mardi 29 juillet 2008

Le jour où j'ai rencontré Mel Gibson

(d'après une nouvelle de Charles Bukowski)

Avec Julliard, on picolait déjà depuis trois ou quatre heures quand il y alla de sa proposition :
- Hey Greg, ça te dirait de rencontrer MG ?
MG... MG ou l'acteur couvert de gloire, plein de films à succès, de pognon, de starlettes, d'Oscars, des triomphes à la pelle - comme Fou sur la Route 1,2,3 ou encore Mortel Armement 1,2,3,4 (ce mec était abonné aux suites) - puis la consécration avec la mise en scène de ses propres films - Coeur Courageux et, plus récemment, La Souffrance du Messie.
Du très lourd, au propre comme au figuré. Rapport à la longévité de sa carrière, MG les avait tous enfoncés, même si son style, ses films, tout ça ne me faisait pas bander des masses.
- Je croyais qu'il vivait en Australie ?
- Non, non, il habite à Beverly Hills, à vingt kilomètres d'ici. Alors, ça te branche de le voir ?
- D'où tu le connais ?
Il me lança un regard appuyé.
- J'ai des relations.
Bien malin qui aurait pu saisir le sens d'une telle affirmation... Et d'ailleurs comment avait-il réussi à approcher une star du calibre de MG ? Toutes ces questions resteraient sans doute sans réponse... Et merde, autant ne pas mourir idiot - si ça se trouve, chez MG il y aurait plein de nymphettes en string dans une piscine, c'est souvent comme ça dans le cinéma; ce serait peut-être l'occasion pour moi de faire trempette, et, osons-le dire, de tirer ma crampée, vu que cela faisait quand même quelques mois que je trinquais avec Veuve Poignet.
Et qui sait, séduit par ma conversation et ma gentillesse naturelle, MG me signerait peut-être un chèque ?
Je fis un sort à mon verre, me levai et gueulai :
- On y va !
Pour aller chez l'acteur, il fallait sortir de l'autoroute par un embranchement qui devait faire dix bornes; on arrivait ensuite dans un quartier où la moindre tondeuse à gazon vallait le prix d’une moto en France - sans compter le plein. D'humeur maussade, j'observai les pelouses qui défilaient, au travers des grilles renforcées qui entouraient chaque bicoque.
- On va bien chez ce mec qui passe son temps à annoncer le message de Jésus ?
- C'est vrai qu'il est blindé de thunes, mais il en lâche une bonne partie au fisc, ne l'oublie pas.
- Comme je le plains !
Nous nous garâmes. Derrière les murs, on ne voyait pas encore la maison, juste l'énorme masse de bois qui faisait office de portail. Sur chaque abattant décoré était gravée une croix.
Après avoir actionné l'interphone, nous patientâmes quelques minutes - sans doute le temps pour le propriétaire des lieux de longuement nous observer au moyen d'une caméra de surveillance dissimulée quelque part. Dans l'une des croix, peut-être ?
Soudain, la célèbre voix grave résonna dans le haut-parleur :
- Qui c'est ?
- Bonjour à vous ! C’est François Julliard, et un ami qui vient tout droit de France !
- Connais pas.
- Mais si, voyons, Julliard, je travaille pour Gaumont... On a produit Element 5, de Nul Bresson... Avec Tom Millis !
- Jamais vu un film aussi merdique.
Sur ce point, j'étais entièrement d'accord. Mais il en fallait plus pour décourager François.
- Nos investisseurs français souhaitent financer des projets de films à L.A. Peut-être pourrions-nous échanger des idées ?
Argent, cinéma, copinage, promesses... Julliard s'était vite adapté. Qu'importe, la phrase magique avait été prononcée et MG venait de déverrouiller sa lourde. Le portail s'ouvrit lentement.
- Bingo !
- C'est quoi, cette histoire de projets de films ? demandai-je.
- Ici, si tu proposes pas d'amener du fric sur la table, t'es mort. Allez, en bagnole !
Pour arriver à la baraque, il fallut conduire à allure réduite pendant quelques minutes. Autour de nous, le gazon s'étendait à perte de vue.
Comment était-il Dieu possible de gaspiller autant d'espace vital ? Il aurait dû y avoir un parc ici, un lieu de loisirs pour familles, des espaces verts où les enfants joueraient sous le regard bienveillant de leurs parents... Des activités d'éveil, des cabanes, un manège, des canoés, un lac... Pas un mausolée pour acteur ringard incapable d'aligner trois répliques sans rouler des yeux. Les mômes, eux, n'avaient que des terrains vagues pourris, hantés jour et nuit par les dealers. C'était ça, mon visage de l'Amérique : l'Albanie avec des néons.
Je commençai à me sentir déprimé.
- Foutons le camp.
- T'es dingue ? Je lui ai dit qu'on arrivait... Tu vas voir, c'est un homme brillant, pénétrant...
Julliard était en plein trip. Je m'en serais voulu de lui gâcher sa récréation.
Nous nous garâmes pour la seconde fois, cette fois-ci devant l'immense maison. De la porte entr'ouverte, le célèbre comédien aux yeux bleus nous dévisageait froidement. Impossible de ne pas le reconnaître, même s'il portait une longue barbe grisonnante, qui le faisait ressembler à l'un ces Amish que l’on voit parfois dans les reportages... A ce propos, MG n'avait-il pas fait un film qui se passait dans le milieu des Amish ? Mais je devais confondre.
Julliard haletait :
- C'est lui, Greg... C'est MG !
Puis, plus fort :
- Ravi de vous revoir, M. ! C'est toujours une joie de...
- On n'a pas gardé les cochons ensemble.
- Non, je disais que c'est un toujours plaisir de vous voir, Monsieur G.
- Et parle moins fort, connard, mes enfants dorment.
Etrange prétexte car il était presque six heures... Mais bon, sonné, Julliard se tut. Toujours ça de gagné.
MG se tourna vers moi :
- Z'êtes qui, vous ? Je vous remets pas.
- Grégory, un ami de François.
- Vous êtes français aussi, n'est-ce pas ?
- Exact.
- Je devrais vous botter le cul, à tous les deux, pour nous avoir laissés tomber en Irak.
Il renifla avec mépris.
- Hrmppff... Bon, entrez.
Nous pénétrâmes dans un salon aussi vaste qu'un hall de gare; occupant un pan de mur entier, une galerie rétro-éclairée recélait des dizaines de statues, coupes, diplômes, récompenses diverses. Il y avait aussi pas mal de photos encadrées où l'on voyait principalement MG entouré d'autres personnes. Sans doute le gratin du show-biz de Hollywood. Sur l'un des clichés, je crus clairement reconnaître Barry Gloner, son partenaire black dans les Mortel Armement.
Au fond du salon, un décrochement menait à un couloir étroit, éclairé par une petite fenêtre peinte. Non, ce n'était pas une fenêtre... C'était un vitrail. Le couloir devait mener à une chapelle ou un autre truc dans le genre. Il était notoire que MG était branché religion. Tendance dure.
L'air conditionné ronronnait doucement. La maison entière était plongée dans le silence.
Nous nous assîmes. Aussitôt, MG se mit à prophétiser :
- Aux yeux du Christ rédempteur mort sur la Croix pour nous sauver tous, je vous l'annonce direct, les mecs : la fin du système de choses est proche, et la bonne nouvelle doit faire le tour du monde ! Christ Dieu est revenu ! Il est arrivé ! Et je suis là pour faire passer le message ! ALLELUIA !
Puis, se tournant vers Julliard :
- Mais peut-être avez-vous soif ?
- C'est pas de refus.
- ROMMEL !
Une sorte de skinhead de deux mètres de haut se matérialisa dans la pièce, sans que je visse très bien d'où il sortait.
- Eh, enculé de ta race ! fit MG. Tu prépares un cocktail à chacun de mes invités et tu nous ramènes ça sans traîner sinon c'est la lourde, t'as compris, fils de pute ? Et avec le sourire, en plus.
Rommel nous adressa un grand et large sourire, et disparut du salon.
A noter que MG ne nous avait pas attendu pour se noircir. Il roula des yeux vers moi :
- Alors comme ça, vous êtes français ?
- Oui, Monsieur G.
(Pas pu m'empêcher de lui donner du "Monsieur G."... Que m’arrivait-il ?)
- Vous êtes français mais... vous n'êtes pas Juif, au moins ?
- Euh, non... Pas à ma connaissance, non.
- En France, on n'aime pas trop les juifs, je crois... Dreyfus, tout ça.
- Je... je ne sais pas.
- Les juifs sont la cause de beaucoup de malheurs en ce monde, dit-il d'une voix sépulcrale, avant de s'abîmer dans ses pensées en dodelinant.
Cela me revint : il avait déjà dit un truc comme ça aux flics qui l'avaient arrêté alors qu'il conduisait ivre à 160 km/h sur une route limitée à 70. Son agent avait lu un communiqué larmoyant où MG faisait ses plus plates excuses. Et moi qui le croyait sincère !
Mine de rien, ça me faisait quelque chose d'être assis là, en face de lui, car j'avais bien aimé Fou sur la Route 2, avec le bolide noir et les punks à moto.... Et la scène très forte où il essaie de se suicider avec un flingue dans Mortel Armement... Etait-ce le 1 ? Ou le 4 ? Ou le 11 ? Après tout, quelle importance ?
Au moment où Rommel ré-apparut avec nos verres, Julliard décida, comme d'habitude, de mettre les pieds dans le plat en rompant le silence :
- Quels sont vos projets, Monsieur G. ?
Tirant sur sa barbe, l'air complètement égaré, MG releva la tête.
- Rommel, que vous voyez devant vous, et qui est également mon garde du corps personnel, s'occupe actuellement de mettre au propre le script que j'ai écrit sur la terrible guerre tribale qui opposa les Papous aux Maoris, au début du XVIème siècle.
- Formidable ! s'écria Julliard.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de si formidable à ça ? grogna MG.
- Non, je veux dire... Formidable qu'un artiste tel que vous ose s'attaquer à des pans méconnus de l'histoire de l'Humanité, et heu... qui plus est... dans la langue originale de l'époque, s'empressa de corriger François.
MG ne releva pas le pénible compliment empesé de Julliard, et nous invita à boire nos verres, ce que nous fîmes, de nouveau en silence.
Rommel avait peut-être des dons pour la retranscription des notes de son patron, mais il savait aussi préparer les cocktails, qui ne pêchaient ni par la quantité ni par le mordant. Je crois que je devais être bien beurré moi-même. Dans ces conditions, que nous restait-il à faire, à part nous saouler la gueule en nous observant haineusement ? Car, tous autant que nous étions dans cette pièce, nous nous détestions cordialement.
De plus en plus à l'Ouest, MG semblait avoir complètement oublié la proposition de Julliard sur un éventuel contrat avec Gaumont. Peut-être pour le prochain film de Nul Bresson ?
Nous avions fini nos verres. L'acteur, qui avait liquidé le sien en deux minutes, claqua des doigts - ce qui fit aussitôt se re-matérialiser Rommel.
- La même chose pour moi et ces gentlemen, et fissa, enfoiré !
Rommel sourit et s'en retourna. Mais vers où ? Exorbités, les yeux bleus de MG brillaient. Il se tourna vers moi et se mit à gueuler :
- Qu'aucun homme sur cette Terre ne pénètre chez moi s'il ne peut supporter la Révélation des Saintes-Ecritures ! Le Christ Rédempteur est mon berger ! Grâce à lui, je trace ma route entre l'ombre et la lumière ! Vous comprenez ça, Julliard, oui ou merde ?
Je commençais à être bien parti.
- Vous m'emmerdez, G. ! J'ai jamais particulièrement aimé vos films, et tout le bla bla religieux qui va avec ! Votre meilleur rôle, pardon de vous le dire, c'est celui où on ne vous voit pas, avec les petites poules en pâte à modeler, quand vous faites la voix du coq !
- UN COQ EN PATE A MODELER ? MON MEILLEUR ROLE EN TRENTE ANS DE CARRIERE, C'EST UN COQ EN PATE A MODELER ? VOUS ETES MALADE OU QUOI, JULLIARD ?
- Alors ça, ça se discute, G. Et je vous signale que Julliard, ce n'est pas moi, c'est lui.
- On s'en fout, je veux des excuses au sujet du coq en pâte à modeler ! Mon meilleur rôle, c'est dans Coeur Courageux !
- Mon cul, oui !
MG se leva de son fauteuil.
- Bordel, tu veux te battre ou tu veux baiser ?
Bonne question. J'en profitai pour jeter un oeil à François : il était livide. Il allait être temps de mettre les voiles. Néanmoins, j'étais content de ne plus appeler notre hôte "Monsieur G.".
Restait à répondre :
- Je veux baiser !
- Je vais arranger ça... ROMMEL !
L'acteur se rassit et, baissant brusquement d'un ton, me demanda tout à trac :
- Dites, je voulais savoir... Il y a beaucoup de juifs en France ?
Puis il piqua du nez vers la table du salon et s'effondra, complètement H.S.
Je me levai :
- On se casse !
Julliard se leva à son tour mais au lieu de tourner les talons, se rapprocha de l’homme évanoui, à ma grande surprise.
- Qu'est-ce que tu fous ? fis-je.
- Ce salaud de nazi a sûrement son larfeuille sur lui, je vais lui piquer un peu de fric pour injures antisémites.
- Laisse tomber, Julliard, on se tire ! A l'heure qu'il est, son gorille est sans doute en train d'appeler les flics, bordel !
Julliard fit les poches de MG qui ronflait pis que pendre. Il en extraya un porte-feuille noir.
- Bingo ! Deux cents dollars !
- Foutons le camp, François, t'es chiant !
Nous levâmes l'ancre à toute allure. Mais à peine avais-je fait trois mètres que je sentis le souffle brûlant de Rommel dans mon cou. Il agrippa mon bras gauche qu'il tordit derrière mon dos, ne me laissant aucun répit ni la moindre chance de salut.
- MES FRERES, ON SE CALME ET ON REND TOUT L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
- Mais enfin, voyons, de quoi parlez-vous, mon brave ? s'étonna Julliard.
La pression sur mon bras s'accentua; la souffrance me fit claquer des dents.
- Aaah Julliard, file-lui le fric et qu'on en finisse ! J'ai mal, mec !
- MES FRERES, J'AI DIT : ON REND L'ARGENT QU'ON A VOLE A MONSIEUR G. !
Julliard jeta les billets au sol. La pression sur mon bras s'accentua davantage; je hurlai.
- Mais putain, mec, tu l'as, ton fric !
- MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Quoi ???
- J'AI DIT : MAINTENANT ON SE DELESTE DE SA FORTUNE PERSONNELLE POUR LES OEUVRES DE MONSIEUR G.
- Julliard, file-lui ce que tu as, il va me péter le bras, aaaah merde...
Affolé, François jeta son propre larfeuille au sol.
- LE PETIT FRANçAIS AUSSI, IL VA FAIRE UNE OFFRANDE.
- Tu me tords le bras, ducon, comment tu veux que je bouge ?
- LE COMPLICE DU PETIT FRANçAIS VA RECUPERER LE PORTE-FEUILLE DE SON AMI AFIN DE FAIRE UNE OFFRANDE AUX OEUVRES DE MONSIEUR G.
Sous la pression de Rommel sur mon bras, je me mis de nouveau à crier. Effrayé, Julliard ne traîna pas à trouver mon blé qu'il déposa en vitesse sur la table du salon.
- Voilà, c'est fait, t'es content ?
Le coup de pied au cul de Rommel me fit littéralement décoller; j'atterris direct dans les bras de Julliard, et ni une ni deux, nous courûmes vers la voiture que François démarra en trombe. Trente secondes plus tard nous étions hors de la propriété de MG.
Je me retourmai : au loin, je pus apercevoir le portail en train de se refermer lentement.
- T'as d'autres célébrités à me présenter aujourd'hui ? demandai-je à François.
- Ben, on pourrait aller voir Whitney Smears... Tu sais, la chanteuse... Elle vient d'accoucher, en plus.
- Laisse tomber Whitney, mec. Je n'ai plus de fric, j'ai mal au bras, j'ai mal au cul... Et je n'ai même pas une photo ou un autographe pour raconter ça à mes potes en France.
- On pourrait aller boire un coup au Parré's.
- C'est quoi ça ?
- C'est un bar.
- Signe particulier ?
- Les serveuses sont à poil.
- Alors on y va !
La voiture obliqua vers la droite. D’après Julliard, le Parré's se situait sur Pico Boulevard. Il fallait prendre par la Cienega, et on allait se taper tous les bouchons.
Cela avait été, je crois, une bien étrange journée. Heureusement, elle touchait à sa fin. A travers le smog, on distinguait le halo pâle du soleil couchant. Il était dix-neuf heures, et, sur le highway interminable, la lueur de milliers de phares formait une sarabande dorée.

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