifs qui faisaient dégénerer les manifestations depuis une dizaine d'années. Composée de types motivés et rapides, l'équipe donnait de bons résultats, notamment en 2006 lors des manifestations anti-CPE. C'était la fierté de Berg : aucun de ses gars n'avaient été arrêtés, alors que le pouvoir en place faisait pleuvoir les peines de prison et assassinait par des amendes à perpétuité les quelques dizaines d'étudiants barbichus et chevelus que les CRS avaient enchaînés et molestés. L'homme sourit à cette idée : au fond de lui, secrètement, il aurait bien aimer rentrer dans les forces de l'ordre pour aligner quelques hippies. S'il était né plus tôt, il serait devenu skin, dans les années 80, pour aller foutre le bordel dans les stades. Mais avec la vidéo, les fouilles au corps et les assignations à résidence les soirs de matchs, ce n'était plus guère possible maintenant. Fin d'une belle époque... Il soupira.
Cet après-midi, il avait rencard avec sa bande sur la place des Lys à deux cents mètres du cortège : ne restait plus qu'à bien s'imbiber avant et à s'y mettre.
Il se gratta les couilles, rangea le poing américain dans la poche intérieure du bomber kaki qu'il arborait chaque jour, puis s'assit pour entreprendre de lacer ses Doc Martens noires.La journée s'annonçait excellente. Un samedi d'enfer.

14h18
- Merde de merde ! maugréa Yvon Durand, le chauffeur du fourgon cellulaire, devant l'ampleur du bordel qui s'étendait devant lui.
Cela devait être un petit samedi tranquille, une course peinard payée le double et ça se transformait en grosse galère... à cause des travaux de ce foutu tramway.
La rocade Est qu'il voulait emprunter afin d'arriver plus vite à la prison pour femmes était fermée à cause des travaux du futur tracé du tram : le Maire se représentait dans moins de un an, pas question de faire traîner le chantier, cela pourrait lui coûter sa réélection. Résultat des courses : les mecs bossaient nuit et jour pour tenir les délais... et la rocade était fermée aujourd'hui. Le manque de bol.
- Tramway à la con !
A la limite, faire un détour par le centre n'était pas si grave, mais ce samedi était le pire des jours possibles. Le fourgon était immobilisé depuis vingt minutes par la manifestation monstre contre le gouvernement du Président Clamozy. Chauffés à blanc par les sifflets, les pétards et les slogans, les manifestants exprimaient, avec retenue et classe, leurs sentiments à l'encontre des passagers du fourgon bleu nuit qui tentait de se frayer péniblement un passage :
- Enculés !
- Putain de nazis !
- CRS SS !
Yvon soupira. Un fourgon cellulaire dans une manif de gauche, c'est comme diffuser un film porno pendant le gala de fin d'année de l'école : ça fait désordre.
Voir la bande de planqués et de hippies crasseux qui défilaient le déprimait bien assez comme ça : il décida de se retourner pour vérifier si l'unique occupante du fourgon restait tranquille et actionna la minuscule trappe située à l'arrière, entre les deux sièges. Au bout de quelques secondes d'adaptation à l'obscurité, il la distingua, prostrée : c'était une jeune femme frêle qui n'avait pas bougé, à l'aller comme au retour. Le psy qu'elle venait de voir (sans grand succès d'après ce qu'il avait compris) lui avait administré une sorte de somnifère. Le chauffeur avait hésité puis renoncé à lui passer les menottes : après tout, elle pouvait être sa fille... et semblait complètement dans les vappes. Elle n'avait pas bougé d'un iota malgré le boucan énorme à l'extérieur du fourgon. Il referma la trappe.
A ses côtés, Martial Tessier, son collègue, somnolait, sans doute en train de cuver son vin de la veille : ça picolait dur dans la brigade. Les deux hommes s'appréciaient peu. Néanmoins, au milieu de cette manif et entourés d'éléments hostiles, Yvon était rassuré d'avoir le gros moustachu à portée de main. Le chauffeur portait une bombe lacrymo sur lui. Martial, lui, ne se séparait jamais de son Manhurin 357. Une bonne équipe.
Yvon repensa à cette fille à l'arrière : il avait souvent eu des problèmes en conduisant des femmes, de l'établissement pénitentiaire au tribunal par exemple. Aussi curieux que cela puisse paraître, convoyer une femme était souvent plus compliqué et plus dangereux que de convoyer un homme. Les détenus hommes jaugeaient le rapport de force physique éventuel avec leurs geôliers et, considérant l'uniforme, les menottes, les pistolets, savaient ce rapport en leur défaveur et perdu d'avance : ils renonçaient donc assez vite à tenter de s'échapper et optaient pour une attitude soumise.
Chez les femmes, le rapport de force était mental : il se souvenait avoir transféré une détenue qui hurlait comme une folle depuis une heure et en gardait un souvenir horrifié, pire que lorsqu'il avait emmené à l'hôpital un type accro à l'héroine qui avait entrepris de tout casser à cause du manque.
Perdu dans ses réflexions, il fut surpris par les cris d'un type, un grand black avec un djembé, qui hurlait devant le fourgon :
- Brigadier Sabari ! Opération Coup de Poing ! Coupe-coupe, la Police !
- Bouffe-le donc, ton tam-tam, espèce de... pensa-t-il avant de s'interrompre. Aucun mot ou geste hostile ne devait filtrer du fourgon, sous peine de déclencher une émeute. Déjà, plusieurs coups sourds avaient retenti sur la carlingue blindée du camion et les grillages de protection des vitres. Au son, Yvon penchait pour des canettes, ou des morceaux de mobilier urbain. Les pavés allaient arriver plus tard dans la journée.
Il serra les dents. Martial, son collègue, s'agita et ouvrit les yeux. Dans le fourgon, aucun mot n'avait été échangé.

14h28
Il y eu un choc plus fort que les autres sur la paroi extérieure (le coup de poing d'un manifestant aviné) et Florence ouvrit les yeux. Avec une conscience limitée de l'endroit où elle se trouvait, elle leva la tête. Des cris résonnaient dans le lointain
(Fi-llon Fi-llon carre-toi ta réforme dans le fion)
mais elle n'en distinguait guère le sens. Cela faisait plus d'un mois qu'elle marchait aux super-calmants de l'hôpital et de la prison. La camisole chimique était efficace : à défaut de l'aider à expliquer ses gestes passés lors de la fête funeste qui avait dérapé, la drogue allait en faire une citoyenne calme et docile. La jeune étudiante discrète et aimable était maintenant devenue un zombie. Dans l'abysse de sa mémoire, des visages et des voix reprirent brièvement vie
(J... joue contre joue ma chérie)
(Non mais c'est pas bientôt fini votre bor...)
(T'as... t'as soif ? Tu veux boire un coup ?)
puis disparurent bien vite, balayés. La jeune femme à la personnalité désintégrée ne pouvait aligner une pensée plus de trente secondes.
Elle écarta les mains : pas de menottes. Curieusement, ce détail se grava dans son esprit. Elle ferma les yeux.

15h12
- Putain, les mecs, regardez ça !
Philippe Berg apostrophait ses troupes. Il venait d'apercevoir le fourgon de la prison qui trônait, absurde réminescence de l'ordre public, en plein milieu de la manifestation que les casseurs avaient infiltrée depuis maintenant une heure.
Berg était fébrile : déjà bourré et bien qu'ayant distribué quelques gifles, les choses ne prenaient pas la tournure espérée. Un de ses gars s'était même fait étaler par l'un des membres du service d'ordre (un type de FO ou de la CGT, il ne se souvenait guère) et les flics avaient aussitôt débarqué pour le menotter, obligeant le gang à abandonner leur frère.
L'homme distinguait deux silhouettes dans le fourgon : c'était jouable.
Il hurla :
- En route ! Tous sur ce putain de camion ! Jimbo ! Derek ! Avec moi !
Ils se donnaient des surnoms.

15h20
Martial Tessier, le gros flic, n'eut pas le temps de réagir. Tout à sa gueule de bois du samedi, il avait commis l'erreur que même un bleu indigne n'aurait pu faire : oublier de verrouiller les portes du fourgon. Quand la portière passager s'ouvrit violemment, il eu à peine le temps de porter la main à son 357 que le terrible coup de poing américain asséné par Berg l'envoya chez Morphée pour un aller simple à la vitesse d'un charter rempli de Maliens volant pleins gaz vers Bamako. Le flic bascula vers la chaussée et s'écrasa lourdement. Sa mâchoire se brisa sous l'impact contre le bitume.
Berg était trop pressé pour latter le gros poulet de ses Doc Martens noires, évitant subrepticement le jet de lacrymo du chauffeur, trop lent et peu précis.
- Jimbo ! Derek ! Niquez-moi ce bâtard !
De l'autre côté de la cabine, le chauffeur fut brusquement happé par les deux complices de Berg et projeté à même le sol. Il eut à peine le temps de cracher un "Putain d'enc..." qu'un énorme coup de rangers coquées le fit taire, pour quelques semaines du moins. Il sombra dans le néant. Sa dernière pensée fut, assez bizarrement, de se demander s'il avait l'amour à sa femme la veille au soir.
- On l'a, Berg ! On l'a !
- M'appelle pas par mon nom, connard !
Le voyou contourna le camion. Autour d'eux, les gens s'étaient mis à courir. Personne n'avait fait le moindre geste ne serait-ce que pour appeler des secours.
Berg fit irruption devant ses complices et cracha :
- Faut ouvrir le fourgon et libérer les otages ! Trouvez-moi ces putains de clefs !
Une fouille rapide du corps inanimé fut concluante. Le trousseau en main, le chef du gang se rua sur la porte arrière : la serrure pivota quelques secondes plus tard. Une fois le fourgon ouvert, il lui fallut quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité.
- Nom de Dieu, souffla-t-il.
Du fond de son antre bleu nuit, le visage livide, les yeux cernés de noir, Florence Rey plongeait ses yeux vides dans les siens.
- C'est quoi ça ? fit Jimbo, l'un des acolytes de Berg, un gros type.
- C'est une meuf. On l'embarque !
La fille ne dit rien ni ne bougea quand Philippe Berg la prit dans ses bras rendus noueux par l'adrénaline et quinze années de boxe.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand il traversa en courant, elle dans les bras et suivi de ses deux sbires, l'étendue de la place de la Liberté, la plus grande de la ville, dominée par l'édifice imposant de la FNAC, tandis qu'au loin des manifestants parmi les plus excités venaient de jeter un cocktail Molotov dans le fourgon éventré qui s'enflamma encore plus vite que Cali face à Zemmour et Nauleau.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand d'un coup d'épaule, il dégagea l'un des vigiles surmenés de la FNAC prise d'assaut par une foule apeurée qui fuyait les cris et les gaz lacrymos qui commençaient à intoxiquer l'air.
Elle ne dit rien ni ne bougea quand il la déposa délicatement au premier étage du bâtiment curieusement peu peuplé, au rayon écrans plats.
La jeune femme bascula la tête en arrière et se mit à fixer les images haute définition qui défilaient à l'envers derrière elle. C'était le Blu-ray de Ratatouille.
- Elle a l'air dans les vappes, dit le gros.
- Passe-moi une de tes bières, ordonna Berg.
- Quoi, une de mes bières ? Tu rigoles ?
- J'ai dit : passe-moi une de tes bières, enculé, répéta l'homme, froidement.
Le gros, Djimbo, s'exécuta : une cannette se matérialisa hors de son bomber.
- Noie pas le moteur, fit-il en la tendant au chef.
- Ta gueule ! cracha Berg. Je veux juste la réveiller un peu, je vais pas me faire chier à la porter toute la sainte journée !
Il défit la languette : de la mousse gicla. Il versa quelques gouttes de houblon entre les lèvres entr'ouvertes de Florence.
- C'est bon... C'est bon... Elle réagit, dit l'homme.
Par terre, la jeune femme avait maintenant les yeux grand ouverts.

Elle ouvrit la bouche. D'un mouvement vif, elle se redressa et happa la lèvre supérieure du hooligan qui se penchait au dessus d'elle. Méthodiquement, la tête oscillante, elle entreprit de scier le mince ruban de chair qui déjà se congestionnait.
Berg hurla. Il souleva la femme et la plaqua contre l'un des écrans plats qui se détacha aussitôt de son support mural et heurta le sol. Des étincelles jaillirent.
Sous le choc, Florence desserra les dents et ré-arma sa prise pour, cette fois-ci, mordre et la lèvre supérieure et la lèvre inférieure du casseur. Berg ne cessait plus de hurler. Derrière, le gros skin restait immobile. Il venait de pisser dans son froc. Le troisième voyou se trouvait toujours en bas : les vigiles de la FNAC se chargeaient de lui.
Brutalement, Florence lâcha prise : elle enleva avec elle la moitié de la bouche de Philippe Berg. L'homme bascula en arrière et perdit connaissance. Il s'effondra aux pieds de Jimbo. Une de ses joues heurta délicatement la Doc Martens droite du gros type, son visage ressemblant désormais un Picasso contrefait peint par un enfant dément. Du sang aspergea le sol. Du bomber kaki de Berg s'échappa le poing américain rouillé.
Florence le vit et marcha vers le deuxième voyou. Elle lui cracha à la gueule les morceaux de chair rougies : l'homme recula et vomit. La jeune femme s'empara aussitôt du poing américain, l'enfila et asséna un crochet du droit directement sur la tempe du skin. Jimbo devint grisâtre, lâcha une dernière gorgée de vomi avant de tomber sur Berg inanimé. Il ne bougea plus. Derrière eux, les étincelles qui s'échappaient de l'écran plat calciné commençaient à faire fondre un second moniteur. Une fumée âcre s'élevait.
La femme se mit à courir et aborda l'escalator immobile. En quelques secondes, elle se retrouva dans le hall clairsemé. L'un des vigiles venait de maîtriser Derek, le troisième voyou que Berg et Jimbo avaient laissé en arrière. C'était encore lui qui s'en sortait le mieux : il comprendrait sa chance plus tard.
Florence se glissa sans encombre entre les gardiens débordés et se retrouva dans le chaos géant de la manifestation qui s'était muée en champ de bataille. L'adrénaline pompait dans ses veines sous l'effet des quelques gouttes d'alcool que Berg lui avait distribué.
D'un regard, elle évalua la situation : la ligne de CRS qui avançaient à cent mètres à droite, les anonymes qui se ruaient en courant devant la FNAC pour refluer vers une ruelle adjacente à gauche. On voyait plusieurs personnes sur le sol, sans doute piétinées par la masse humaine rendue folle par l'odeur du gaz lacrymogène : ce jour-là, on dénombrerait trente-cinq blessés.
En face du porche où elle se tenait, un petit groupe d'hommes au visage dissimulé jetait divers projectiles sur l'escouade de CRS qui progressait.
Florence opta pour la ruelle à gauche.
Elle se mit à courir : devant elle, lui barrant la route, surgit un gros type à la longue barbe et portant un kefieh. Il glapit :
- Révolution ! C'est la révo...
Il se tut aussitôt : Florence venait de lui asséner un coup de poing américain dans la glotte. L'homme s'effaça de sa vue. Elle se remit à courir.

Feuille de chou locale, lundi matin
Diverses violences en marge de l'émeute de samedi
Des effets collatéraux de la manifestation qui a dégénéré samedi ont été rendus publics ce matin : plusieurs individus ont été blessés dans l'enceinte de la FNAC lors d'une échauffourée qui a opposé une femme isolée à plusieurs casseurs qui l'avaient enlevée d'un fourgon cellulaire où elle se trouvait pour être transférée à la prison. Les deux policiers qui l'escortaient sont toujours dans un état jugé sérieux après une première agression, de même que les deux casseurs qui auraient tenté d'abuser de la détenue et dont l'un souffre de sévères lacérations faciales.
La troisième personne victime de violences est un officier de police qui a été agressé dans une rue en marge du cortège alors qu'il stationnait dans un véhicule de service. D'après les témoins de la scène, une femme -identifiée comme la détenue échappée- l'a attaqué par surprise et assommé avec un instrument contondant volé aux casseurs qui l'avaient kidnappée.
La femme, Florence Rey, a ensuite volé le véhicule qui a été retrouve écrasé contre un arbre ce matin, dans la forêt de Viala, à dix kilomètres du lieu du vol. La suspecte est en fuite.
La photo de la jeune femme a été largement dffusée : les autorités mettent en garde toute personne qui la croiserait du caractère particulièrement instable de la jeune personne et recommandent de prendre contact avec les services de Police dans les plus brefs délais.