mardi 29 juillet 2008

Le dernier virage à gauche - I

novembre 2007

- Et merde !
Dans sa précipitation, Gérard Lebras venait de se pisser sur les pompes. Fébrilement, il ajusta la trajectoire de son jet et aspergea le buisson situé à sa droite. Par cette nuit froide, une légère brume envahissait l'espace et les phares de la voiture garée quelques mètres plus haut fournissaient l'unique source de lumière, transformant la forêt en théâtre d'ombres.
L'homme faisait de son mieux pour accélérer cette stupide manoeuvre imposée par sa vessie; il s'était retenu depuis plusieurs kilomètres déjà et n'aurait certainement pas eu l'intention de s'arrêter dans ce coin paumé. Mais en entrant dans la forêt du Loup-Garou (ou un truc dans le genre, il ne se souvenait plus de ce que la fille de la station-service avait dit) il ne pouvait plus ignorer son bas-ventre qui le torturait et avait choisi cette mince bande de terre comme endroit pour se soulager, avisant les fourrés en contrebas.
Tant mieux, en descendant, il serait à l'abri des regards si une autre voiture passait.
Lebras se sentait mal à l'aise parce que, comme tout mâle occidental occupant un poste relativement précaire (dans son cas, VRP en produits d'entretien pour véhicules agricoles) il n'aimait pas ce qui n'était pas dans la norme.
Et il n'était pas normal d'avoir envie de pisser toutes les vingt minutes. Prostate, foie, reins, aorte ? Que lui arrivait-il ?
Et pourquoi s'être arrêté à onze heures du soir dans cette fichue forêt, tout seul ? Et pourquoi s'être perdu ? Et pourquoi le GPS TomTom était-il en panne ("Roadmap update download failed, please restart again" - mon cul, oui) ? Et pourquoi avoir fait une si longue route pour que dalle, pour démarcher quelques prospects qui ne lui avaient même pas fait de commande ferme ? Oui bon, ça c'était le boulot.
Justement, il lui pesait de plus en plus, ce boulot, mais à 46 balais, Gérard Lebras n'allait pas, en plus, se coltiner le chômage, les problèmes en tout genre, le manque de fric, avec un crédit immobilier sur le dos, plus le crédit pour la bagnole, la bonne femme qui partait en loques, dont les nichons se transformaient en fourreaux de parapluie, et un odieux fils de douze ans au QI de trois qui se prenait pour un rappeur et parlait comme un jeune de banlieue...
Tout à ses sombres pensées, Lebras avait terminé d'uriner et se secoua rapidement, ce qui projeta quelques gouttes supplémentaires sur ses chaussures maculées. Rageusement, il remonta sa braguette.
Quelles étaient les possibilités de reclassement pour un mec comme lui ? La route, les démarches auprès des agriculteurs qu'il avait appris à connaître au fil des ans, les horaires qu'il adaptait à sa guise, et même les quelques serveuses esseulées avec qui il partageait parfois sa chambre (oh, pas bien jolies, c'est vrai, mais gentilles, et puis ça l'aidait à faire passer un coup de solitude) - bref, tout ces petits riens qui faisaient son univers... cela allait lui manquer s'il se décidait à arrêter. Il soupira, et son souffle se mua en nuage translucide qui se dilua paresseusement dans la nuit.
Soudain, pour la première fois depuis bien longtemps, Gérard Lebras eut peur, sans savoir pourquoi.
Il avait entendu parler, à la télé, de ce qui s'était passé dans le coin, tous ces gosses brûlés dans un bus. A priori, le chauffeur avait picolé et avait balancé tout le monde en bas d'un ravin, un truc comme ça.
Raison de plus de ne pas traîner ici, ces putains d'histoires lui fichaient le cafard.
C'est en se retournant qu'il le vit.
- Nom de Dieu, souffla-t-il.
Dans le lueur des phares, là haut, devant la voiture, il y avait un môme.
Lebras ne distinguait pas ses traits, mais il nota rapidement qu'il était de petite taille, avec un bras qui s'écartait de son flanc.
- Evidemment Gégé, qu'il est petit, c'est un gosse, hé hé, allez remonte en bagnole, on a de la route, pensa-t-il.
En fait, maintenant qu'il y voyait mieux, il comprit que le môme avait un bras arqué qui partait vers la droite mais par contre, le bras gauche, lui, manquait, et la tête du gamin était penchée sur le côté et...
- Putain, arrête tes conneries, se sermonna-t-il. Ce sont des gens du coin qui se foutent de ta gueule, et puis un gosse à poil avec les bras tordus en pleine forêt en plein mois de novembre, ça n'existe pas. Des chasseurs, des daims, des cerfs, des loups, oui. Mais un gosse à poil en pleine nuit en plein novembre, ça n'existe pas. Et ça n'existe pas parce que ce n'est pas... normal.
Et si c'était un môme qui avait été enlevé par un pédophile ? Outreau, Dutroux, Fourniret... ces trucs arrivent. Il fallait agir. Lebras se hâta vers la promontoire et d'un bond, se retrouva sur la chaussée. Il dérapa en tentant de se redresser et cria:
- Petit !
La silhouette avait disparu. La brume s'était épaissie.
- Petit ! Reviens, petit !
Silence.
Lebras contourna la voiture. Cette fois-ci, il vit encore plus précisément.
- Nom de Dieu de bordel de merde ! gémit-il.
Ils étaient trois. Maintenant ils étaient trois, trois formes rouges dans la pénombre des feux arrières.
Dans la plus totale confusion, Lebras tenta de rassembler ses esprits :
- Putain, c'est pas possible, trois mômes à poil, qui se tiennent par la main, en pleine nuit, c'est pas possible, un pédophile ne pourrait pas les kidnapper tous les trois, un oui, mais pas trois, je veux foutre le camp d'ici, regarde, on dirait une petite fille avec eux, elle a encore sa robe, et sa robe est toute noire et elle a la tête ouverte en deux, je veux foutre le camp, nom de Dieu, laissez-moi partir d'ici !
Trébuchant de nouveau, Lebras s'engouffra dans la voiture, mis le contact et démarra. Involontairement, il pivota sur le siège et son bras gauche, dévoré par les spasmes, déclencha les pleins phares.
Ce fut la fin. Dans la lueur des feux avant et des anti-brouillard projetant leurs centaines de watts à plein régime dans la nuit, il les vit toutes, ces petites ombres grotesques formant une ronde sortie de l'Enfer. Certaines debouts, d'autres allongées, certaines se tenant par la main, d'autres collées par les bras, toutes nues ou en haillons. Une puanteur âcre envahit l'air.
Lebras hurla. Il hurla quand il appuya sur l'accélérateur et fonça tout droit.
Il hurla quans sa voiture heurta le panneau de signalisation qui indiquait le denier virage sur la gauche.
Il hurla quand il plongea dans le néant.
Il cessa enfin de hurler trente mètres plus bas, pour toujours silhouette mutilée et méconnaissable.
Et bien après que le VRP eût cessé de hurler, l'habitacle, inondé d'essence, explosa, offrant au médiocre Gérard Lebras une crémation digne de sa vie misérable, projetant vers le ciel une gerbe d'étincelles qui finirent par se perdre dans les airs, feu d'artifice funeste éclairant les trente huit paires d'yeux vitreux qui luisaient, abandonnés et interdits, dans les ténèbres.

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