lundi 4 août 2008

Le dernier virage à gauche - II


"Je vais coucher ces quelques mots sur le papier car je suis fatigué de parler, fatigué d'écouter.
Je souhaite que mon âme s'apaise enfin dans le grattement léger du crayon bon marché glissant sur ce cahier d'écolier.
L'école... Comme il est bon de repenser à la cour de mon école, dans les années 50... De repenser à mon instituteur, Monsieur Abraham, à tous mes camarades... Et le vieux préau, envahi à l'automne par les feuilles mortes qui..."
Le Père Francis Dellatre cessa d'écrire car il sentait, phénomène chronique, qu'il ne pourrait pas retenir ses larmes. A chaque fois qu'il avait tenté d'affronter l'épreuve de la page blanche, il avait renoncé. Ce soir, pourtant, l'heure était venue et il ne fallait pas reculer.
Il barra les quelques phrases déjà écrites et reprit :
" Qui pourrait prendre en pitié un prêtre ? Qui pourrait penser : 'Quelle tristesse, pour un homme de Dieu, de se lamenter dans un journal intime ?' Car on ne prend pas en pitié un prêtre. C'est le prêtre qui endosse la pitié, qui l'apprivoise et la porte en étendard comme on porte un drapeau, le drapeau de la Miséricorde, cette ultime imposture d'une religion un million de fois plus jeune que le monde lui-même et qui, en deux mille ans de règne, a fait assassiner plus de..."
Cette fois, ce fut la colère qui le fit arrêter.
- Avec toi, c'est soit l'apitoiement, soit le blasphème ! se sermonna-t-il. La vérité, Père Dellatre, rien que la vérité !
Il barra de nouveau les quelques mots à peine inscrits, inspira profondément et jeta sur le papier :
" Je sais pourquoi tous ces enfants sont morts, qui est responsable de leur mort, et qui aurait dû prendre la parole pour dévoiler la vérité sur leur mort."
Le vieil homme ferma les yeux et expira. Le plus dur était fait. Désormais, le reste serait facile.

*
* *

Deux heures plus tard, le vieux prêtre qui se leva de son bureau était un homme vidé, consumé. Dans ses mains, le petit cahier bleu et blanc avait quelque chose d'anachronique. Le Père Dellatre en avait rempli dix-sept pages.
- J'ai tenté d'affronter ma conscience. Je vais maintenant affronter mon Créateur, pensa-t-il.
Il déposa le cahier sur son lit, éteignit la lampe de chevet et, traversant la maison silencieuse, se dirigea vers la cave. L'escalier qui menait au sous-sol était abrupt et faiblement éclairé par une ampoule jaunie. Le prêtre l'emprunta avec précaution. Dans son esprit, les phrases qu'ils avaient tracées allaient et venaient.
" Je n'étais pas prêt quand la Mort s'est abattue sur ce petit village, le recouvrant comme un suaire. Je dis bien la Mort, car une fois les enfants décédés, tous les adultes le furent un peu aussi. Ce devint le village des damnés, des gens qui pleuraient dans les rues, des parents qui se sont suicidés, d'autres qui ont fui cet endroit. Je n'étais pas prêt, je ne savais pas... quoi dire, quoi faire pour les aider. Certains m'ont demandé où se trouvait Dieu et s'il allait se manifester, leur faire un signe, et je ne pouvais pas leur répondre. Mon Dieu, pourquoi as-tu mis ma foi à si rude épreuve ? Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"
Se penchant vers le sol de la cave, le Père Dellatre se saisit du petit escabeau de fortune qu'il lui arrivait d'utiliser pour de menus travaux d'entretien au sein de la rustique maison prêtée par l'archevêché. Il le positionna sous l'ampoule qui éclairait faiblement.
" Quand cet homme mal rasé et sentant l'alcool s'est avancé vers moi et s'est présenté comme étant le gendarme auxiliaire Marc Dugain et m'a demandé d'écouter sa confession, j'en fus étonné mais j'ai bien évidemment accepté. Il m'arrivait de le croiser au volant d'une voiture de la Gendarmerie. Pas une lumière, mais un brave homme. Serviable."
Se penchant de nouveau, le prêtre ramassa une corde. Il grimpa l'escabeau et la fit aisément passer par-dessus la poutre qui soutenait le plafond. Cette manoeuvre, il l'avait déjà effectuée plusieurs fois.
" Je n'avais jamais entendu un homme pleurer comme ça, encore moins un gendarme. Il me raconta tout. On lui avait donné l'ordre de bloquer la D201 qui menait au village par la crête et qui évitait la Forêt du Loup Perdu. Il se souvenait bien du bus, il avait même parlé au conducteur. A l'intérieur, il y avait peu de bruit, la plupart des enfants devaient dormir. Il se souvenait avoir prévenu le chauffeur de la difficulté de la route pentue qui serpentait au milieu de la forêt, et du dernier virage sur la gauche, très raide. Il se souvenait surtout des feux arrière du bus s'enfonçant dans la nuit."
Le noeud était prêt. Le prêtre l'ajusta autour de son cou.
" Il m'a tout dit. Il m'a dit qu'il avait subi des pressions et qu'il fallait bloquer cette route et que s'il ne le faisait pas, ils allaient ressortir son dossier et ses histoires d'alcoolisme, alors il a obéi. Il m'a donné les noms. Je l'ai pressé de se rendre à la Police ou alors à ses supérieurs, mais il avait peur et quelque temps après, il a fui lui aussi. Moi aussi, j'ai eu peur, et je n'ai pas osé violer le secret de la confession alors je me suis tu, et j'ai laissé faire quand ils ont annoncé que le chauffeur avait bu et que son imprudence avait causé le drame. Je me suis tu et ça fait dix ans que je me tais. C'est pour cela que ce soir, je suis fatigué. J'ai 57 ans et je suis fatigué."
L'escabeau commença à se balancer. Sans regret, il se sentit partir en arrière.
" Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de voler sa propre vie.
Il y a pire, pour un homme de Dieu, que de trahir le secret du confessionnal sur un cahier d'écolier.
Il y a le silence consentant, le secret et la culpabilité de celui qui sait la vérité."
- Mon Dieu, regarde ce qu'il advînt du Fils de l'Homme, pensa-t-il.
Dans la chute, sa nuque se brisa. Faisant grincer doucement la poutre de soutien, le corps du prêtre suivit quelques instant un paisible mouvement de balancier. Il s'immobilisa enfin.
Il s'immobilisa au moment même où, dans la forêt, la voiture de Gérard Lebras s'embrasait, pour la plus grande joie des trente-huit petites ombres qui se dressaient dans la brume.

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