lundi 17 novembre 2008

Jodie

L'été.
Sous le soleil au règne sans partage, la ferme somnolait, les volets clos, comme privée de vie. La canicule happait tout, de chaque ombre ténue au moindre halètement des airs. Même les maigres heures de répit nocturne payaient leur tribut, en offrant aux hommes et aux bêtes seulement quelques malheureux degrés de moins que les quarante atteints en journée. Ce climat perpétuait apathie, violence et corruption : il avait fait s'éteindre des civilisations entières, aux premières heures de l'humanité.
Bravant le feu du ciel, à l'abri derrière la grange sous un saule pleureur presque centenaire, retentit une voix claire.
- Jodie, fais-moi... la neige !
L'ordre émanait d'une fillette blonde et était sans appel, comme seuls peuvent en lancer les enfants, prêts à dévorer le monde sans conscience d'aucune règle ou d'une quelconque limite, purs dans la candeur autant que dans la cruauté.
Aucun souffle d'air. Partout le silence. Pourtant, les branches du saule bougèrent doucement pendant quelques secondes, puis s'immobilisèrent.
Dans l'ombre bienfaisante de l'arbre, bouclier végétal contre le tyran solaire, la petite fille répéta :
- Jodie, j'ai chaud ! Fais-moi la neige !
Pas un son, pas un mouvement. L'enfant comprit le message : faire avec la susceptibilité de son amie, l'amadouer.
- S'il te plaît... Jodie ? murmura-t-elle.
Rien ne se passa pendant quelques secondes, mais la petite fille savait son amie taquine : elle faisait sembler de bouder. D'ailleurs, les branches du saule pleureur s'agitèrent de nouveau, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Sur le toit de la grange, à quelques mètres de là pourtant, la vieille girouette en forme de coq demeurait quant à elle totalement immobile, sentinelle dérisoire brûlée par le soleil.
Et le souhait de l'enfant s'exauça : de l'arbre revenu à la vie tombèrent des milliers de minuscules pétales blancs tourbillonnant. Dans l'air sec, ils enveloppèrent la fillette. Les longues branches ondulaient autour d'elle, caressant les cheveux blonds et le dos en nage sous la petite robe rose, rafraîchissant les douces joues rougies.
- Il neige ! cria-t-elle.
Dans la ferme isolée écrasée par le soleil corrupteur, l'été devenait enfin une fête, illuminant l'esprit enfiévré d'une enfant.
- Merci, Jodie ! cria-t-elle de nouveau.
Elle tendit une main vers le ciel : les branches l'enveloppèrent. Les agrippant, la petite fille décolla et, hilare, entama un balancier à deux mètres du sol.
- Jodie ! Jodie !
Depuis la maison, derrière les persiennes entr'ouvertes au premier étage, deux yeux injectés de sang luisaient.

De la chambre, l'homme observait Anna, la fillette, qui tourbillonnait sous le saule au fond de la cour vitrifiée par la chaleur. Nom de Dieu, comment faisait-elle pour osciller de la sorte alors qu'il n'y avait pas de vent ? Les branches d'un arbre pouvaient-elles remuer autant ? Oh, et puis il s'en foutait.
Pascal, l'homme, était irrité. A cause des cris de la gamine qui l'avaient tiré de sa faible somnolence, bien sûr, mais pas seulement. Allongé sur le lit qu'il avait inondé de sueur au bout de seulement cinq minutes de sieste, il avait repassé dans son esprit, avant de s'endormir, les évènements marquants de ces derniers mois. Pas folichon.
Il avait rencontré Christine, la mère de la petite, il y a un an et demi, alors que la chance était en baisse et que l'excès de vin lui mettait les nerfs en pelote. Trop crevé, trop déprimé pour trouver un boulot de magasinier ou de livreur, il avait traîné ses guêtres jusqu'à Crussy, la ville à côté, où un pote l'avait hébergé quelques jours. Lors d'une soirée chez ce même mec, il avait fait la connaissance de Chris : pas trop mal, le cheveu défait, châtain clair, l'oeil humide de la mère célibataire qui se donne l'air courageuse bien que commençant à tirer ses dernières cartouches. Pourtant, elle n'avait que trente-six ans. Sa fille, sept.
Un mot marrant, un sourire en coin, une attitude légèrement distante et hop ! Ni une ni deux, la dame s'était retrouvée dans son lit (en fait le clic-clac du salon). Pascal lui-même s'était étonné de la promptitude avec laquelle elle avait couché avec lui (ou avec laquelle lui avait couché avec elle, mais là n'était pas la question). Sans être beau, il émanait de lui une onde de puissance, apte à rassurer certaines femmes en demande. Son défaut le plus visible était ce flottement dans le regard, accentué par une consommation d'alcool de plus en plus chronique.
Pascal avait chaud, Pascal avait la migraine (hier soir, avec un voisin, ils avaient trinqué à la venue prochaine de la pluie, au grand dam de Christine : une bouteille entière de pastis vidée en deux heures), et par dessus tout il ne supportait plus cette sueur qui rendaient les vêtements spongieux et faisait coller son caleçon à ses... Bref.
Emménager chez Christine, c'était le bon plan. Une vieille ferme à dix bornes de la ville qu'elle avait retapé du temps de son ex, pas trop d'entretien, au calme... Un bon délire. En plus Chris était cool, cuisinait bien et baisait mieux encore, sans se faire prier. De vraies vacances ! Avec la petite, par contre, ça se passait mal. La gamine semblait acquise à l'idée que son paternel allait revenir et voyait Pascal comme un intrus. Ce qui n'était pas faux, après tout.
Mais les choses s'étaient gâtées assez vite. Primo, l'autre tombe enceinte et refuse de se faire avorter... Résultat : naissance du petit Quentin. Un gentil gosse, mais les cris à trois heures du matin, ce n'était pas son truc, à Pascal. C'était son premier enfant.
Ensuite, la gamine le surprend (non, a cru le surprendre) en train de la mater dans la douche. Cris, reproches, larmes, explication avec Christine... Bon, il avait un peu bu avant, mais c'était parce qu'il avait le cafard, après son renvoi de l'usine.
En effet, juste après la naissance de Quentin, il s'était fait lourder de SKF Roulements, une fabrique de roulements à billes et unique usine de Crussy. Cadences, horaires, contre-maîtres : dans cette boîte, ils disposaient de tout un tas de moyens pour rendre un type complètement cinglé. Et c'est ce qui s'était produit : alors qu'il était resté cinq minutes de trop dans les chiottes (parti gerber suite à cuite de la veille) le responsable de la chaîne lui était tombé dessus et Pascal lui avait cassé la gueule illico. Deux dents de cassées pour le mec, et pour lui une procédure de licenciement immédiat suite à faute lourde, sans préavis ni indémnité. Ce soir-là, Christine lui avait fait la gueule. Quant à la petite, elle ne lui parlait plus depuis belle lurette de toute façon. Et le bébé qui pleurait, pleurait... Il avait bien failli disjoncter.
En tout cas, cette histoire de douche, Pascal l'avait toujours en travers. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de se taper une gamine. Bon, c'est vrai, la petite allait devenir une très jolie adolescente au rythme où ça allait, mais quand même... Pas question de baisser la garde.
L'homme jeta un oeil par la fenêtre. La fillette revenait en courant vers la maison. Il passa une main tremblante sur son front : il était en sueur, et haletait, halluciné par sa propre gueule de bois.
Anna, la petite fille, poussa en force la porte de la cuisine et disparut dans la pénombre tranquille de la ferme. Derrière la grange, le saule pleureur était redevenu immobile.

En s'ouvrant brutalement, la porte de la cuisine heurta l'évier. Le fracas réveilla aussitôt le bébé dans la chambre du premier. Lui aussi souffrait de la canicule, à sa mesure de nourrisson, c'est à dire plus encore que les grands. Pascal devait d'ailleurs veiller à le ré-hydrater toutes les deux heures. Christine prenait son job tôt le matin, il était alors tout désigné pour s'occuper des petits, n'ayant pas encore retrouvé de boulot.
- Et ce n'est pas demain la veille, pensa-t-il avec aigreur.
Quentin, le bébé, se mit à hurler. La chaleur, la faim, le bruit... Pascal savait qu'il aurait à endurer les cris stridents durant plusieurs dizaines de minutes avant de parvenir à le calmer. Son irritation se mua rapidement en colère, puis en rage.
- Nom de Dieu, Anna, ! cria-t-il.
Pas de réponse. Les hurlements provenant de la chambre au bout du couloir lui rongeaient le cerveau, lui cassaient les nerfs.
- Putain, je deviens dingue ici, cracha-t-il tout haut. ANNA !
Il avait absolument besoin d'un verre. D'un verre et de dérouiller cette merdeuse qui l'avait accusé, lui, d'atteinte aux bonnes moeurs, à tel point que Christine s'était refusée à tout rapport sexuel pendant presque un mois. Trente-huit ans, une bonne femme dans le pieu et obligé de se masturber, tu parles d'une blague ! Tout ça à cause de cette petite saleté qui l'avait dénoncé pour mieux le virer de la baraque...
- Anna, je descends !
En quelques secondes, l'homme enfila ses chaussures de chantier, lourdes et renforcées. Il dévala l'escalier, traversa le hall et se retrouva dans la cuisine. La bonne odeur du chili de la veille y flottait encore, apaisante. A côté du vaste placard abritant les ustensiles de sa mère, Anna se tenait debout contre le mur, pétrifiée.
Bon, une claque, une tape sur le cul, au lit sans manger, ensuite un verre... et tout ira mieux, pensa Pascal.
Il se jeta sur la fillette qui, promptement, l'esquiva et s'enfonça sous la dernière étagère du placard, en rampant sur le sol poussiéreux. D'un geste vif, elle replia la porte de bois contre la chambranle, actionnant le petit loquet, dérisoire protection contre l'homme déchaîné à l'extérieur.
- Anna, ouvre, bordel ! cria-t-il.
Blottie au fond du placard, dans la poussière et les toiles d'araignée, la fillette tremblante attendait. Dans la pénombre, ses yeux brillaient.
- Putain, tu vas ouvrir, oui ?
La porte reçut un premier coup de poing puis un second, encore plus fort. Les pannonceaux de bois que Christine et sa fille avaient repeint, un dimanche de pluie, en vert, jaune et rouge volèrent en éclat.
- Putain de porte à la con, je vais tous vous tuer, LA FERME ! hurla l'homme.
Malgré l'injonction, les cris du nourrisson continuèrent à l'étage, d'un cran au dessus dans les aigus.
Un nouveau choc ébranla la porte. S'en serait bientôt fini de cette faible barrière de survie. Une fois démolie, qu'allait-il faire ?
- J... Jodie, aide-moi, murmura l'enfant.
Le poing noueux de Pascal traversa le bois martyrisé, brisant une des étagères. Condiments et épices atterrirent quelques secondes après, inondant le sol devant le placard. L'homme recula et shoota de toutes ses forces dans la porte, qui s'enfonça de cinquante centimètres. La curée approchait, il le sentait.
Dans la foulée, il s'acharna sur les petits auto-collants qu'Anna et sa mère avaient religieusement agencé sur la porte, les réduisant en bouillie. Déchiré, Homer Simpson. Broyé, Harry Potter. Anéantie, Lara Croft. Sur le plancher de la cuisine, les vestiges des petits personnages souriants formaient un maigre tas blanc, comme des flocons.
- Tu vas voir, espèce de petite salope, je vais te crever ! hurla de nouveau l'homme.
Les cris du bébé redoublèrent.
- Et toi aussi, là haut ! cracha-t-il, écumant.
Un second coup de pied fit sortir la porte de ses gonds.
Les choses sérieuses vont enfin commencer, pensa Pascal.
- JODIE ! AU SECOURS !
Anna avait crié à pleins poumons.
Debout devant ce qui restait de la porte, l'homme n'eut pas le temps de réagir : c'était derrière lui que les choses se déroulaient. Au dessus de l'évier, la fenêtre explosa. En quelques secondes, il fut happé, disparut à l'extérieur et tout fut fini. Le calme, enfin. A l'étage, même le petit Quentin s'était tu.
Anna s'extirpa du placard et, encore tremblante, contempla tristement le carnage : les bocaux brisés, ses chères vignettes des Simpson massacrées, la porte en charpie. Au milieu de la pièce, une des chaussures de chantier de l'homme, trophée sinistre et grotesque, gisait sur le côté, vaincue.
Des éclats de vitre avait envahi l'évier. Entre les morceaux tranchants et translucides, elle aperçut de minuscules pétales blancs, ainsi que quelques fibres vertes. De petits morceaux d'écorce, également. Pour nettoyer, il fallait attendre le retour de Maman : elle ne voulait pas qu'Anna manipule du verre brisé. Quant à l'adulte dément, la fillette ne s'en souciait plus, désormais. Elle devinait où il était : avec Jodie. Aucun danger de ce côté-là.
Ce qui était urgent, par contre, c'était le petit Quentin : il fallait lui donner à boire, et sans doute le changer. Elle grimpa à l'étage direction la salle de bain, et avec toute l'application d'une grande soeur, remplit un biberon d'eau fraîche, qu'elle laissa légèrement tiédir deux minutes au soleil. Trop froide, l'eau déclencherait chez Quentin des coliques. Après tout, il n'avait que dix mois.

Plus tard.
Dans la nuit, au loin, des éclairs sporadiques déchiraient l'obscurité, arcs blancs démesurés, promesse d'un orage salvateur, d'une pluie qui nettoierait tout. La tiendraient-ils ?
Il était tard, mais Anna ne dormait toujours pas, à la différence de Christine, sa maman, abrutie par la piqûre de somnifère administrée par le médecin trois heures plus tôt. Dans le salon, Madame Delmas, leur voisine, devait regarder la télévision. Les gendarmes l'avaient appelée en renfort pour veiller sur la fillette et son petit frère : impossible de les laisser sans surveillance vu l'état de leur mère, trop bouleversée pour prononcer trois mots.
Et il y avait de quoi. Son concubin s'était suicidé par pendaison. Dans un saule pleureur. Avec les branches. L'adjudant chargé de l'enquête avait déjà vu des trucs bizarres, mais là... Deux heures n'avaient pas suffi pour dégager des ramifications végétales le cadavre étranglé. Ce n'était pas une mince affaire : le corps avait des feuilles et des tiges enfoncées partout, notamment dans les yeux, le nez, la bouche. Une branche épaisse avait même obstrué le rectum. Un vrai bordel.
A priori, l'homme était dépressif, buvait de plus en plus et d'après la fillette, avait fini par tout casser avant d'essayer de se pendre. Mais pourquoi avait-il utilisé les branches du saule et pas une corde ? Mystère. Un retour à la Nature, une dernière fois avant le grand saut, peut-être. L'investigation était en cours, l'autopsie aurait lieu demain matin.

Les gendarmes étaient partis, maintenant. Tout ceci ne serait bientôt plus qu'un mauvais souvenir, Anna en était sûre. Elle quitta son lit et s'approcha de la fenêtre. Les éclairs devenaient très fréquents, persistants. La colère salvatrice du ciel s'annonçait, bien plus terrible que celle du fou, cet après-midi.
La température baisserait, soulageant les esprits enfin apaisés. Une pluie généreuse aspergerait le sol brûlé, désaltérant du même coup le saule immense au fond de la cour. Anna pencha doucement la tête en le regardant. Malgré l'air immobile, une branche se mit lentement à onduler. La fillette sourit et dans son coeur se fit une grande joie.
Au coeur de cet interminable et futile été, il se trouvait une enfant heureuse pour espérer que non loin d'elle, son amie serait toujours présente pour la veiller et la protéger.