vendredi 17 octobre 2008

Une teuf d'enfer

Samedi, 21:10
Thierry Pastor, "Coup de folie". Un classique.
Le martèlement des basses et la voix aigrelette rendue suraigüe par les enceintes ne laissait pas de place au doute : la fête se déroulait bien dans cet appartement.
Un couple se trouvait devant la porte. Lui tenant une bouteille de rhum vieux emballée de papier blanc, elle un CD caché dans une pochette FNAC rectangulaire. Le dernier album de Bénabar. Elle détestait.
Xavier, le garçon, avait laissé son doigt sur la sonnette vingt bonnes secondes : enfin quelqu'un vint ouvrir.
C'était elle. Nathalie. Quand elle vit Xavier, elle poussa son couinement habituel :
- OUIIIII ! Trop le délire !!
Au même moment, Gilbert Montagné démarra son "Sunlight des Tropiques", chanson de bon goût constituant l'ingrédient indispensable de toute soirée réussie. Du moins, c'est ce que Nathalie semblait penser.
- Délire !! ENTREZ !!
Ce qu'ils firent. Dans le hall, Florence, la copine de Xavier, soutint le regard insistant d'un jeune étudiant boutonneux qui la détaillait de la tête aux pieds depuis la cuisine allumée. Il détourna les yeux.
Son regard se posa sur Nathalie qui lui tendait la joue droite. Nathalie était l'ex de Xavier. Ils étaient toujours proches malgré leur rupture six mois auparavant.
- Bon anniversaire ! dit Florence.
Elle lui tendit le paquet. Nath le déchira frénétiquement.
- Ouah ! Délire !! Un CD ! Merci ma biche...
Elle embrassa Florence. Son haleine sentait le tabac et le Malibu. L'odeur d'alcool eut un effet immédiat sur Flo : un net sentiment de colère se mit à l'envahir. Elle respira calmement.
- Calme, ma vieille, calme... pensa-t-elle.
Son irritation se dissipa lentement.
Du regard, elle chercha Xavier mais il se trouvait déjà dans la salon. Les choses ne marchaient plus si bien que ça entre eux, depuis quelque temps déjà. Ils étaient ensemble depuis trois mois, couchaient depuis deux mois et demi. Deux semaines d'attente avant le premier rapport. Question de principe pour Flo.
Mais c'est justement le sérieux et la sobriété de la jeune femme qui semblait agacer Xavier. Peut-être qu'en venant ce soir, il cherchait... autre chose. De l'exubérance. De la folie. De la vie. Flo se sentit triste : elle venait de se rendre compte qu'elle n'avait aucun véritable ami ici.
- Pose ta veste dans ma chambre, au fond du couloir à droite, ma biche ! cria Nat. Qu'est-ce que tu veux boire ?
- Pas d'alcool, en tout cas.
- Ah bon ?
Flo se rembrunit.
- Non. Jamais d'alccol. Ce truc me rend... malade.
- Bon. Il y a des jus de fruit, du Coca...
- Du Coca, c'est parfait.
Là encore, le revival eighties fit irruption dans la conversation : Début de Soirée venait d'annoncer une "Nuit de Folie". Nath se mit à couiner comme une folle et courut dans le salon.
- J'irai me charger du Coca moi-même, soupira Florence.
La cuisine lui apparaissait hostile : très éclairée, plusieurs mecs qui y roulaient des joints. Pas son truc.
Elle se décida pour le salon.
En entrant dans la pièce occupée par une vingtaine de personnes, elle tomba direct sur Xavier. Il l'embrassa, se colla contre elle. L'étudiante sentit son début d'érection.

Dimanche, 00:05
Série slow. Avec "True", Spandau Ballet déversait la traditionnelle soupe synthétique eighties sur des esprits déjà bien échauffés après presque trois heures de libations. Toujours solidaire, Xavier n'était pas en reste et venait de finir son cinquième JB Coca lorsqu'il invita Florence à danser :
- J... joue contre joue, ma chérie, souffla-t-il.
Elle accepta à contre-coeur, bien qu'assise depuis déjà une heure.
Par desssus l'épaule du garçon, Florence se mit à détailler le salon, la guirlande lumineuse blanche qui jetait sur les quelques douze visages présents une lueur fantomatique douce et intime, la petite table à dessin posée sur tréteaux qui servait de mini-bar et buffet. A côté, sur la bibliothèque garnie de livres de poches, la maîtresse de maison avait déposé un joli chandelier à 6 branches. La flamme ténue de chacune des bougies ondulait légèrement, comme au rythme de la mélodie.
Xavier tenait l'étudiante serrée contre lui de façon plus pressante, plus avide. Son érection avait cru en ampleur. Il avait passé une bonne partie de la soirée à parler à Nathalie, son ex, et Florence commença à soupçonner que son émoi phallique en était peut-être le résultat.
Au même moment, son copain cala son regard dans le sien et articula :
- J'espère que tu ne t'ennuies pas trop, chérie ? Tu sais, j'ai passé du temps avec Nathalie parce qu'il fallait qu'on tire des choses au clair, mais...
Flo ne l'écoutait déjà plus. En parlant, l'haleine alcoolisée du garçon s'était projeté vers le nez, la bouche de la jeune femme qui cette fois-ci fut submergée par un flash énorme de colère, violent et indistinct.
- C'est quoi cette musique de pédé ? grogna-t-elle. Si ça continue, je vais lui enfoncer son iPod dans le cul, à cet enfoiré de DJ !
Elle regarda Xavier.
- T'as un problème ?
La stupéfaction de l'étudiant était telle, ses yeux tellement exorbités que la rage de Florence reflua légèrement. Elle se dégagea de l'étreinte faiblissante du garçon.
- Oh et puis laisse tomber, c'est plus la peine ! lâcha-t-elle.
- Mais enfin...
Elle se dirigea vers la cuisine. Dans l'entrée de la porte, Nathalie la regardait. La colère de Flo gagna de nouveau en ampleur.
- Plaît-il ? fit-elle avec une pointe d'agressivité.
- Je voulais te servir un verre, discuter un peu, faire connaissance, répondit Nathalie sans se démonter. Je tiens à m'occuper de mes invités.Et puis... j'ai envie qu'on devienne amies.
Flo ferma les yeux. Dans l'obscurité, des points rouges virvoletaient. Elle inspira puissamment, rouvrit les yeux et se retourna. Dans la salon, Xavier n'avait pas bougé. Elle fit face à Nath et dit :
- Pourquoi pas ? Je t'attends à côté. Un Coca.
Le sourire pacifique de Nath s'altéra quelque peu sous le ton coupant utilisé par l'étudiante mais elle décida de rester digne et s'en retourna calmement dans la cuisine, provisoirement désertée.
Saisissant un gobelet de plastique blanc, Nath y versa une solide rasade de Coca. Brusquement, elle eut une idée.
- Soit elle est timide, soit elle très conne, pensa-t-elle. Un petit peu de rhum dans son verre devrait l'aider à se détendre...
Elle agrippa une bouteille de vieux Saint-James vidée aux trois quarts et en fit tomber quelques gouttes dans le gobelet. Pour elle, un Malibu ananas, le sixième de la soirée. Elle s'en foutait, elle ne conduisait pas.
Florence se trouvait à l'entrée du salon. Elle semblait livide, mais peut-être était-ce la guirlande translucide qui passait au-dessus d'elle, sur la chambranle de la porte. Xavier était invisible.
- A la tienne, chérie. Et cul sec ! s'exclama Nath.
- C'est ça.
Florence avala son verre d'une traite.

Dimanche, 01:10
La fête battait son plein, même si quelques convives avaient pris la tangente pour les raisons habituelles : job le lendemain, copain fatigué, copine pantouflarde, peur du gendarme. Ceux qui restaient se trouvaient largement imbibés : on déplorait d'ailleurs une petite flaque de dégueulis dans l'entrée, bien vite épongée par une âme charitable, et une grosse, par contre, dans l'évier et qui, elle, stagnait de façon nauséabonde. Ceci expliquant peut-être cela, "Walk of Life" de Dire Straits ruisselait à flots épais depuis les enceintes.
Au fond du couloir, près de la porte, deux étudiants, dont seulement un connaissait Nathalie, observaient discrètement à l'intérieur de la chambre plongée dans l'obscurité. Dans la confusion générale de cette soirée, personne ne faisait attention à eux. .
- Tu crois qu'elle dort ? demanda le plus petit des deux. Elle avait l'air d'avoir son compte.
- Ce serait pas étonnant, fit le second, le boutonneux qui avait dévisagé Florence à son arrivée, depuis la cuisine.
Dans la pénombre, allongée sur le lit, on distinguait la forme d'une femme.
- Qu'est ce qui s'est passé, au juste ? demanda le boutonneux, tout bas.
- Ben... elle a bu un verre et elle est tombée direct dans les pommes !
- D'accord...
Le boutonneux poussa doucement la porte. L'indifférence générale des autres convives et l'inconscience de la silhouette silencieuse allongée dans le noir constituaient deux avantages dont il comptait bien profiter.
- Qu'est-ce que tu fous, bordel ? fit le petit.
- Ta gueule !
Les nanas bourrées, c'était son truc. Il en avait déjà peloté plusieurs comme ça. Une fois, lors d'une fête chez une étudiante en Fac de Lettres, il avait même sorti son sexe durci et éjaculé abondamment sur la cuisse d'une fille en total évanouissement éthylique dans une des chambres. Personne n'avait moufté.
- Et celle-ci va y avoir droit comme les autres, sourit-il.
Sa respiration se fit haletante. Il repoussa la porte et s'avança dans l'obscurité, vers le lit.
Les sens en éveil, Florence ouvrit les yeux. Tout à l'heure, quand elle avait avalé son verre cul-sec avec l'autre conne, la rage qui l'avait envahie était telle, malgré la faible quantité de rhum mélangé au Coca, qu'elle en était tombée dans les vapes. Mais là, elle venait de reprendre connaissance et sa haine, son mépris et sa colère la dévastait au point de la zombifier.
- Payer payer ils vont tous payer... fut sa dernière pensée.
Elle tourna la tête à gauche, distingua le misérable visage grêlé d'acné qui s'avançait dans l'obscurité, le sexe mi-mou qui pendait entre les jambes maigres. Elle tendit la main et agrippa le pénis, les testicules, la périnée en une fois. Son poing se verrouilla, pivota de 90 degrés, broyant les fragiles organes. Le boutonneux s'évanouit aussitôt. Un mélange de sang et d'urine gicla sur le poignet de l'étudiante, augmentant encore sa fureur. Elle tira très brusquement le bras vers elle, déchirant davantage les tissus suppliciés. Elle bondit du lit, évitant de justesse le corps inerte du garçon qui s'écroula.
Fonçant vers la porte qu'elle ouvrit brutalement, elle tomba nez à nez avec le petit acolyte de son agresseur. Le "O" que formait la bouche du type fut immédiatement effacé par un terrible coup de boule. Projeté en arrière, il bascula contre la porte de la chambre d'en face, qui s'ouvrit.
Cette chambre, elle, était éclairée. Le spectacle n'en était que plus saisissant.
A genoux, la tête légèrement penchée, très à son ouvrage, Nathalie taillait une pipe grand format à Xavier qui semblait à l'aise, debout, les yeux mi-clos.
En une seconde, Florence fut sur eux. Elle agrippa la tête de Nathalie de la main gauche et, de la droite, remonta violemment la mâchoire inférieure de la jeune femme. Xavier hurla et s'effondra en arrière.
Nathalie tomba sur le cul, les yeux écarquillés, le sexe du jeune homme encore dans la bouche.
Voilà, ça c'était fait. Prochaine cible : ce DJ de merde qui l'avait saoûlée des heures durant avec sa musique pourrie. Elle fonça vers le salon.
- Mais, qu'est ce qui se... ? crut intelligent de dire une petite brune à lunettes un peu boulotte qui lui barrait la route.
Florence arma son coude et lui expédia une énergique manchette dans la pommette droite. Pour la petite grosse, l'axe des abscisses se confondit aussitôt avec l'axe des ordonnées.
Le salon était clairsemé. L'étudiante marcha sur le DJ qui virevoltait derrère son iPod ; au passage, elle agrippa une bouteille qui traînait sur la petite table faisant office de bar et en asséna un coup énorme dans la face de l'animateur de la soirée. C'était un type gentil mais un peu lourd, très porté sur la variété française des années 80. Avant de sombrer dans l'inconscience, il eut le temps de penser une dernière fois que "Etoile des Neiges" (Simon et les Modanais) était une putain de bonne chanson.
Un grand type, genre école d'ingénieur, saisit l'épaule de Flo. Se retournant prestement, elle l'assomma avec la bouteille récupérée juste avant. Détail touchant : c'était le cadeau que Xav avait apporté.
Le type heurta la bibliothèque : elle vacilla dangeureusement. Le chandelier tomba sur la table-bar : la nappe en papier blanc s'enflamma aussitôt. Une fille hurla.
Florence se rua vers la porte d'entrée, la déverrouilla et l'ouvrit, faisant sursauter la voisine du dessous qui écoutait les convives depuis le palier. C'était une habitude chez elle : elle passait son temps derrière la porte à écouter chez Nathalie s'il y avait du bruit. Parfois avec son mari, également.
Cherchant à se donner une contenance, elle croassa :
- Non mais, c'est pas bientôt fini, votre bor...
Florence agrippa les cheveux de la voisine et se mit à courir à toute allure au travers du couloir, la femme hurlant à ses côtés. Arrivée devant la porte du fond (celle de l'appartement de Valy, une ancienne amie de Nat avec qui elle s'était brouillée) elle projeta la tête de la voisine contre le bois dur à environ 30 kilomètres à l'heure.
Sans vérifier le résultat, elle s'engouffra dans l'escalier de secours situé à droite. Derrière elle, les gens hurlaient. D'autres habitants de l'étage sortaient déjà de chez eux.
L'étudiante dévala les marches 4 à 4, traversa le hall et se retrouva dans la rue. Sa fureur la dévorait. Elle cracha. Dans sa main en sang se trouvait toujours la bouteille de rhum vieux. Jetée violemment sur le sol, elle explosa en mille débris scintillants.
Au loin, le hululement d'une sirène prenait de l'ampleur.
Elle se remit à courir, longea le square en face de l'immeuble et disparut dans la nuit.

Dimanche, 05:30
Maladroitement, le clochard porta à sa bouche la bouteille de Valstar souillée posée à même le sol. Son ivresse le faisait tituber, mais il n'était pas saoûl au point de faire tomber son bien le plus précieux, sa bouteille d'alcool, bien plus précieux encore que son chien-loup. Non, quand même pas son chien. Lui, c'était son copain.
Il émit un rot sonore.
Malgré la fraîcheur de la nuit, il se tenait bras nus. Des tatouages artisanaux et irréguliers parsemaient ses biceps. Sur le gauche, on pouvait lire "Mesrine" et le symbole "A" de l'anarchie. Etrange association, pour le coup. Sur le biceps droit, un poignard et autres signes étranges. Souvenirs lointains d'une révolte adolescente qui avait fini par le mener inéxorablement à la rue et à la marginalité, comme ses deux compagnons de galère qui dormaient à côté sous une minuscule tente Quechua violette, avec leurs trois chiens. Dans son sommeil léger, l'un des animaux émit un souffle bref.
Brusquement, l'homme se retourna. A quelques mètres de lui, dans l'obscurité, se tenait une femme.
- Eh, c'est quoi, ce bordel ? fit-il.
La forme s'approcha. Pas de doute, c'était bien une femme. Ses cheveux pendaient devant son visage. Malgré son ivresse, l'homme, habitué à l'hostilité de la nuit, avaient tous ses sens en éveil. Il se méfiait. Elle n'était peut-être pas seule.
La forme était toute proche. Apparemment, elle n'était pas suivie. Elle sentait mauvais.
L'homme crut avoir une bonne idée.
- T'as... t'as soif ? Tu veux boire un coup ? demanda-t-il.
Il lui tendit la bouteille.

*
* *

Feuille de chou locale, lundi matin
Un drame évité de justesse
C'est juste à temps que les pompiers ont pu circonscrire un incendie qui menaçait un immeuble d'habitation dans le centre de la ville. Le sinistre avait démarré au sein d'un appartement où se déroulait une fête d'anniversaire, et les fumées toxiques avaient déjà envahi la cage d'escalier, intoxiquant légèrement trois personnes. L'immeuble a été totalement évacué sans que l'on déplore de victimes sérieuses, hormis deux jeunes étudiants souffrant de sévères lacérations, blessures dont la nature n'a pas été révélée. Ils ont été admis en urgence au CHU. L'appartement, quant à lui, a été partiellement détruit par les flammes.
D'après les témoins présents à la soirée d'anniversaire durant laquelle se serait déclenché l'incendie, un ou plusieurs individus auraient agressé les participants et mis le feu à une nappe en papier. Ce point fait débat chez les enquêteurs. Les témoins, très choqués, ont en effet indiqué que la personne qui aurait perpétré l'agression serait une femme d'une vingtaine d'années. Son identité n'a pas été rendue publique. Même s'il apparaît curieux qu'une femme isolée ait pu attaquer un groupe d'une vingtaine de personnes, la Police ne néglige aucune hypothèse.

Mis en fuite par une femme !
Singulier fait divers que cette altercation rapportée par un groupe de sans-abris dans la nuit de samedi à dimanche. D'apparence peu rassurante avec leurs chiens-loups, trois hommes ont fait irruption au commissariat central du quai Waldeck-Rousseau afin de porter plainte pour agression. D'après les propos rapportés, les marginaux auraient subi l'attaque délibérée d'une femme seule qui aurait tenté d'étrangler l'un des membres du groupe et même de... mordre l'un des malheureux animaux alors que tous dormaient sous le pont de Pirmil, protégés du froid par une toile de tente de fortune. Les policiers ont enregistré la déposition des trois individus et, devant leur état d'alcoolisation sévère, les ont placé en cellule de dégrisement. Nul doute que leur version changerera quand ils auront de nouvau les pieds sur terre !

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